Fabien Carrié, Antoine Doré, Jérôme Michalon, Sociologie de la cause animale
Texte intégral
- 1 L’ouvrage prend appui sur des travaux en sociologie des sciences, en sociologie des mouvements soci (...)
1À la croisée de multiples sous-champs des sciences sociales, déjà balisés ou plus inédits1, Fabien Carrié, Antoine Doré et Jérôme Michalon apportent avec cet ouvrage une nouvelle pierre à l’édifice des travaux universitaires sur la cause animale. Destiné tant aux profanes qu’aux chercheurs en quête d’une synthèse brossant des aspects thématiques variés de la cause, l’ouvrage offre au lecteur « un panorama le plus complet possible du mouvement et de ses différentes ramifications » (p. 111). Depuis les années 2010, la vitalité du mouvement animaliste français a consacré la légitimité et le caractère politique de la question du rapport aux animaux. Ce contexte ne doit toutefois pas faire oublier que les fondations de la cause sont plus anciennes. C’est ce que s’attachent à retracer les auteurs de cette Sociologie, à travers un savant aller-retour entre l’exploration des soubassements de la cause, l’analyse de sa construction en problème public et la description de ses édifications contemporaines. Tout au long de l’ouvrage, ils s’interrogent sur ce que les sciences humaines et sociales disent de « ces formes de mobilisation et des réactions publiques qu’elles suscitent », en formulant notamment l’hypothèse que la cause animale propose une « forme radicalement nouvelle d’engagement » qui questionne « nos rapports aux animaux, à l’alimentation, à l’agriculture et au militantisme » (p. 4).
2Pointant que la sociologie de la cause animale n’en est encore qu’au « premier stade de l’analyse de son objet » (p. 111), les auteurs entendent combler une lacune dans la littérature. En effet, les ouvrages qui traitent de la question abordent peu « les dynamiques sociales à l’origine de ces idées et les groupes qui les défendent » (p. 4). Ils regrettent donc que le « militantisme contemporain [ne soit] documenté que par touches » et que peu de travaux soulignent les « continuités entre l’engagement d’hier et celui d’aujourd’hui » (p. 5). Ils relèvent par ailleurs que cette question a jusqu’ici surtout été traitée par des philosophes et des juristes, et que cette littérature n’est pas sans tomber dans certains écueils : une normativité du propos et une « assise empirique […] souvent faible » (p. 4) de travaux se plaçant surtout dans le registre éthique. Les auteurs s’engagent donc à pallier l’absence d’une synthèse distanciée à destination du lectorat francophone, en dressant un état des lieux des connaissances sur les « propriétés sociales, politiques et morales des mouvements de défense des animaux » (p. 5). En maintenant à distance l’idée d’une posture scientifique engagée, ils invitent à garder un regard critique vis-à-vis des productions intellectuelles et universitaires des chercheurs en Animal Studies. Ils conseillent notamment de manier avec précaution les outils normatifs forgés par et pour la cause. Par souci d’objectivation, ils préconisent aussi de recourir à la comparaison avec d’autres mouvements, de se « livrer à [un] examen critique » ou de mettre ces outils conceptuels « à l’épreuve de l’enquête » (p. 110).
- 2 Parmi d’autres, on retiendra : Traïni Christophe, La cause animale : Essai de sociologie historique (...)
3Divisé en cinq chapitres, l’ouvrage articule de nombreux travaux sur la question, produits par des « universitaires exprimant un engagement pour la cause (et parfois contre) » ou par d’autres « cultivant une forme de neutralité axiologique » (p. 111). Bien qu’il accorde une large place à la recherche française contemporaine2, le texte n’en tisse pas moins des liens avec des « traditions d’analyse solidement ancrées dans le monde anglo-américain » (p. 5). À travers un panorama sociohistorique, les auteurs reviennent d’abord sur les développements de la cause animale. Les deux premiers chapitres permettent de comprendre les conditions d’émergence de la protection animale dans la première moitié du XIXe siècle, les mutations qu’elle a connues au XXe siècle et l’inflexion antispéciste engagée depuis les années 1970. Dans les deux chapitres suivants, les auteurs dépeignent davantage le paysage des mobilisations contemporaines. Ils y exposent aussi les principales caractéristiques sociodémographiques des militants, ainsi que la diversité du répertoire d’action emprunté – collectif comme individuel. Enfin, dans un ultime chapitre, ils retracent les interactions qu’entretient la cause avec d’autres univers sociaux : politiques publiques, marchés ou mondes académiques.
