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Christiane Klapisch-Zuber, Florence à l’écritoire. Écriture et mémoire, XIVe-XVe siècles

Solène Baron
Florence à l'écritoire
Christiane Klapisch-Zuber, Florence à l'écritoire. Écriture et mémoire, XIVE-XVE siècles, Paris, EHESS, 2023, 253 p., ISBN : 978-2-7132-2953-4.
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  • 1 Certin Aude-Marie, La cité des pères. Paternité, mémoire, société dans les villes méridionales de l (...)

1Poursuivant son exploration de la parenté médiévale, Christiane Klapisch-Zuber se replonge dans des archives qu’elle pratique de longue date : les livres de famille ou ricordanze. Ces livres tiennent aussi bien du registre comptable que du recueil de notices familiales, relatant des faits dignes de mémoire (ricordi). Rédigés essentiellement par des hommes à l’intention de leurs descendants masculins, ils constituent le matériau quasi exclusif de l’ouvrage. Les thèses récentes d’Aude-Marie Certin, consacrée à la paternité à travers les livres de mémoire de l’Empire, et de Serena Galasso, portant sur les ricordanze de femmes florentines, témoignent de l’intérêt non démenti que cette documentation représente pour l’histoire sociale de la parenté et du genre à la fin du Moyen Âge1. Ces recherches sont en partie les héritières des travaux fondateurs de Christiane Klapisch-Zuber : délaissant, au cours des années 1980, une analyse quantitative et structurale, elle avait adopté une démarche plus proche de la micro-histoire, mieux à même de saisir le quotidien et l’intimité des individus. Ce dernier livre en offre un nouveau témoignage.

2Reposant principalement sur des études de cas, parfois issues d’articles passés, cet ouvrage donne bel et bien chair à ceux (et plus rarement celles) qui prirent la plume aux XIVe et XVe siècles. L’étude se fait en trois temps : Christiane Klapisch-Zuber analyse d’abord les manières d’écrire, de compiler voire d’amender leurs ricordi, variables selon le statut social des rédacteurs. Elle pose ensuite la question d’une mémoire et d’une écriture féminines, prenant pour point de départ les généalogies contenues dans certains livres, qui tendent précisément à effacer les femmes. Enfin, elle consacre deux chapitres à l’honneur, proposant de voir dans l’écrit un mode de gestion des conflits et un outil de restauration de l’honneur bafoué.

3Attentive aux pratiques de l’écrit, Christiane Klapisch-Zuber commence par comparer les modes d’écriture de deux hommes de la deuxième moitié du XVe siècle, issus de milieux sociaux différents : le notable florentin Andrea di Tommaso Minerbetti et le maçon bolonais Gaspare Nadi. Le premier peut suivre l’exemple de ses prédécesseurs, qui ont déjà tenu la plume avant lui et impriment un modèle à leurs descendants, tandis que le second, homme nouveau, inaugure une pratique encore inconnue. Ce dernier s’avère être un véritable auteur, retravaillant la matière collectée au fil des années et puisée à des sources diverses. C’est durant la dernière partie de son existence qu’il se consacre pleinement à l’écriture domestique : comme pour la rédaction de généalogies, c’est avec le ralentissement de l’activité professionnelle et l’approche de la mort que le travail d’écriture s’intensifie. Le livre de famille offre par ailleurs un accès inégal à l’intimité de ses auteurs. Les sensibilités individuelles émergent bien davantage chez un artisan comme Nadi que chez l’aristocrate Minerbetti, dont l’individualité et les émotions semblent masquées voire bridées par la noble et ancienne casa dont il défend les intérêts. Plus représentatif des pratiques des gens de métier, le livre du peintre Neri di Bicci, rédigé à partir de 1453, est centré sur son activité professionnelle et la gestion de son patrimoine. Il permet à l’autrice de rappeler que « l’immense majorité des ricordanze florentines ne dépassent pas plus que celles de Neri le cercle immédiat des préoccupations quotidiennes » (p. 79).

