Lucile Quéré, Un corps à nous. Luttes féministes pour la réappropriation du corps
Texte intégral
1Comment la sociologie peut-elle saisir et analyser les mobilisations féministes contemporaines, en particulier celles qui, prenant le nom de self-help gynécologique, accordent une place centrale à la réappropriation du corps dans la prise de conscience politique ? Dans quelle mesure ce mouvement actuel s’inscrit-il dans la continuité des mobilisations féministes des années 1970 ? Quel rôle joue le corps dans la politisation féministe que ces militantes mettent en place et quelles tensions et ambivalences émergent de ce « féminisme par corps » a priori sensible aux rapports de domination ? C’est à l’élucidation de ces différentes questions qu’est consacré le premier et passionnant ouvrage de Lucile Quéré, sociologue et chercheuse associée au Centre en études genre de Lausanne. Issu d’une thèse, l’ouvrage s’appuie sur une enquête sociohistorique et ethnographique menée à Paris, Bruxelles et Genève entre 2015 et 2019 en croisant des matériaux à la fois riches et très divers (documents d’archives, entretiens et ethnographie incarnée lors d’ateliers de self-help).
2L’ouvrage est structuré en cinq chapitres. Le premier revient sur l’histoire du self-help gynécologique, de sa formation à la fin des années 1960 aux États-Unis en lien avec le Women’s Health Movement à son renouveau au cours des années 2010, en passant par sa diffusion contrastée en Europe (en particulier dans les villes étudiées) à partir des années 1970. Là où, à Bruxelles et à Paris, l’importation du self-help s’est d’abord faite de façon limitée, Genève a constitué un lieu d’implantation plus favorable. En témoigne l’ouverture, en 1978, du Dispensaire des femmes, qui constitue une véritable tentative d’institutionnalisation du self-help. Comme le précise l’autrice, cette expérience (et son échec relatif à s’institutionnaliser) est particulièrement intéressante à analyser puisqu’elle permet « de saisir la mise en pratique quotidienne des principes féministes pour une autre médecine et les tensions qui en découlent » (p. 35). Ces principes organisationnels, qui se retrouvent à des degrés divers dans l’ensemble des pratiques de self-help, sont la non-mixité, l’autogestion, la redistribution sociale des savoirs (par la mise à disposition d’informations visant à réduire l’asymétrie entre les professionnelles de santé et les patientes) et la « démédicalisation » (en créant une atmosphère chaleureuse contrastant avec celle, stérile et technicisée, du milieu hospitalier). Le renouveau du self-help dans les années 2010 s’inscrit dans la pleine continuité de ce mouvement en concevant le corps à la fois comme un objet de revendication, à travers la construction de l’ignorance féminine vis-à-vis de son corps comme problème politique, et comme un moyen d’action pour le militantisme. Deux registres coexistent : pédagogique, où l’objectif est de sensibiliser au féminisme par la « prise de conscience » politique ; et préfiguratif, qui vise à produire par des pratiques alternatives concrètes l’idéal d’une société émancipée. Ces deux registres s’incarnent notamment dans la pratique de l’auto-examen gynécologique (consistant à observer à l’aide d’un miroir et d’un spéculum ses propres organes génitaux), qui s’inscrit elle-même dans la valorisation d’une conception expérientielle du savoir, véritable nœud du self-help.
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- 2 Ce concept est repris à Doug McAdam et désigne une situation d’absence de contraintes liées à des r (...)
3Le deuxième chapitre étudie les carrières militantes de celles qui s’engagent dans le self-help, en dressant d’abord leur profil social, particulièrement homogène au regard d’autres portions de « l’espace de la cause des femmes »1 : issues majoritairement des classes moyennes et supérieures blanches, elles sont fortement dotées en capitaux culturels et occupent une position sociale élevée ou intermédiaire souvent liée au secteur de la santé. Deux autres propriétés intéressantes sont leur « disponibilité biographique »2 et leur forte mobilité transnationale. Par ailleurs, leurs dispositions contestataires s’inscrivent d’une part dans des socialisations politiques primaires marquées à gauche, avec notamment une éducation au féminisme transmise par leur mère, et d’autre part dans des ruptures biographiques impliquant « l’expérience douloureuse des rapports sociaux de sexe » (p. 78). L’autrice décline ensuite les différentes formes d’engagement des militantes et leur inégale rétribution matérielle, de la participante profane à la professionnelle engagée en passant par la profane-experte (cette dernière figure correspondant aux militantes s’engageant activement dans la promotion du self-help au point de développer une véritable forme d’expertise sur les corps et la santé).
4La deuxième vague féministe des années 1970 constitue une référence omniprésente dans le self-help des années 2010. Contre l’évidence de ce constat, Lucile Quéré analyse très finement dans le troisième chapitre le processus par lequel cette mémoire est produite et transmise activement sous la forme de ce qu’elle nomme un « travail militant mémoriel » (p. 106). Elle souligne ainsi à quel point ce travail mémoriel fait l’objet d’une spécialisation selon les générations : la mémoire collective est produite par les « anciennes », celles qui ont participé aux mobilisations des années 1970, à travers des témoignages, des films et des ouvrages ; la célébration du passé et l’appropriation du souvenir sont des activités de la nouvelle génération, dans le but de produire une continuité matérielle et discursive. Ce travail mémoriel s’articule ainsi à un travail émotionnel en actes visant à susciter chez les militantes un sentiment de nostalgie pour le féminisme des années 1970. Mais cette volonté de produire un « nous » unifié à travers une mémoire collective peut néanmoins susciter des luttes et des tensions qui illustrent les hiérarchies sociales internes au féminisme, notamment en termes d’âge et de classe.
