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Émilie Legrand, Fanny Darbus, Santé et travail dans les TPE. S'arranger avec la santé, bricoler avec les risques

Lise Kayser
Santé et travail dans les TPE
Émilie Legrand, Fanny Darbus, Santé et travail dans les TPE. S'arranger avec la santé, bricoler avec les risques, Toulouse, Erès, coll. « Clinique du travail », 2023, 157 p., EAN : 9782749275970.
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Texte intégral

1Alors que la France est le pays qui compte le plus d’accidents du travail en Europe1, les enjeux que pose la pénibilité sont le plus souvent analysés sous le seul prisme des grandes entreprises. Les entreprises de moins de 10 salarié·e·s représentent pourtant 96 % des entreprises et emploient 19 % des salarié·e·s. Mais si ces très petites entreprises (TPE2) occupent une place centrale dans le paysage productif français, leurs travailleurs et travailleuses se distinguent par leur relative bonne santé par rapport aux autres salarié·e·s. D’après la statistique publique3, ils et elles connaissent moins d’arrêts de travail, moins de maladies professionnelles, moins d’accidents, et déclarent un état de santé moins dégradé, sur le plan physique comme sur le plan psychique. La présence de risques professionnels y est cependant plus forte qu’ailleurs et la prévention très peu développée. Ce « paradoxe des TPE », tel qu’il est nommé par Émilie Legrand et Fanny Darbus, est placé au centre de leur ouvrage. Dans la lignée des travaux de Luc Boltanski sur les « usages sociaux du corps »4, les autrices considèrent que les travailleurs et travailleuses des TPE partagent une culture somatique propre, qui détermine leur récit sur leur état de santé ainsi que les techniques adoptées pour faire face à la pénibilité du travail.

2Le propos s’appuie sur une enquête de terrain menée dans 30 entreprises de trois secteurs différents : la coiffure, la restauration et le bâtiment. 87 entretiens semi-directifs ont été réalisés avec des patron·ne·s et des salarié·e·s pour expliquer la prétendue meilleure santé des personnes travaillant dans les TPE. Les autrices mettent d’abord en évidence les mécanismes d’invisibilisation des troubles de santé (chapitre 1), puis analysent les stratégies mises en œuvre pour atténuer les risques au travail (chapitre 2) et explorent enfin le rôle joué par l’organisation du travail sur le degré de pénibilité auquel les travailleurs et travailleuses sont exposé·e·s (chapitre 3).

3Dans un premier chapitre, Émilie Legrand et Fanny Darbus montrent que la santé des salarié·e·s et dirigeant·e·s de TPE est plus dégradée que ce qu’indiquent les grandes enquêtes statistiques car les travailleurs et travailleuses taisent leurs douleurs. La plupart des enquêté·e·s mentionnent ainsi des troubles de santé, mais en normalisent les symptômes. Associées à des gestes consubstantiels à l’activité, les douleurs sont considérées comme inévitables et insolubles. Ce rapport « euphémisé, contraint et fataliste » (p. 17) à la pénibilité va de pair avec une conception du « bon » ou de la « bonne » professionnel·le comme celui ou celle qui fait preuve d’endurance, ne se plaint pas et n’est jamais arrêté·e. Les travailleurs et travailleuses repoussent alors les soins, le plus souvent au nom d’enjeux moraux (l’excellence professionnelle, la solidarité vis-à-vis du collectif de travail) et d’enjeux économiques (ne pas perdre de salaire ni enrayer l’activité de l’entreprise), mais aussi dans l’espoir que les douleurs ne soient que temporaires (une partie des salarié·e·s projette de quitter son poste pour un autre poste moins pénible ou bien pour devenir patron·ne). En l’absence de recours aux médecins, les travailleurs et travailleuses font usage de « petits recours » (p. 41) pour aider leur corps à tenir, avant, pendant ou immédiatement après le travail. Ces techniques sont aussi diverses que l’utilisation d’une ceinture dorsale pour se protéger des troubles musculosquelettiques, la consultation d’ostéopathes et de chiropracteurs, ou encore la consommation de substances psychoactives dans les moments de stress. En somme, l’invisibilisation des problématiques de santé dans les TPE a partie liée au fait que les travailleurs et travailleuses endurent les douleurs.

