Françoise Laot (dir.), « L’éducation des femmes adultes au XXe siècle, travailleuses, épouses et mères, citoyennes », Histoire de l’éducation, n° 156, 2021/2
Texte intégral
- 1 Antoine Prost, « Jalons pour une histoire de la formation des adultes (1920-1980) », Recherche et f (...)
1Ce numéro de la revue Histoire de l’éducation entend tout d’abord combler une lacune historiographique : à l’inverse de celles des jeunes filles, l’histoire de l’éducation des femmes adultes est passée largement inaperçue. D’emblée, le sous-titre permet de comprendre la complexité des publics féminins visés : travailleuses, épouses et mères, citoyennes. Traditionnellement, l’histoire de l’éducation des adultes est entremêlée à celle du mouvement ouvrier1. Dans le cas des femmes, cette éducation à l’âge adulte dépasse largement les cercles de celles ayant un travail professionnel reconnu par la société. Souligner que les femmes adultes sont aussi des épouses et mères permet d’introduire des problématiques propres à ce public qui doit additionner son activité professionnelle (formelle ou non) à celle domestique dont elles ont régulièrement la charge exclusive. En ce sens, écrire l’histoire de l’éducation des femmes adultes complexifie inévitablement le récit de l’éducation populaire ou postscolaire. On ne peut, dès lors, que donner raison à Françoise Laot lorsqu’elle explique, dans son introduction, qu’« écrire l’histoire de l’éducation des femmes adultes n’a pas pour seule ambition de compléter l’existant, mais bien de proposer un déplacement épistémologique et méthodologique » (p. 22).
- 2 Françoise Laot, « La formation des travailleuses (1950-1968) : une revendication du syndicalisme mo (...)
- 3 Un ouvrage collectif co-dirigé il y a peu par Françoise Laot se focalisait sur le siècle précédent (...)
2Les différentes contributions de ce numéro arpentent ce public hétérogène : agricultrices, ouvrières de la métallurgie, femmes immigrées, femmes bourgeoises, les profils sociaux des femmes étudiées sont divers, ce qui se reflète sur le contenu des formations. Vaste dans l’ampleur des situations qu’il examine, le numéro l’est également par son envergure géographique : deux articles traitent de la France, un de la Belgique, un autre des États-Unis et enfin un dernier de l’Italie. Cette couverture internationale, bien que plutôt nord-atlantique, et même quasiment exclusivement européenne, renvoie aux invitations de Françoise Laot à considérer le contexte international pour non seulement tenir compte du rôle des organisations internationales dans l’élaboration de politiques transnationales, mais aussi pour mieux distinguer les spécificités nationales2. Les balises chronologiques sont, elles aussi, assez étendues puisque le numéro couvre l’ensemble du XXe siècle3 et est organisé chronologiquement.
3Si les différents articles traitent donc de cadres et d’époques distincts, leur compilation au sein d’un même numéro permet de relever des points de convergence. Le premier concerne les actrices au cœur de cette éducation. Dans son article sur les ateliers syndicaux non-mixtes mis en place en Italie dans les années 1970, Anna Frisone souligne que ces initiatives étaient organisées « par les femmes, pour les femmes » (p. 99). Si cette dimension est explicitement analysée par l’autrice qui démontre que la non-mixité constitue un élément encourageant la participation des femmes à cette formation syndicale, cette affirmation semble vraie pour d’autres cas présentés dans ce numéro. Ainsi, Marie-Thérèse Coenen se concentre sur le profil des formatrices et autres conférencières des universités populaires belges durant la Belle-Époque et souligne leurs liens avec les réseaux féministes, tandis que Maria Tamboukou montre que Fannia Mary Cohn joue un rôle pionnier dans la mise en place de programmes éducatifs pour les ouvrières dès la décennie 1910. Sans surprise, l’éducation et la formation des femmes adultes ont, durant ces décennies, avant tout été une préoccupation féminine et ont été mises en place grâce à l’engagement des femmes.
- 4 Michelle Perrot, Les femmes ou les silences de l’Histoire, Paris, Flammarion, 1998.
- 5 Karyn Hollis, « Liberating Voices: Autobiographical Writing at the Bryn Mawr Summer School for Wome (...)
4Le deuxième point de convergence se rapporte à la manière dont les femmes s’approprient les savoirs qui leur sont enseignés. Cette question est mise en évidence avec clarté dans l’article d’Anna Frisone qui souligne le double objectif de l’éducation populaire : « non seulement de revendiquer l’accès aux institutions éducatives, mais aussi d’introduire ses propres idées dans l’élaboration de la culture dominante » (p. 98). Or, cette dernière dimension est tout aussi cruciale, particulièrement dans le cas des femmes, longtemps tenues « silencieuses »4. Les femmes étudiées dans ce numéro sont marginalisées à plusieurs égards : parce qu’elles sont femmes, parce qu’elles sont issues des classes populaires, parce qu’elles sont racisées. Les formes de discrimination qui s’abattent sur elles sont multiples, d’où l’intérêt d’une approche « intersectionnelle » comme la proposent Fanny Gallot et Franziska Seitz dans leur article. Cette problématique touche notamment à la question des sources, soulevée par Françoise Laot dans son introduction : pour écrire l’histoire des femmes, les sources « traditionnelles », produites par les pouvoirs publics, ne suffisent pas. On sait combien l’école d’été pour travailleuses de Bryn Mawr, brièvement analysée dans l’article de Maria Tamboukou, a été un moment important d’expression de voix féminines, et donc de constitution de nouvelles sources pour le travail historique, et a plus largement donné une véritable impulsion au militantisme féministe5. Ce sentiment d’enfin s’arroger une place dans l’histoire est également partagé par les syndicalistes italiennes, un de leurs tracts déclarant : « parce que notre histoire n’a jamais été écrite, [nous devons] partir de nous-mêmes pour nous en reconstruire au moins une petite partie » (p. 117). Cette question suscite aussi des interrogations sur le rapport de cette éducation pour adultes, souvent issus des classes ouvrières, avec les universités. Maria Tamboukou rappelle ainsi que l’école d’été de Bryn Mawr se voit contrainte de fermer ses portes en 1938, lorsque le Bryn Mawr College qui l’accueille lui reproche d’avoir soutenu une grève. Anna Frisone précise elle aussi que les ateliers des syndicats sont dispensés dans les universités, non sans que cela ne suscite des tensions avec leur corps professoral.
