Philippe Boursier et Clémence Guimont (dir.), Écologies. Le vivant et le social
Texte intégral
- 1 La démarche intersectionnelle, qui consiste à croiser l’analyse des rapports de domination (de clas (...)
1Les enjeux écologiques et sociaux sont au cœur d’une actualité marquée par des crises et parfois aussi par une forme de découragement face aux catastrophes annoncées. C’est dans ce contexte que l’ouvrage dirigé par Philippe Boursier et Clémence Guimont aborde les enjeux de justice sociale et écologique en travaillant non pas à une mais à des écologies, dans une perspective radicale et intersectionnelle1. Les contributions s’inscrivent dans une double démarche de déconstruction des formes de domination ainsi que d’information des citoyens, en mobilisant des travaux scientifiques et des études de cas à toutes les échelles. Si les deux premiers chapitres mettent l’accent sur les « comptes à rebours » des changements climatiques et des « catastrophes » à venir, les suivants proposent des exemples d’« écologies émancipatrices » et des pistes d’action pour « s’en sortir ».
- 2 Elle est ainsi définie par Jacques Lévy et Michel Lussault comme « ensemble des phénomènes, des con (...)
- 3 Jared Diamond, Effondrement, Paris, Gallimard, 2006.
2Le premier chapitre évoque l’urgence de l’action écologique. Sa première partie, rédigée par des chercheurs en sciences expérimentales, présente la situation actuelle où « les catastrophes sont partout » : la réduction des glaciers, l’utilisation et l’accès inégal à l’eau, les enjeux énergétiques liés au nucléaire… L’inaction face à ces catastrophes s’expliquerait par la croyance erronée que le monde et ses limites sont infinis ainsi que par une difficulté à percevoir les évolutions non linéaires de ces changements globaux. Différentes expressions communes sont déconstruites en montrant qu’elles participent à occulter les logiques économiques et politiques d’exploitation des ressources naturelles et les impacts des activités humaines sur l’environnement. Par exemple, les « espèces invasives » apparaissent comme une catégorie mal définie, qui rejoue la distinction entre vivant et société, empêchant alors une approche systémique de nos environnements. Cette expression s’adosse à une représentation idéalisée de la nature comme un ensemble équilibré, omettant les possibles bouleversements des écosystèmes causés par l’intensification des échanges anthropiques et les changements climatiques. Ces contributions rappellent dès lors que la Nature est un construit socio-culturel et n’existe pas en soi2. Elles soulignent aussi la dimension profondément systémique de tous les phénomènes étudiés, tels que la crise de la biodiversité. En naviguant de l’échelle des États à celle des individus, les auteurs montrent les impacts des catastrophes sur l’accès aux ressources fondamentales et la santé des humains. En abordant les guerres de l’eau comme un élément révélateur des inégalités structurelles d’accès à cette ressource vitale, ou en présentant les enjeux d’une santé globale conceptualisée en One Health, ils soulignent la nécessité de changer de paradigmes pour mieux concevoir ces crises. En effet, l’approche One Health considère que la santé des humains est liée à la santé des autres espèces et à la santé de l’environnement, faisant de la préservation écologique des milieux la condition essentielle pour la bonne santé des individus. Les auteurs mettent ainsi en avant les inégalités sociales, économiques, mais aussi environnementales qui expliquent les inégalités de santé. Par exemple, à travers des études de cas sur la multiplication des cancers et sur la santé des travailleurs, ils montrent la nécessité de repenser une santé environnementale et une santé globale pour favoriser une santé individuelle, car un cancer est issu à la fois des particularités d’un individu (génétiques, physiologiques et comportementales) et d’expositions environnementales (dans le cadre professionnel ou personnel). Enfin, plusieurs auteurs questionnent dans ce premier chapitre le vocabulaire et les expressions utilisées pour désigner les dangers écologiques à venir. Le terme de « basculements » est préféré à celui d’« effondrement » dans la mesure où il ouvre à une diversité de scénarios et d’options envisageables. En outre, la multitude des basculements possibles souligne qu’il n’y a pas un effondrement unique et soudain, comme le laissaient entendre les travaux de Jared Diamond3, mais une diversité de scénarios sur lesquels les humains peuvent agir.
- 4 Les Conférences des Parties (COP) désignent des sommets annuels, rassemblant les pays du monde enti (...)