5Le quatrième chapitre s’appuie sur l’ethnographie réalisée par l’autrice dans les ateliers de self-help afin de montrer comment ce militantisme s’y prend pour « faire advenir la “prise de conscience” féministe attendue » (p. 177). Articulant des dimensions émotionnelles, relationnelles et cognitives plus ou moins explicites, ces ateliers sont ritualisés par différents moments et pratiques visant à la production d’un « nous » féministe. Le dévoilement émotionnel de soi constitue notamment un moment important et réglé des ateliers en lien avec la valorisation de l’expérience personnelle comme fondement de connaissance. L’autre moment important est l’auto-observation collective, une des pratiques fondatrices du self-help gynécologique. En accord avec les positions féministes défendues, le dispositif souhaite laisser une place importante au consentement et au libre choix des femmes concernant les modalités pratiques de cette auto-observation. Néanmoins, cette pratique collective demeure imprégnée de représentations normatives relatives à ce que doit être une « bonne » participante (réaliser l’auto-examen entièrement et collectivement, avoir un rapport désinhibé à son corps, être bouleversée par l’expérience de l’atelier, etc.), représentations arrimées à l’objectif de « construire un groupe unifié et homogène, un “nous” qui fasse corps autour du corps » (p. 177).
6Dans le dernier chapitre, Lucile Quéré pousse davantage encore l’analyse des tensions et des ambivalences du self-help contemporain, qu’elle qualifie, par une formule forte, de « féminisme inclusif excluant » (p. 179). Elle se propose ainsi d’analyser l’intersectionnalité comme un travail militant d’inclusion visant explicitement à extraire les femmes des rapports de domination, à travers la promesse égalisatrice et pacificatrice que recèle le self-help. Pourtant, la mise en pratique de cette ambition peut en elle-même et de façon paradoxale « contribuer à perpétuer, tout en les dissimulant, les rapports de pouvoir au sein des collectifs militants » (p. 217), en produisant un ordre militant racial et genré qui assigne aux positions minoritaires (trans’ ou racisées) un travail de production de savoirs non reconnu comme tel. La réflexivité dont font preuve les militantes quant à leur position dans les rapports de domination (qui passe notamment par l’énonciation des privilèges) peut dès lors être comprise non seulement comme un processus cognitif mais également comme un instrument discursif très rentable symboliquement, légitimant par là même le privilège des dominantes.
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7Cette enquête est une contribution importante à la sociologie des mouvements sociaux et des mobilisations féministes contemporaines. Elle illustre à la fois toute la richesse et la complexité d’étudier ces segments de l’espace social qui se caractérisent par une étroite proximité avec les discours portés par les sciences sociales (en l’occurrence celui de l’intersectionnalité). La sociologie occupe alors une place elle-même ambivalente : d’abord constituée en ressource par les militantes, elle peut aussi se convertir en instance critique dès lors qu’elle dévoile, par l’objectivation, les apories et les contradictions dans lesquelles se trouvent enfermés ces mouvements émancipateurs promouvant la « prise de conscience ». Une question demeure alors, qui n’est pas posée comme telle par l’autrice : ce type d’enquête a-t-il vocation à accroitre la réflexivité (on pourrait dire la « vigilance ») de ces espaces militants ?3 Ou la sociologie défendue ici demeure-t-elle ce savoir qui n’arrive qu’après-coup pour décrire et analyser le potentiel décalage entre discours et pratiques ? L’autre piste de discussion concerne la comparaison. En effet, le self-help est envisagé ici à partir du militantisme féministe. Or les pratiques de self-help (par exemple les pratiques de développement personnel ou de bien-être) circulent aussi dans d’autres portions de l’espace social. En reprenant l’idée d’un espace de la cause des femmes, on pourrait supposer l’existence d’un espace des pratiques de self-help : comment cet espace est-il structuré du point de vue des valeurs, des positions politiques, etc. ? Quelles logiques concurrentes s’affrontent ? Quels points communs et quelles différences peut-on repérer ? Telles sont les quelques questions, volontairement ouvertes, qui ressortent de la lecture de cette enquête particulièrement stimulante.
Notes
1 Laure Bereni, « Penser la transversalité des mobilisations féministes : l’espace de la cause des femmes », dans Christine Bard (dir.), Les Féministes de la deuxième vague, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2012, p. 27-41.
2 Ce concept est repris à Doug McAdam et désigne une situation d’absence de contraintes liées à des responsabilités professionnelles et familiales.
3 Il serait ainsi très intéressant d’observer la réception des résultats de cet ouvrage dans les espaces enquêtés.
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Référence électronique
Alex Maignan, « Lucile Quéré, Un corps à nous. Luttes féministes pour la réappropriation du corps », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 28 juin 2023, consulté le 11 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/61680 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.61680
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