4Dans un second chapitre, les autrices présentent ce qu’elles identifient comme un sous-engagement des TPE dans la prévention institutionnelle. Ainsi, la proportion de salarié·e·s déclarant avoir reçu des informations ou avoir bénéficié de dispositifs de prévention décroit à mesure que la taille de l’établissement se réduit. Ce manque d’observance règlementaire est lié à l’absence de représentant·e du personnel dans la plupart des TPE, à la faible présence des médecins du travail ainsi qu’aux impératifs de rentabilité économique qui jouent en défaveur des dispositifs de protection. La mise à disposition d’équipements de protection individuelle (gants, harnais, ou encore chaussures de sécurité) constitue alors la mesure de prévention principale au sein des TPE, mais ces derniers sont peu utilisés, l’identité professionnelle reposant bien souvent sur une capacité à braver les dangers du travail. Toutefois, les travailleurs et travailleuses sont bel et bien conscient·e·s des risques et développent à cet égard des savoir-faire de prudence. Les méthodes informelles de vigilance sont répandues, qu’il s’agisse de règles de comportement (« faire attention ») ou de techniques pour ménager le corps, que les travailleurs et travailleuses les plus ancien·ne·s transmettent aux plus jeunes. Ces stratégies prudentielles, discrètes et intégrées à l’organisation, consistent surtout à moduler le rythme de l’exposition des corps aux tâches les plus pénibles, afin de rendre le travail soutenable sur le temps long. Il existe ainsi dans les TPE des formes de « régulations fantômes » (p. 83), qui se situent en deçà d’une gestion institutionnelle de la prévention des risques.

5Le dernier chapitre montre que l’organisation du travail, parce qu’elle dicte l’intensité et la qualité du travail, a des effets positifs ou au contraire négatifs en termes de pénibilité. Ainsi, dans le cas des entreprises du bâtiment, c’est la sélection des chantiers et du rythme d’activité qui détermine la tension entre travail et santé. Dans le cas des salons de coiffure, le choix managérial de maximiser le flux de clientèle (via le « sans rendez-vous ») expose les salarié·e·s à un surtravail émotionnel. Enfin, dans la restauration, le travail des serveurs et serveuses est rendu moins pénible par la réduction des interactions avec les client·e·s. D’autre part, les patron·ne·s partagent le souci de créer un collectif de travail sain, avec des salarié·e·s aux dispositions ajustées qui partagent une même vision des règles du métier. Cet objectif de cohésion tient au fait qu’une « bonne ambiance » entre les travailleurs et travailleuses est souvent synonyme d’une bonne santé, là où une « mauvaise ambiance » entraîne des conflits et fragilise la santé mentale. En limitant la pénibilité, la solidité du collectif de travail permet alors une continuité productive.

6L’ouvrage d’Émilie Legrand et de Fanny Darbus dresse un tableau éclairant des effets du travail sur la santé dans les TPE. En se demandant comment on « tient » au travail dans les entreprises de moins de dix salarié·e·s, les autrices révèlent que la bonne santé recensée par les appareils de mesure cache une endurance à la douleur. Le silence qui entoure la pénibilité se joue à la fois du point de vue des salarié·e·s, qui valorisent leur éthos professionnel, et du côté des entreprises, qui organisent la distance aux dispositifs de prévention. Ce travail de terrain documente ainsi avec précision les manières dont s’opère le non-recours au droit à la santé en milieu de travail. L’ouvrage constitue une contribution bienvenue aux questionnements sur la normalisation des dommages corporels liés au travail et permet de comprendre comment se perpétue la mise au travail en dépit de l’usure.

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Notes

1 Selon Eurostat : https://ec.europa.eu/eurostat/statistics-explained/index.php ?title =File :Number_of_non-fatal_and_fatal_accidents_at_work,_2020_(persons).png.

2 Les très petites entreprises sont définies en France comme celles regroupant moins de 10 salarié·e·s. Ici, les autrices excluent de leur corpus les micro-entrepreneurs, les entreprises qui n’emploient aucun·e salarié·e ou celles qui appartiennent à un groupe.

3 Direction de l’Animation de la Recherche, des Études et des Statistiques, Enquête Sumer, 2010 ; Direction de l’Animation de la Recherche, des Études et des Statistiques, Conditions de travail, 2016.

4 Luc Boltanski, « Les usages sociaux du corps », Annales, vol. 26, no 1, 1971, p. 205‑233.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Lise Kayser, « Émilie Legrand, Fanny Darbus, Santé et travail dans les TPE. S'arranger avec la santé, bricoler avec les risques », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 27 avril 2023, consulté le 04 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/60950 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.60950

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