Mathilde Rossigneux-Méheust, Vieillesses irrégulières
Texte intégral
1Ancien logis royal, décor de pierre de la signature d’une célèbre ordonnance qui édicta en 1539 le français comme langue administrative du royaume de France, le château de Villers-Cotterêts abrite aujourd’hui la Cité internationale de la langue française qui devrait ouvrir au public à l’été 2023. La solennité de cet écrin contraste avec les institutions publiques sises entre ses murs entre 1808 et 2014 : un dépôt de mendicité, puis à partir de 1889 une maison de retraite gérée successivement par la Préfecture de Police, la Préfecture de la Seine, l’Assistance Publique des hôpitaux de Paris et la Ville de Paris. L’ouvrage porte sur le fonctionnement moins noble d’un « dispositif de gouvernement des populations vulnérables » (p. 5), en se focalisant sur cet espace de coercition et espace de soin où vieillissent au cours des Trente Glorieuses des hommes et des femmes issus des classes populaires.
- 1 Voir par exemple les différents numéros de la Revue d’histoire de l’enfance « irrégulière » et, ent (...)
2L’enquête part d’une sollicitation de l’historienne par les archivistes du Centre d’action sociale de la Ville de Paris lors du déménagement de la maison de retraite de Villers-Cotterêts. Parmi les nombreux papiers laissés par cette « administration graphomane » (p. 7), 307 petites fiches cartonnées nominatives rédigées entre 1956 et 1980 rapportent les problèmes posés par des résidents à l’institution. Ce « dispositif disciplinaire de papier » (p. 8) concerne des individus qui ont quitté la maison de retraite et dont la mise en fiche est concomitante de leur sortie. Il y a là un paradoxe qui tisse le fil rouge de l’enquête : « pourquoi produire un document sur des résidents qui ne sont plus là » (p. 9) ? L’ouvrage propose alors d’« épuiser » (p. 10) cette source a priori peu bavarde afin de comprendre comment des vieillesses sont identifiées comme marginales par une administration d’État. De la même façon que des chercheurs se sont intéressés à l’enfance « irrégulière »1, il s’agit d’expliquer comment des rapports d’âge, en s’articulant à des rapports de classe et de genre, façonnent les écarts à la norme et leur qualification en insubordination.
- 2 Simone de Beauvoir, La Vieillesse, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 2020 [1970], p. 359.
3La première partie porte sur les conditions de mise en place et de maintien du fichier d’« indésirables ». Le premier chapitre revient sur la formalisation de ce qui est conçu en 1956 comme un outil de travail par un nouveau directeur en ascension sociale et en quête de reconnaissance professionnelle. En établissant des listes de résidents sortants « à ne pas reprendre », le fichier est un instrument administratif d’anticipation qui doit permettre à un établissement en manque de résidents et à l’image peu reluisante de faire le tri entre les « bons » et les « mauvais » assistés. Le recyclage du terme d’« indésirable », employé au début du XXe siècle par des juristes spécialistes du contrôle migratoire puis réapproprié par Vichy, témoigne des continuités administratives et d’une matrice commune partagée par l’âgisme, la xénophobie et la défiance envers les pauvres. Le fichier est à la fois le produit d’un contexte local et de la longue durée d’un État social « trieur » des populations vulnérables. Le second chapitre revient « à la source » (expression qui donne son titre à la collection de l’ouvrage) et à sa matérialité en détaillant les trajectoires des trois premiers fichés. Ces trois résidents issus des classes populaires stables qui ont connu les guerres, des séparations, des deuils et la pauvreté ont été accusés de transgresser les règles bien avant leur fichage. Autrement dit, ils ont été fichés « non pour ce qu’ils ont fait [consommation d’alcool, non-respect du règlement intérieur, etc.] mais à cause de la manière dont [l’administration] se représente et tolère ce qu’ils font et ce qu’ils sont » (p .55). Le troisième chapitre replace les fichés dans l’espace social du château. 15 % des 1 980 résidents entrés entre 1956 et 1980 ont fait l’objet d’une fiche à leur sortie mais ne se distinguent pas socialement des autres usagers des hospices. Tous connaissent une extrême mobilité entre établissements, à leur initiative (pour 70 % des fichés), pour raison disciplinaire (10 %) ou pour raison médicale (20 %). On retrouve là un constat déjà établi par Simone de Beauvoir en son temps, qui qualifiait de « roulants »2 les personnes âgées sans cesse déplacées par ce « nomadisme » (p. 72) institutionnel.