- 3 Pour contourner cette inertie, les animalistes investissent notamment le domaine de la consommation (...)
4Grâce à ces différents tableaux, cette Sociologie met en lumière de nombreux enjeux qui traversent la cause. En la resituant en permanence dans un contexte historique, politique, économique, ou même intellectuel, les auteurs dégagent les spécificités qui la fondent. Par exemple, ils pointent ce que « l’inertie des institutions politiques » (p. 96) produit comme effet sur l’agencement des répertoires d’action mobilisés3 ou ils s’intéressent à la « logique de renforcement mutuelle » des milieux académiques et militants comme une « composante incontournable de compréhension de la cause » (p. 110). Plusieurs apports plus spécifiques peuvent être mis au crédit de ce texte, nous revenons sur trois d’entre eux.
- 4 Carrié Fabien, « La cause animale en France et dans les pays anglo-saxons : contrastes et influence (...)
- 5 Traïni Christophe, « Les formes plurielles d’engagement de la protection animale », in Christophe T (...)
- 6 Le welfarisme – « segment de la lutte qui cherche à améliorer les conditions de vie des animaux en (...)
5D’une part, les auteurs proposent une nouvelle façon de cartographier les organisations qui peuplent l’espace français de la cause. L’ouvrage réinvestit effectivement une « conception de l’idée de porte-parolat des bêtes » déjà proposée par Fabien Carrié4. En se distinguant d’une classification en termes de « registres émotionnels »5, les auteurs pensent les organisations de la cause en tenant compte de la nature de la critique qu’elles émettent : sectorielle – « qui se focalis[e] sur des pratiques spécifiques impliquant des animaux » – ou systémique – qui condamne « l’ensemble des pratiques dans lesquelles des animaux sont utilisés au profit des humains » (p. 6). En analysant la structuration interne du mouvement à l’aide de cette dichotomie, ils cherchent à s’émanciper de « catégories fortement idéologiques et stratégiques » (p. 48), comme celles du welfarisme et de l’abolitionnisme6.
6Les auteurs invitent également à rompre avec le « tropisme évolutionniste » (p. 67) qui dominerait la littérature sur le sujet. Autrement dit, la vivacité des expressions contemporaines de la cause serait essentiellement envisagée comme le fruit d’un « sens de l’histoire tout aussi inéluctable que souhaitable, une étape dans le processus de pacification des mœurs » (p. 67). Considérant que cette perspective éliasienne occulte une compréhension plus large de l’objet, ils estiment que son étude gagnerait à se pencher sur les « modalités concrètes de l’engagement », en soulignant notamment la « diversité des aspirations politiques et morales » (p. 68) qui animent ses acteurs. D’ailleurs, ils soutiennent l’idée que les carrières militantes se prêteraient particulièrement à être analysées par le prisme de la déviance. La transgression des normes alimentaires – par l’adoption du végétarisme ou du véganisme – provoque effectivement chez ceux qui la vivent une expérience commune qui « ciment[e] la communauté » (p. 86) et contribue « à la construction de l’identité militante vis-à-vis du reste de la société » (p. 87).
- 7 Forme d’expérience sociale décrite par James M. Jasper. Inscrits en amont de l’engagement pour une (...)
7L’ouvrage renouvelle aussi l’approche du « choc moral »7, souvent adoptée pour comprendre les ressorts initiaux de l’engagement, en pointant les écueils d’une telle interprétation. D’abord, le récit de ces chocs moraux s’intègre parfois dans des dispositifs de sensibilisation et s’impose désormais « comme une forme de gestion réflexive, rationnelle et stratégique des affects, parfois explicitement revendiquée par les militants eux-mêmes » (p. 72). L’analyse sociologique de ces chocs impliquerait donc de distinguer d’un côté ce qui relève de la stratégie du mouvement et de l’autre la part d’affect réellement en jeu dans le processus d’engagement des défenseurs des animaux. Ensuite, les auteurs cherchent à complexifier la compréhension de ce processus, en rompant avec l’idée que le choc moral soit un facteur explicatif suffisant de l’engagement. Au lieu de reprendre l’idée que le choc moral serait la « raison exclusive de l’entrée dans la question animale » (p. 71), ils interrogent plutôt les conditions sociales qui le rendent possible. Dans le sillage des travaux initiés par Christophe Traïni, ils explorent des pistes qui visent à restituer la carrière militante dans un temps long, en la mettant en perspective avec l’histoire et les propriétés sociales des individus.