4Les femmes sont, à première vue, les grandes absentes de cette documentation. Au cours de la seconde moitié du XVe siècle, l’adoption de pratiques comptables plus complexes, nécessitant une formation spécifique, a peut-être même été un moyen de les évincer de l’écriture domestique, alors même que leur alphabétisation progressait. Le tour de force de l’historienne consiste à interroger cette absence des femmes et à les faire resurgir autant que possible, quitte à solliciter d’autres sources (épistolaires, ici). Lorsqu’ils se font généalogistes, les rédacteurs de livres de famille ont généralement peu d’égards pour leurs parentes, attachés qu’ils sont à la restitution de la lignée paternelle. Pourtant, il est nécessaire parfois de solliciter leur mémoire, si précieuse lorsqu’il s’agit des événements familiaux. Pour dresser sa généalogie, élaborée à partir de 1366, le notaire Lorenzo Da Lutiano interroge son frère et, fait rare, sa mère. L’étonnante généalogie obtenue est centrée sur les familles alliées et fait des femmes les « nœuds » généalogiques en lieu et place des hommes. Dans cet écart aux usages contemporains, l’historienne voit le produit d’une mémoire féminine, moins formatée par les représentations patrilinéaires que celle des hommes, en raison de leur position d’interface entre deux lignages. Mais pour faire entendre une voix de femme, il faut quitter les livres de famille pour entrer dans la correspondance tenue à la fin du XIVe siècle par une mère et épouse, Dora Del Bene, dont la belle-famille fit fortune dans l’industrie lainière. Ce chapitre, issu d’un article, s’intègre a priori moins bien au propos en raison de la nature des sources employées. Il permet cependant d’offrir un utile contrepoint : ces lettres rappellent l’implication bien connue des femmes dans les affaires de leurs époux en leur absence, y compris en matière fiscale. Pour autant, ce sont souvent des actrices empêchées, à l’instar de monna Dora qu’on écarte en partie des négociations matrimoniales concernant ses enfants. La correspondance avec l’époux apparaît enfin comme un exutoire aux tensions conjugales et familiales, rôle que peuvent aussi tenir les livres de famille.

5Le conflit n’épargne en effet aucune parenté, quelle que soit sa fortune : les tensions intra-familiales surgissent en particulier de la cohabitation sous le même toit des pères et des enfants adultes, des frères et sœurs, parfois avec leurs conjoints et enfants. Des fils turbulents se rebellent contre l’autorité paternelle, exercée d’une main de fer dans le patriciat florentin ; des frères cadets s’opposent à leur aîné ; des épouses abandonnent parfois leur mari, comme celle de Gaspare Nadi. Le livre de famille peut alors offrir un moyen de restaurer l’honneur bafoué : Minerbetti s’en sert comme d’un « outil d’oubli », mentionnant l’affront tout en taisant les injures ou les actes offensants. Le coupable est mis hors d’état de nuire par le silence, tandis que le rédacteur se refuse à toute vengeance. L’honneur n’existe qu’à travers le regard des « parents et amis », et bien plus à travers celui du voisinage pour un homme de la condition de Nadi. Dans le milieu aristocratique, l’honneur est collectif, il implique davantage la parenté que les individus, même lorsqu’ils sont personnellement visés par des injures. En historienne du genre comme du social, Christiane Klapisch-Zuber montre ainsi qu’une atteinte à l’honneur masculin n’a pas les mêmes effets chez un maçon ou un patricien : malmené par son épouse, puis par ses beaux-fils qui tentent de le chasser, Gaspare Nadi est affecté dans son individualité et sa masculinité, mais lui seul redoute l’opinion du voisinage, tandis qu’Andrea Minerbetti, traité de cocu par son propre frère, craint que le déshonneur n’entache son nom et sa maison.

6Écrit d’une plume alerte, cet ouvrage se lit avec plaisir et son autrice sait le rendre accessible aux non spécialistes de la période comme de l’aire géographique. On aimerait même voir prolongée l’analyse du livre si singulier de Nadi : il est bien intrigant que le journal d’un simple maçon, n’ayant jamais occupé de charge publique, prenne la dimension d’une chronique politique dans les dernières années de vie de son auteur. Les livres de famille n’ont décidément pas livré tous leurs secrets.

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Notes

1 Certin Aude-Marie, La cité des pères. Paternité, mémoire, société dans les villes méridionales de l’Empire du milieu du XIVe siècle au milieu du XVIe siècle (Nuremberg, Augsbourg, Francfort-sur-le-Main), thèse de doctorat, EHESS, Paris, 2014 ; Galasso Serena, Le droit de compter : les livres de comptes et de mémoires des femmes (Florence, XVe-XVIe siècle), thèse de doctorat, EHESS, Paris, 2021.

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References

Electronic reference

Solène Baron, « Christiane Klapisch-Zuber, Florence à l’écritoire. Écriture et mémoire, XIVe-XVe siècles », Lectures [Online], Reviews, Online since 25 May 2023, connection on 05 December 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/61309 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.61309

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About the author

Solène Baron

Doctorante en histoire médiévale (Université Paris Cité / ICT - Les Europes dans le monde).

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