Joël Laillier et Christian Topalov, Gouverner la science. Anatomie d’une réforme (2004-2020)
Texte intégral
1Un ensemble de réformes s’est déployé dans l’enseignement supérieur et la recherche en France depuis le début des années 2000. Quels sont les enjeux de ces réformes ? Les auteurs de l’ouvrage l’exposent d’emblée : il s’agit du démantèlement d’une institution universitaire et scientifique largement autonome et de sa soumission au politique dans un cadre concurrentiel où la croissance économique et l’innovation technologique sont les finalités autodéterminantes. L’ouvrage est né d’une colère, affirment les auteurs : s’il reconnaissent son caractère engagé, les arguments évoqués reposent sur les outils des sciences sociales. Leur propos vise ainsi à « identifier les personnels de la réforme, [à] comprendre quels profils sociologiques, quelles coalitions, quelles oppositions, mais aussi quelles ressources furent mobilisés au fil d’une histoire récente qui a été le théâtre de très profondes transformations de l’enseignement supérieur et de la recherche en France » (p. 13).
2Le premier chapitre, Les réformes vues d’en haut, est le récit des réformes depuis l’observatoire du ministère de l’Éducation nationale qui les a promues et pilotées. Quatre périodes sont identifiées. Dans un premier temps se mettent en place des outils destinés à piloter la réforme (2004-2007). Vient après une redéfinition des rapports de pouvoir au sein des universités, en particulier par leur mise en concurrence et par la création des pôles d’excellence (2007-2011). La réforme est ensuite mise en œuvre : les principes définis préalablement sont traduits dans l’action (2011-2017). Enfin, les auteurs constatent une radicalisation des changements introduits (2017-2020). La première ligne de force de ces politiques est la transformation des universités selon le modèle des entreprises, avec un président « patron », un conseil d’administration ouvert sur le monde de l’entreprise, une concurrence exacerbée entre les universitaires et entre les établissements et l’introduction d’une culture du management. La différenciation des universités en deux catégories constitue le deuxième principe structurant : d’un côté les universités d’excellence (une dizaine sur le territoire national), de l’autre le reste des établissements. La troisième ligne de force est le pilotage politique de la recherche scientifique, le ministère renforçant son contrôle et déterminant les programmes de recherche soutenus financièrement.
3Borner le champ des possibles revient sur les rapports qui balisent le consensus réformateur, lequel « ne résulte pas d’un complot ni d’une simple traduction des consignes venues d’ailleurs » (p. 52). La doctrine est définie graduellement grâce à une dynamique de sédimentation du discours. Sur le plan de la forme, l’analyse des 63 principaux rapports sur l’enseignement supérieur et la recherche en France (1990-2020) permet de cerner la méthode : une étude compétente destinée à l’autorité publique ; un recueil de faits, attestés par des chiffres ; une identification des problèmes et enfin une proposition de solutions. « Le lien étroit entre diagnostic et remèdes suggère une certaine circularité entre ces deux moments du discours : […] on ne saura jamais si le diagnostic ne découle pas du remède qu’on souhaite administrer » (p. 53). Sur le plan du contenu, les rapports recommandent que les universités soient autonomes, ce qui implique un mode de gouvernance plus efficace et une évaluation plus rigoureuse.
4Le troisième chapitre, Le ministère aux commandes, s’intéresse aux personnages de cette pièce de théâtre : ceux qui mettent en forme la doctrine, ceux qui pilotent la mise en œuvre et ceux qui l’exécutent localement. « Le ministère était aux commandes et, à partir de 2009, colonisait les postes-clefs sur le terrain tout en recrutant un personnel nouveau, représentatif des nouveaux rapports de force » (p. 129). Le personnel responsable de la gestion de l’université et de la recherche devient de plus en plus homogène quant aux principes qui guident son action, dans le sens des visées de la réforme. Une analyse fine des profils personnels et professionnels de ces individus rend compte de la transformation qui s’opère et de leur nouveau rôle de « soldats de la réforme » (p. 154).
5Les machines à réformer s’intéresse aux deux organismes présentés comme « les deux jambes de la réforme » (p. 133) : d’une part, l’Agence nationale de la recherche (ANR) créée en 2005 pour promouvoir la recherche sur projets et « stimuler l’innovation » en favorisant des projets collaboratifs pluridisciplinaires et des collaborations publics-privés ; d’autre part, l’Agence d’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur (AERES), créée en 2006 puis remplacée en 2013 par le Haut Conseil de l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur (HCERES), qui a la responsabilité d’évaluer les établissements, les formations et les équipes de recherche. Parce que le concept d’évaluation est défini de manière plus extensive, son caractère prescriptif s’en trouve renforcé.