5Enfin, le troisième point de convergence relève des opportunités créées par l’État et du rapport des femmes à la législation en place. L’article d’Édouard Lynch démontre combien l’infériorité juridique des femmes agricultrices, qui ne sont généralement pas reconnues comme telles mais plutôt comme des ménagères, les assujettit non seulement de jure mais aussi de facto, puisque la possibilité d’obtenir une formation est liée à la profession et que « le statut dissimule la profession » (p. 94). De son côté, Anna Frisone souligne l’importance de la mesure accordée aux travailleurs et travailleuses du secteur métallurgique en 1973 de pouvoir bénéficier de 150 heures de formation rémunérées. C’est ainsi cette base légale qui permet le déploiement d’ateliers syndicaux en Italie dans les années 1970. Fanny Gallot et Franziska Seitz démontrent, en revanche, que les politiques publiques – aussi volontaristes soient-elles – ne suffisent pas toujours, en l’occurrence pour « compenser les rapports sociaux de classe, de sexe et de race dans lesquels [les femmes immigrées] sont insérées » (p. 146). Si les politiques publiques ou la législation en vigueur se révèlent souvent insuffisantes dans une société qui discrimine les femmes, il n’en demeure pas moins que la reconnaissance de droits politiques semble indispensable aux expériences émancipatrices. Dans l’introduction, Françoise Laot souligne à juste titre que « l’éducation des adultes n’a pas […] exclusivement répondu à des objectifs d’émancipation. L’enjeu de contrôle social a bien souvent été le plus fort » (p. 27). Néanmoins, les expériences les plus « radicales » semblent généralement être le fait de groupes ayant acquis un minimum de droits : les expériences étasunienne et italienne de ce numéro en sont la preuve. Considérées comme des citoyennes, ces Américaines et ces Italiennes, que pourtant tout oppose dans le temps et l’espace, parviennent à se libérer du temps pour elles-mêmes, pour se former et créer leurs propres savoirs. À l’inverse, les universités populaires belges du début du XXe siècle, bien qu’également animées et fréquentées par des femmes, peinent à remettre en cause les structures genrées à une époque où les femmes n’ont pas acquis le droit de voter à toutes les élections, ainsi que le conclut Marie-Thérèse Coenen. De même, les agricultrices étudiées par Édouard Lynch demeurent des ménagères « épouses de » et quand des formations leur sont donc adressées, elles confortent souvent une division genrée du travail. Enfin, Fanny Gallot et Franziska Seitz démontrent que la couleur de peau des résidentes immigrées du Centre Pauline Roland affecte leur parcours professionnel et que « la distinction de classe dans les pays d’origine est annihilée par ces discriminations [raciales et genrées] » (p. 146).
6Le lecteur ou la lectrice pourra toujours voir quelques limites à ces contributions. Ainsi, l’article de Maria Tamboukou semble traiter de deux thématiques puisque l’autrice admet elle-même que l’école d’été Bryn Mawr n’a pas été au centre des intérêts de Fannia M. Cohn qui plaidait pour des formations en dehors des cadres universitaires. L’article de Marie-Thérèse Coenen peine lui aussi à définir son objet, oscillant entre une étude de cas du Foyer intellectuel de Saint-Gilles et une analyse plus vaste du profil des organisatrices et formatrices des universités populaires belges. Dans l’ensemble, toutes les contributions demeurent intéressantes et pertinentes, faisant de ce numéro une excellente contribution à l’histoire de l’éducation des femmes. Ce dernier montre, par sa diversité, que l’histoire des femmes demeure un vaste chantier et que, bien que moins tapageuses et manifestes que les hommes, ces dernières ont bien marqué, par leur discrète et contrainte ubiquité, l’Histoire.
Notes
1 Antoine Prost, « Jalons pour une histoire de la formation des adultes (1920-1980) », Recherche et formation, n°53, 2006, p. 11-23.
2 Françoise Laot, « La formation des travailleuses (1950-1968) : une revendication du syndicalisme mondial ? Contribution à une histoire dénationalisée de la formation des adultes », Le Mouvement Social, n°253, 2015, p. 65.
3 Un ouvrage collectif co-dirigé il y a peu par Françoise Laot se focalisait sur le siècle précédent : Françoise Laot et Claudie Solar (dir.), Pionnières de l’éducation des adultes : perspectives internationales, Paris, L’Harmattan, coll. « Histoire et mémoire de la formation », 2019.
4 Michelle Perrot, Les femmes ou les silences de l’Histoire, Paris, Flammarion, 1998.
5 Karyn Hollis, « Liberating Voices: Autobiographical Writing at the Bryn Mawr Summer School for Women Workers, 1921-1938 », Composition and Communication, vol. 45, n°1, 1994, p. 31-60.
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Référence électronique
Marie Linos, « Françoise Laot (dir.), « L’éducation des femmes adultes au XXe siècle, travailleuses, épouses et mères, citoyennes », Histoire de l’éducation, n° 156, 2021/2 », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 15 mai 2023, consulté le 09 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/61164
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