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Michèle Le Doeuff, Le sexe du savoir

Maud Marcelin
Le sexe du savoir
Michèle Le Dœuff, Le sexe du savoir, Lyon, ENS Éditions, coll. « Perspectives genre », 2023, 310 p., ISBN : 979-10-362-0555-2.
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Texte intégral

  • 1 Voir par exemple, « Cheveux longs, idées courtes » intégré dans Recherches sur l’imaginaire philoso (...)
  • 2 Le Doeuff Michèle, L’Étude et le Rouet. Des femmes de la philosophie, Paris, Seuil, 1989.
  • 3 Le Doeuff Michèle, Le Sexe du savoir, Paris, Éditions Aubier, coll. « Alto », 1998.

1Philosophe, militante féministe, ancienne maîtresse de conférences à l’ENS de Fontenay, puis professeure ordinaire d’études féminines à l’Université de Genève et Visiting Professor à Oxford, Michèle Le Doeuff est désormais directrice de recherche au CNRS. Spécialiste de la philosophie européenne à l’aune des temps modernes, elle a également joué un rôle pionnier dans les études beauvoiriennes et baconiennes. Sa démarche interroge la place des femmes dans la tradition philosophique en mettant au jour le rôle structurant de la sexuation des mythes et la sous-représentation des femmes tant dans le champ académique qu’elle dit « masculiniste » que dans la production des textes philosophiques. Cela lui permet de révéler les effets d’une telle absence sur le développement et la transmission des savoirs ainsi que l’enracinement de certains préjugés et réflexes dans nos manières de philosopher. À la suite de premiers écrits durant la seconde vague féministe1, elle prolonge ses réflexions dans deux recueils : L’Étude et le Rouet. Des femmes de la philosophie2 (1989), et Le Sexe du savoir3 (1998). Ce dernier constitue une contribution précieuse et importante pour les épistémologies féministes et les parcours universitaires de philosophie. En 2023, il a été publié et agrémenté de modifications mineures et d’une postface de la chercheuse Léa Védie qui resitue l’ouvrage dans le débat transatlantique concernant les rapports entre sciences, philosophie et femmes.

2La philosophie de Michèle Le Doeuff s’inscrit en dehors des cadres universitaires habituels en adoptant un mode d’énonciation à la fois classique et « atypique », comme le constate Léa Védie, « né d’un “Et merde”, dont suite à un épisode cancéreux particulièrement agressif, la philosophe n’a jamais démordu : “je n’ai plus de temps à perdre avec les convenances ou le style universitaire convenable” » (p. 295). Elle se distingue également dès les premières pages par une rigueur rare, fondée sur des analyses soignées et étayées par une somme de recherche impressionnante avec un contrepoint de remarques personnelles, militantes et teintées d’humour (« Quoi de neuf sous le soleil ? En contestant la construction en spécialité de la gynécologie, j’ai pu croire proposer une critique originale », p. 133).

  • 4 Thérèse Courau, « Le sexe du savoir : un vade-mecum épistémologique pour la pensée féministe en lit (...)
  • 5 Cette méthodologie permet d’exhiber les processus d’invisibilisation et d’effacement d’un travail d (...)

3Composé de trois volets précédés d’une introduction et suivis d’une postface et d’un index, Le Sexe du savoir est le produit d’une réflexion autour de l’interdit imposé aux femmes au sein de l’entreprise scientifique, mais également autour du sort réservé aux écrits de nombreuses savantes à partir d’une « archéologie sexuée du savoir »4 construite et menée remarquablement à partir d’une lecture de l’archive érudite depuis la perspective de genre. Dès lors, une méthode s’institue, dans la lignée des recueils des histoires littéraires féministes de la fin du XIXsiècle à nos jours5 : la remontée vers le passé, permettant d’établir une généalogie des mythes et images qui gouvernent l’imaginaire collectif d’une société marquée par « la répartition genrée des rôles » (p. 44) ; entreprise déjà présente dans L’Étude et le Rouet. Il s’agit ainsi d’évaluer et de procéder à un réexamen ardu des fragments d’une production critique et littéraire et de lever les inhibitions cognitives afin d’abolir les différenciations et hiérarchisations sexuées qui ordonnent l’espace social.

4Après avoir inauguré le premier chapitre intitulé « Deshérences » en évoquant la figure du « bas-bleu », Michèle Le Doeuff tente de retracer l’histoire du concept d’intuition en démontrant que le mythe de l’intuition féminine (faculté de connaître supérieure associée aux femmes et concept présent chez Platon ou Descartes), a été remplacé par une conception de la pensée discursive à partir de Hegel et de la scolarisation de l’enseignement, qui associe les femmes à la « faculté déficiente », c’est-à-dire à un défaut de raisonnement, et plus généralement à leurs capacités restreintes de production de savoir. Celle-ci s’est développée à partir de Hegel et de la scolarisation de l’enseignement. La chercheuse démontre que l’accès des femmes au savoir semble avoir été gouverné par des « principes limitatifs tacitement acceptés mais non examinés » et « conditionnés » (p. 46) : le savoir se trouve circonscrit dans les cadres de la pensée cartésienne, et ne devrait pas remettre en question le système masculiniste qui repose sur la prépondérance intellectuelle des hommes. En outre, lorsqu’il s’agit du doute ou encore du droit d’acquérir des connaissances encore à constituer, l’accès au savoir se dote de limites et d’interdits (« opérations répétées d’intimidations cognitives », p. 15). La forme la plus significative de ces derniers réside dans l’idée que l’instruction ou l’œuvre théorique s’accompagne d’une perte de la féminité.