- 3 L’historienne rejoint ici les conclusions des travaux sociologiques sur l’aide sociale. Voir par ex (...)
4La seconde partie est consacrée aux quatre stigmates que l’administration attache aux résidents à « ne pas reprendre ». Le quatrième chapitre porte sur ceux identifiés comme buveurs (plus de la moitié des fichés). L’autrice rappelle la banalité de l’ivresse dans ces institutions, résultat de traditions de sociabilité masculine et des retours de guerre, de la crise économique et de leurs traumatismes. Si certains buveurs sont étiquetés comme indésirables, ce n’est pas nécessairement parce qu’ils boivent – d’autres résidents ont une consommation d’alcool excessive, sont punis des dizaines de fois et ne sont pas fichés – mais parce qu’ils provoquent du scandale : ils ne sont pas présents à l’appel, chutent, se battent ou manifestent l’ivresse bruyamment. L’alcoolisme est vu comme une question disciplinaire : il est largement toléré mais devient un problème à partir du moment où il dérègle la routine de l’établissement. De la même manière, le cinquième chapitre détaille dans quelle mesure les problèmes de démence sont considérés comme admissibles à condition de ne pas être portés trop visiblement. L’accueil d’anciens malades d’hôpitaux psychiatriques et le transfert de résidents vers ces établissements (plus d’un tiers des fichés) interroge le « vaste système de vases communicants » (p. 145) entre les deux institutions. Refuser de reprendre ces « demi-fous » (p. 121) peut également être interprété comme une mesure de protection à l’égard d’un personnel en sous-effectif et non qualifié dans la prise en charge de la santé mentale. Le sixième chapitre est consacré à ceux que l’autrice nomme les insatisfaits, fichés « moins pour leurs maux que pour leurs mots » (p. 151). Le fichier permet à l’administration de qualifier d’indiscipline des plaintes ou des réclamations qui relèvent de la protestation légitime. Ces cas dessinent les limites de la critique autorisée au sein de l’institution. Faire valoir son droit est pour les classes populaires une revendication à double tranchant qui peut avoir un coût disciplinaire3. En les désignant comme des « fâcheux », le fichier réactualise le topos de l’ingratitude des pauvres jamais satisfaits de ce qui leur serait offert. Le septième chapitre porte sur la conjugalité à l’hospice. Dix couples sont en effet recensés dans le fichier et Villers-Cotterêts a servi de lieu de rencontre pour un certain nombre de résidents. Le mariage leur permet d’acquérir des libertés supplémentaires dans la gestion de leurs espaces, de leur temps et de leurs sociabilités en bénéficiant par exemple de chambres privées ou en étant transférés dans des établissements plus proches de Paris. La mise en couple constitue ainsi pour les résidents une « stratégie de la fin de vie en institution » (p. 177) qui peut néanmoins se retourner contre eux lorsque le couple tourne mal. La mésentente et la violence entre membres du couple deviennent des motifs de fichage et attestent des difficultés des institutions publiques à gérer ce qui relève du privé. Finalement, l’observation de ces quatre stigmates confirme que ce ne sont jamais les comportements en eux-mêmes qui expliquent le fichage mais leur irrégularité. Ces conduites cessent d’être tolérées à partir du moment où elles débordent du cadre qui définit les « bons » pauvres, vieux et assistés.