8On pourrait considérer que le talon d’Achille de l’ouvrage réside dans sa faible teneur en données empiriques. Mais les auteurs proposent avant tout un panorama des travaux sur la question et justifient cette carence en admettant que ce premier stade d’analyse de la cause ne leur permet pas encore de disposer de travaux empiriques d’importance. Ils ne manquent donc pas de souligner les lacunes qui restent à combler, comme la question du rapprochement entre cause animale et cause environnementale ou le souci de ne disposer que d’informations lacunaires sur les caractéristiques sociodémographiques des acteurs du mouvement. Néanmoins, ils estiment que cette sociologie « se peuplera progressivement de courants théoriques distincts, de vives controverses et d’explorations empiriques approfondies » (p. 111) qui viendront renforcer les connaissances sur le sujet.
9Plus qu’une simple synthèse, l’ouvrage étudie la cause animale tant de façon synchronique que diachronique. En retraçant sa généalogie par des allers-retours entre les époques et les territoires, les auteurs affichent clairement l’articulation entre l’origine de ses différents courants et leurs filiations contemporaines. En un nombre réduit de pages, ils parviennent à allier une description historique et sociologique de la cause, tout en promouvant des approches analytiques originales et en pointant les apories des travaux académiques conduits sur le sujet. Faisant tout à la fois œuvre de synthèse et de programme de réflexion, cette Sociologie ouvre donc de stimulantes perspectives de recherche.
Notes
1 L’ouvrage prend appui sur des travaux en sociologie des sciences, en sociologie des mouvements sociaux, en sociologie de l’action publique ou en histoire des idées, mais également sur des travaux ancrés dans des champs de recherche plus originaux, comme celui des Animal Studies.
2 Parmi d’autres, on retiendra : Traïni Christophe, La cause animale : Essai de sociologie historique (1820-1980), Paris, Presses Universitaires de France, 2011 ; Pierre Éric, « La souffrance des animaux dans les discours des protecteurs français au XIXe siècle », Études rurales, vol. 147, n° 1, 1998, p. 81-97 ; Dubreuil Catherine-Marie, Libération animale et végétarisation du monde. Ethnologie de l’antispécisme français, Paris, Éditions du comité des travaux historiques et scientifiques, 2013.
3 Pour contourner cette inertie, les animalistes investissent notamment le domaine de la consommation comme un « nouvel espace militant » (p. 96) et amorcent un militantisme par les marchés.
4 Carrié Fabien, « La cause animale en France et dans les pays anglo-saxons : contrastes et influences », in Christophe Traïni et Fabien Carrié (dir.), S’engager pour les animaux, Paris, Presses Universitaires de France, 2019, p. 28.
5 Traïni Christophe, « Les formes plurielles d’engagement de la protection animale », in Christophe Traïni et Fabien Carrié (dir.), S’engager pour les animaux, Paris, Presses Universitaires de France, 2019, p. 44-45.
6 Le welfarisme – « segment de la lutte qui cherche à améliorer les conditions de vie des animaux en réformant les pratiques d’élevage » – et l’abolitionnisme – « opposition à toute forme d’exploitation des animaux » – sont des catégories qui renvoient à des « luttes internes de positionnement ». C’est en ce sens que les auteurs préconisent de les envisager comme des « termes indigènes, des opérateurs de différenciation », plutôt que comme des « révélateurs objectifs de la structuration interne des mouvements » (p. 48).
7 Forme d’expérience sociale décrite par James M. Jasper. Inscrits en amont de l’engagement pour une cause, les chocs moraux se caractérisent par quatre traits complémentaires : le caractère inattendu, imprévu et brusque de la situation ; une réaction vive des individus et un ressenti physique du choc ; une remise en cause des normes et des valeurs auxquelles ils adhéraient jusqu’à présent et une réaction immédiate au fondement de l’engagement dans l’action. Voir Traïni Christophe, « Des sentiments aux émotions (et vice-versa) : Comment devient-on militant de la cause animale ? », Revue française de science politique, vol. 60, n° 2, 2010, p. 335-358.
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Référence électronique
Nolwenn Veillard, « Fabien Carrié, Antoine Doré, Jérôme Michalon, Sociologie de la cause animale », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 19 avril 2023, consulté le 07 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/60894 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.60894
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