5Le second volet, « Renaissances », aborde le mythe selon lequel il n’existerait pas de femmes savantes en se tournant dans un premier temps vers le récit de femmes médiciennes, qui, malgré leur profession, demeurent des « objet[s] des théories médicales, rarement praticienne[s], jamais penseuse[s] de ce qui existe sous le nom de médecine » (p. 108). La philosophe revient ensuite sur l’existence d’authentiques « savantes », dotées d’une liberté intellectuelle qui leur permet d’élaborer des modes de résistance à la pensée masculiniste. La philosophe Gabrielle Suchon (XVIIe siècle), soucieuse de donner aux femmes des outils d’apprentissage des savoirs, comparait notamment leur privation de liberté, de sciences et d’autorité à une forme d’esclavage en ce qu’elle produit un « mode d’existence insupportable » (p. 65). Michèle Le Doeuff soulève également la présence d’une certaine contradiction concernant le statut des « épiclères », enfants d’hommes n’ayant pas eu de fils, qui récupérèrent l’héritage, le bagage de savoirs et de connaissances philosophiques ou scientifiques de leur père, comme Christine de Pisan, fille d’un astrologue-médecin. Assurément, si l’accès au savoir est possible pour ces femmes, elles demeurent assujetties par leur situation maritale bien qu’elles soient considérées comme des modèles de culture : « la contradiction majeure reste de vouloir instaurer une égalité dans l’accès au savoir sans mettre en question la puissance maritale et paternelle, si bien que femme […] se dit par différence avec épouse » (p. 168). La chercheuse insuffle une orientation tant pragmatique qu’épistémologique à leurs histoires en rappelant qu’il est avant tout primordial d’entrer en connexion avec nos prédécesseures porteuses de « représentations toniques » et d’utopies, en réactivant les manifestations d’une lutte systématiquement occultée afin de consolider et de réveiller un désir de savoir et juger librement.

  • 6 Elle est citée dans de nombreuses anthologies et manuels portant sur le phénomène du French Feminis (...)

6L’histoire de la philosophie féministe est nourrie également par l’entreprise d’une critique approfondie, d’un « vade-mecum » du courant de pensée Feminist Epistemology, qui prend appui sur une interprétation des travaux de Francis Bacon afin d’indiquer l’utilisation erronée d’une perspective gender comme outil d’analyse de la domination et de l’oppression dans le travail des féministes différentialistes de la seconde vague. C’est notamment le cas d’Hélène Cixous ou de Julia Kristeva, dont les travaux valorisent une écriture féminine ou un parler femme, mais qui ont néanmoins permis de faire connaître Michèle Le Doeuff dans le monde anglo-saxon6. Le troisième chapitre (« Bonnes espérances ») se termine par une étude magistrale des liens entre les écrits d’Harriet Taylor et ceux de Stuart Mill, à partir de laquelle la philosophe énonce les deux grands principes – politique et intellectuel – du masculinisme (terme forgé par elle-même), courant visant à contrôler les droits des femmes et à exclure leurs idées construites et raisonnées. En définitive, Le Sexe du savoir est un ouvrage érudit, d’une grande richesse par ses références philosophiques, qui représente une contribution importante, voire essentielle pour la philosophie. Il offre également des perspectives de recherches pour les générations à venir, en s’ancrant dans notre réalité, où l’actualité des luttes des femmes et leurs enjeux ne cessent de croître.

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Notes

1 Voir par exemple, « Cheveux longs, idées courtes » intégré dans Recherches sur l’imaginaire philosophique, Paris, Payot, 1980.

2 Le Doeuff Michèle, L’Étude et le Rouet. Des femmes de la philosophie, Paris, Seuil, 1989.

3 Le Doeuff Michèle, Le Sexe du savoir, Paris, Éditions Aubier, coll. « Alto », 1998.

4 Thérèse Courau, « Le sexe du savoir : un vade-mecum épistémologique pour la pensée féministe en littérature », in Jean-Louis Jeannelle et Audrey Lasserre (dir.), Se réorienter dans la pensée. Femmes, philosophie et art, autour de Michèle Le Doeuff, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2020, p. 109-119.

5 Cette méthodologie permet d’exhiber les processus d’invisibilisation et d’effacement d’un travail de création, qui engendrent l’appropriation genrée de l’activité littéraire. Elle démontre que les femmes de lettres sont sous-représentées dans les histoires littéraires et, pour celles qui réussissent à s’y insérer, sont présentées comme un « support à la mystification du rapport des femmes à l’écriture », alimentant les préjugés, clichés, stéréotypes. Voir à ce propos : Martine Reid, Des femmes en littératures, Paris, Belin, 2010 ; Christine Planté, « La place des femmes dans l’histoire littéraire : annexe ou point de départ d’une relecture critique ? », Revue d’histoire littéraire de France, vol. 103, n° 3, 2003, p. 655-668 ; Audrey Lasserre, « Les femmes au XXe siècle ont-elles une histoire littéraire ? », Cahier du CERACC, n° 4, 2009, p. 38-54.

6 Elle est citée dans de nombreuses anthologies et manuels portant sur le phénomène du French Feminism. Léa Védie explique cela dans la postface de l’ouvrage.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Maud Marcelin, « Michèle Le Doeuff, Le sexe du savoir », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 25 mai 2023, consulté le 05 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/61306 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.61306

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Rédacteur

Maud Marcelin

Étudiante en master de spécialisation en études de genre dans les six université de la Fédération Wallonie-Bruxelles en Belgique.

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