- 4 Nicolas Dodier, Janine Barbot, « La force des dispositifs », Annales. Histoire, Sciences sociales, (...)
5La dernière partie de l’ouvrage questionne l’après-fichage et les modalités d’appropriation du fichier, c’est-à-dire la « force des dispositifs »4 mis en place. Le huitième chapitre porte sur les conséquences de la disqualification sur les trajectoires des fichés. La présence de 21 » revenants » (p. 210) à la maison de retraite témoigne des limites de l’opération de fichage : l’oubli de la mémoire disciplinaire reste la norme entre les établissements. Villers-Cotterêts demeure un filet qui récupère les plus « indésirables », relégués des autres établissements et dont les pouvoirs publics ne peuvent totalement se décharger. Le neuvième chapitre questionne la disparition du fichier en 1980 à une période où les politiques de vieillesse se transforment, enjoignant les établissements à clarifier la ligne de partage entre vieillesse et handicap et à adapter leur politique d’admission en conséquent. Ces nouvelles législations, en renvoyant un certain nombre de profils vers le médical, réduisent le vivier de candidats et donc mécaniquement le nombre d’indisciplines. La disparition du fichier s’inscrit enfin dans une période d’humanisation du monde de l’assistance qui met le mauvais traitement des personnes âgées à l’agenda public.
- 5 Elsa Génard, Mathilde Rossigneux-Méheust (dir.), Routines punitives. Les sanctions du quotidien (Eu (...)
6L’ouvrage constitue une démonstration exemplaire d’une enquête intensive démarrée avec peu de sources. En s’intéressant à la déviance des « vieux pauvres » qui finissent leur vie en institution, il offre un autre regard sur la période dite des Trente Glorieuses où le droit à la retraite se généralise. Une fois épuisé, le cas ouvre des perspectives théoriques plus larges : il permet de penser la banalité de la punition dans des institutions non punitives et la manière dont ceux qui ne peuvent vivre avec les normes « investissent la marge » (p. 247). L’ouvrage à paraître co-dirigé par l’autrice et l’historienne Elsa Génard, spécialiste de l’incarcération au cours du premier XXe siècle permettra sans doute, grâce à son ambition comparatiste, d’éclairer le lecteur sur les logiques des « routines punitives » selon les périodes et les institutions5.
Notes
1 Voir par exemple les différents numéros de la Revue d’histoire de l’enfance « irrégulière » et, entre autres, les travaux de Mathias Gardet et Véronique Blanchard, Mauvaise graine. Deux siècles d'histoire de la justice des enfants, Paris, Textuel, coll. « Histoire Beaux Livres », 2017 ; compte rendu de Yannis Gansel pour Lectures disponible à l’adresse suivante : https://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/23729 ?lang =fr. Le terme d’« irrégulier » a été mobilisé dans ce champ de recherche à la suite du pédagogue Ovide Decroly afin de décrire de manière peu stigmatisante les écarts au processus de normalisation de l’enfance au XIXe siècle.
2 Simone de Beauvoir, La Vieillesse, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 2020 [1970], p. 359.
3 L’historienne rejoint ici les conclusions des travaux sociologiques sur l’aide sociale. Voir par exemple Jean-Noël Retière, « En retard pour l'aide d'urgence… Analyse de courriers de demandeurs (FUS 1998) », Revue française des affaires sociales, n° 1, 2001, p. 167-183.
4 Nicolas Dodier, Janine Barbot, « La force des dispositifs », Annales. Histoire, Sciences sociales, vol. 71, n° 2, 2016, p. 421-450.
5 Elsa Génard, Mathilde Rossigneux-Méheust (dir.), Routines punitives. Les sanctions du quotidien (Europe, XIXe-XXe siècles), Paris, CNRS Éditions, (à paraître).
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Référence électronique
Inès Baude, « Mathilde Rossigneux-Méheust, Vieillesses irrégulières », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 03 mai 2023, consulté le 16 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/61006 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.61006
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