Geneviève Sellier, Le cinéma des midinettes : Cinémonde, ses « potineuses » et ses « potineurs » (1946-1967)
Texte intégral
- 1 Hélène Breda, « La critique féministe profane en ligne de films et de séries télévisées », Réseaux, (...)
- 2 Respectivement Reading the Romance (1991), Watching Dallas (1985) et La culture des sentiments (199 (...)
- 3 Samuel R. Delany et Takayuki Tatsumi, « Interview: Samuel R. Delany », Diacritics, 16 (3), 1986, p. (...)
1Si de nombreuses études soulignent la manière dont la critique amateure en ligne de films et séries, façonne des communautés aptes à lier la représentation des personnages féminins aux enjeux féministes1, leurs prédécesseurs sur papier semblent rester entachés du stigmate d’avoir été des instances promotionnelles, fidélisant les masses à la consommation des produits culturels. Geneviève Sellier entreprend de montrer comment les courriers des lectrices édités dans la rubrique « Potinons » du magazine Cinémonde, en particulier le « culte des vedettes », donnent à voir une cinéphilie ordinaire, majoritairement féminine, articulant leurs émotions de spectatrice à leurs opinions esthétiques pour évaluer les films. Appuyée sur des travaux classiques de Janice Radway, Ien Ang et Dominique Pasquier2, Geneviève Sellier décrit l’existence éphémère d’une communauté de quelques dizaines de courriéristes formant un espace « à soi » de « critique informelle » – suivant l’expression de l’auteur de science-fiction Samuel Delany3 – consciemment opposée à une critique objectivante, tenante d’un jugement de goût « distingué » au sens bourdieusien, distancié et davantage masculin.
2Son ouvrage – rassemblant notamment des articles parus depuis 2009 – propose deux études diachroniques des décennies couvertes, deux coupes centrées sur l’année 1956 et sur la Nouvelle Vague, des portraits du traitement de trois vedettes, ainsi que de l’évolution de quelques « potineuses » et « potineurs ». Geneviève Sellier relève les critères suivant lesquels les expertises se construisent et les jugements de goût se différencient à partir des clivages socio-sexuels – en particulier la reconfiguration des pratiques de genre dans l’après-guerre : un « contexte violemment conflictuel et répressif » (p. 64) marqué par l’épisode des tondues et la réaffirmation d’une stricte division genrée du travail comme en témoigne l’allocation salaire unique –, socio-culturels – la montée de la musique yéyé et de la télévision au détriment du cinéma – et générationnels – parmi lesquels la scolarisation croissante des jeunes femmes
3Dans une première partie, elle étudie les lettres des lectrices à trois vedettes : Luis Mariano, Jean Maris et Michèle Morgan. Elle explique leur succès par la coïncidence temporaire de leur persona avec les aspirations des lectrices et les injonctions de l’époque. Mariano présente une masculinité non-menaçante et féminisée, qui s’exprime dans la revue pour « canaliser [la] libido [des midinettes] de façon socialement utile » (p. 62). Marais affiche une masculinité transgressive qui ne vise pas le règlement de compte sexuel caractérisant l’après-guerre. Morgan combine une féminité éthérée à ses origines modestes pour incarner « des femmes ordinaires, socialement dominées » (p. 95). Après la guerre, dans Aux yeux du souvenir (1948), elle joue un personnage féminin moderne, obtenant l’indépendance économique au prix d’une profession orientée vers le care. Incarnant par la suite des figures plus conformistes et bourgeoise, elle finit par s’aliéner le public, en particulier les jeunes. Brigitte Bardot qui lui succède, synthétise à la fois les fantasmes sexuels masculins et une forme nouvelle d’émancipation féminine.