6Reprogrammer l’évaluation, le cinquième chapitre, met en évidence la dynamique sous-jacente au nouveau régime d’évaluation par expertise, distinct de celui d’évaluation par les pairs qui existe depuis longtemps dans l’espace scientifique. « Les deux agences nées de la réforme peuvent ainsi se revendiquer de “l’évaluation par les pairs”, tout en confiant la tâche à des “experts” qu’elles nomment à leur guise et qui sont tenus de suivre leurs instructions en matière de procédure » (p. 168). À ces experts s’ajoutent les organisateurs de l’évaluation, véritable corps d’emploi dont les caractéristiques sont révélées grâce à une analyse empirique comparée de la morphologie et des profils de carrière de ces personnels. Trois types de profils se dégagent parmi les organisateurs de l’évaluation, profils caractérisés par la trajectoire de carrière des individus : le scientifique, l’administrateur et le grand patron.
7Le chapitre Les nouveaux patrons des universités illustre la dynamique de changement radical du statut de président d’université. La loi Faure de 1968 reconnaissait sa fonction de primus inter pares, celle de l’universitaire élu par ses pairs et dont la légitimité est scientifique, d’autant qu’il se doit de revenir à sa profession au terme de son mandat. La réforme fait en sorte d’investir le président d’université de nouvelles fonctions dans le contexte des universités dites « autonomes ». Ils sont tenus d’obéir aux injonctions ministérielles et de se comporter en « patrons ». Cette nouvelle législation entraîne une conséquence directe : les présidents restent en poste plus longtemps, ce qui favorise l’émergence de professionnels de la présidence, phénomène mesuré empiriquement par les auteurs même s’il comporte des exceptions, témoignant des limites de la normalisation réformatrice.
8Le septième chapitre, Les nouveaux dirigeants de la science, présente les résultats de l’étude empirique des auteurs qui confirme la professionnalisation des tâches de direction de la recherche scientifique ou, dans un vocabulaire plus critique, la bureaucratisation des dirigeants. « En forçant un peu le trait, nos résultats suggèrent trois moments successifs : le temps des grands scientifiques, celui des notables bureaucratisés, celui, enfin, des ingénieurs de la R&D » (p. 278-279). La réforme favorise l’émergence de telles figures de dirigeants de la recherche, des pilotes, certes, mais aussi des exécutants des directives ministérielles embauchés en grand nombre dans les nouvelles bureaucraties.
- 1 Citation de Christine Musselin, La grande course des universités, Paris, Presses de Sciences Po, 20 (...)
9Dans le chapitre conclusif, Réforme et gouvernement de la science : notre point de vue, les auteurs présentent l’apport des sociologues à l’analyse du phénomène. D’un côté, des sociologues universitaires « experts » observent la mise en œuvre des réformes et rendent compte de ses effets. Leurs travaux « concluent assez systématiquement que la réforme, lors de sa mise en œuvre, est appropriée, modifiée, négociée par les acteurs de terrain, ce qui contredit l’idée d’une imposition par le haut » (p. 297-298). En fait, ces sociologues experts répondent aux questions qui leur sont posées par les commanditaires de leurs travaux. D’un autre côté, les sociologues « critiques » analysent plutôt les réformes à l’échelle globale et soulignent leur logique néolibérale et leurs effets délétères sur l’enseignement supérieur et sur la science. Les auteurs de l’ouvrage, au terme de leur analyse, proposent cette option : « nous dirions, avec Christine Musselin [sociologue experte] argumentant contre la thèse du caractère désordonné des réformes, que “s’il y a bien un empilement de mesures et de dispositifs, il n’est pas sans cohérence et s’inscrit dans des trajectoires au sein desquelles on peut retracer une certaine rationalité”1 » (p. 324).
- 2 Voir notamment Louis Weber et Laurent Willemez, « Christian Topalov, chercheur et militant », Savoi (...)
10À n’en point douter, et comme le reconnaissent d’emblée ses auteurs, cet ouvrage est aussi une œuvre militante dénonçant une réforme qui contribue à dénaturer les institutions universitaires et scientifiques françaises2. Les modalités de performance et d’efficience organisationnelles priment désormais sur les finalités de diffusion et de développement du savoir. Cela n’enlève rien au caractère scientifique de l’ouvrage qui déploie un important arsenal méthodologique, fondé sur la triangulation : une analyse de documents et de discours, une analyse des réseaux universitaires et scientifiques, une analyse statistique des données quantitatives de la recherche et une exploitation d’une base de données robuste portant sur les modalités de la gouvernance de la science. On pourra souligner que la réforme observée en France l’est aussi dans de nombreux pays, avec quelques différences. Elle s’inscrit plus globalement dans une logique néolibérale qui évolue au même rythme ailleurs qu’en France, ce qui renforce la thèse d’une convergence mondiale des politiques nationales d’enseignement supérieur et de recherche.
Notes
1 Citation de Christine Musselin, La grande course des universités, Paris, Presses de Sciences Po, 2017, p. 19.
2 Voir notamment Louis Weber et Laurent Willemez, « Christian Topalov, chercheur et militant », Savoir/Agir, 2013/4, no 26, p. 63-75.
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Référence électronique
Jean Bernatchez, « Joël Laillier et Christian Topalov, Gouverner la science. Anatomie d’une réforme (2004-2020) », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 18 avril 2023, consulté le 05 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/60889 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.60889
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