4La seconde partie montre l’évolution de la rubrique gérée par Suzanne Chantal sous le pseudonyme de Jean Talky. « Porte-parole d’une morale assez traditionaliste » (p. 176), elle favorise pleinement les critiques érudites (masculines) quoique sa trajectoire biographique semble la conduire à valoriser aussi les commentaires relevant de l’émotion et de l’édification. Ainsi, ce qui était d’abord une rubrique de demande d’information se transforme progressivement en lieu d’échange. Les « potineuses » gagnent en réflexivité. L’une d’elles, mère au foyer, théorise son rôle de fan comme « recherche patiente de la vraie personnalité d’un acteur » (p. 115). Ses positions alternent entre empathie pour les figures féminines – comme Tyrone Power – et moralisation des femmes émancipées comme « mauvaises mères » (p. 121). Ces « potineuses », qui retournent le stigmate et, pour certaines, s’affirment « midinette », « marianiste », se méfient de « l’intrusion d’une culture arrogante qui menace cet espace féminin » (p. 126) et fustigent la présence croissante d’une critique « professionnelle ». Les hommes « potineurs » sont d’abord minoritaires. On y compte des appelés d’Algérie qui retrouvent à travers la rubrique des échanges avec l’autre sexe. Leurs prises de position arrogantes et distanciées, davantage tournées vers l’érudition, promouvant le cinéma hollywoodien, sont longuement citées par la responsable, « modifiant l’équilibre genré de la rubrique » (p. 158). Contrairement aux idées reçues, la Nouvelle Vague ne rompt pas immédiatement le rapport populaire au cinéma. Ses deux films les mieux reçus dans la rubrique – Les Amants (1958) et Hiroshima mon amour (1959) – sont l’objet d’échange où les femmes s’identifient aux actrices et s’opposent aux postures masculines surplombantes. L’accent mis sur l’autonomie du sujet féminin pouvant aussi être vu comme annonciateur du regain des mouvements féministes. L’effondrement de la rubrique n’est pas le seul fait de « la prise du pouvoir des “érudits” sur les “sensibles” » (p. 228). Celle-ci serait aussi tributaire de déboires de gestion, de la concurrence de la télévision et de la musique yéyé, des choix éditoriaux favorisant le public masculin et de la disparition des films dits « de qualité », remplacés par un cinéma à deux vitesses avec des productions « intellectuelles » déconnectées du public populaire (p. 223). Cette disparition suit de peu celle de l’espace consacré aux cinéphilies féminines singulières, articulant rapport éthique et esthétique à l’écran.
- 4 Voir sur le sujet un article de la même autrice sur les difficultés à l’introduction des Women’s st (...)
5L’ouvrage est un produit du croisement entre études culturelles – cinématographiques et de fans – et études de genre4 aux prises, en France, avec les disciplines littéraires et les sciences de l’information. C’est un apport précieux portant sur une période précédant les nouvelles technologies, l’entrée des mouvements féministes de la « seconde vague » dans l’espace public et la diffusion des productions de masse dans un pays où la culture fanique est ténue. Geneviève Sellier conclut d’ailleurs en comparant la critique féminine profane de la presse de l’après-guerre aux appropriations féministes routinisées sur les réseaux sociaux numérique, contribuant ce faisant à une histoire interdisciplinaire des réceptions.
Notes
1 Hélène Breda, « La critique féministe profane en ligne de films et de séries télévisées », Réseaux, 201 (1) 2017, p. 87-114.
2 Respectivement Reading the Romance (1991), Watching Dallas (1985) et La culture des sentiments (1999).
3 Samuel R. Delany et Takayuki Tatsumi, « Interview: Samuel R. Delany », Diacritics, 16 (3), 1986, p. 33.
4 Voir sur le sujet un article de la même autrice sur les difficultés à l’introduction des Women’s studies et des approches de genre en études cinématographiques – et aussi de la stigmatisation qui entoure les réalisatrices lorsque l’étiquette « féministe » est substituée à celle d’« artiste » : Geneviève Sellier, « Gender studies et études filmiques : avancées et résistances françaises », Diogène, 225 (1) 2009, p. 126-138.
Haut de pagePour citer cet article
Référence électronique
Loïg Pascual, « Geneviève Sellier, Le cinéma des midinettes : Cinémonde, ses « potineuses » et ses « potineurs » (1946-1967) », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 01 juin 2023, consulté le 18 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/61406 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.61406
Haut de pageDroits d’auteur
Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Haut de page