3Le second chapitre traite des causes des changements globaux. Derrière le titre provocateur « Qui est coupable ? », cinq contributions déconstruisent la communication autour des raisons des changements climatiques, qu’il s’agisse d’une surpopulation annoncée, de la consommation de viande, de la surexploitation des énergies fossiles ou encore de l’utilisation des pesticides. Elles défendent l’idée que les initiatives individuelles doivent être replacées dans une logique systémique globale, où les solutions passent par des actions menées par les États et les entreprises multinationales. Les préconisations individuelles ou locales, bien que très médiatisées, ne sauraient être suffisantes. La dénonciation du poids des multinationales se poursuit dans le chapitre suivant, qui pointe les limites des modes de production capitalistes, y compris dans leurs tentatives pour mettre en place des solutions présentées comme écologiques. Par conséquent, à la question « D’où proviennent les catastrophes ? » posée dans la deuxième partie, les auteurs répondent qu’elles tirent leur origine de la volonté des acteurs politiques et économiques de protéger l’environnement tout en conservant le paradigme capitaliste qui participe à le détruire. Pour ne pas s’en tenir à un propos général, les auteurs s’intéressent alors à différents acteurs qui participent aux politiques publiques : les COP4, les États, les lobbies et les acteurs de l’aménagement à toutes les échelles. Les contributions présentent les modes d’action possibles de chacun de ces acteurs avant de souligner leurs limites, dans un propos à la fois nuancé et critique, invitant à une prise de conscience et à un changement des pratiques des gouvernants. Par exemple, même si les COP ne donnent pas lieu à des accords contraignants impliquant la réduction du recours aux énergies fossiles et ne proposent pas d’actions précises à court terme, elles permettent tout de même de maintenir un espace de discussion sur les enjeux environnementaux, de donner un cadre qui légitime des politiques nationales et de focaliser l’attention médiatique sur ces enjeux.
- 5 Bruno Latour, Nous n’avons jamais été modernes : essai d’anthropologie symétrique, Paris, La Découv (...)
- 6 Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005.
- 7 L’extractivisme désigne ici un « mode d’extraction intensive des ressources naturelles orienté vers (...)
4La troisième partie de l’ouvrage, « Des écologies émancipatrices », s’inscrit dans une approche intersectionnelle, en soulignant le fait que les écologies sont au croisement d’inégalités sociales, économiques, culturelles, mais aussi genrées et raciales. Dans le premier chapitre, les auteurs déconstruisent, en mobilisant notamment les travaux de Bruno Latour5 et Philippe Descola6, la « Nature » comme un donné naturel puisqu’il s’agit d’une construction historique et sociale, au même titre que d’autres termes employés dans les discours écologiques, tels que celui de « biodiversité ». Ces termes peuvent dès lors être l’objet d’instrumentalisations politiques. Le chapitre suivant intitulé « L’écologie, c’est classe – et genre » dénonce les inégalités environnementales et les formes de domination de classe, de genre et de race en mobilisant des concepts comme l’écoféminisme ou l’écologie inclusive. Il souligne ainsi une convergence des systèmes de domination, sur la nature, sur les femmes, mais aussi sur certaines minorités ethniques et sur les milieux sociaux précaires, particulièrement vulnérables à une diversité de risques et de dégradations de l’environnement. En outre, l’exemple des gens du voyage étaye la thèse d’un racisme environnemental en montrant comment cette population, historiquement marginalisée, est aujourd’hui encore mise à l’écart dans des aires d’accueil situées à proximité d’infrastructures polluantes et dangereuses, en périphérie des villes. Ces réflexions sont prolongées dans le chapitre sur les « écologies décoloniales » qui met l’accent sur les héritages coloniaux des pratiques, comme l’extractivisme7, qui participent aux changements globaux et aux inégalités environnementales envers les pays du Sud.
5Le quatrième chapitre, « S’en sortir », présente des initiatives et des changements de paradigme qui permettent d’envisager la mise en œuvre d’une écologie intersectionnelle. Les auteurs reviennent sur les leviers d’action pour mettre en place l’écologie à tous les niveaux de la société , à l’échelle des habitants puis à l’échelle des politiques publiques, en mentionnant par exemple la proposition d’une « sécurité sociale écologique ». Enfin, différentes contributions abordent d’autres paradigmes permettant de repenser les relations entre le vivant humain et non humain autour de pratiques renouvelées, telles que l’agroécologie qui permet à la fois de préserver l’environnement, les ressources et de lutter contre la malnutrition.
6Cet ouvrage au ton très engagé fait dialoguer des auteurs issus de disciplines et d’horizons différents, en dépassant la distinction entre sciences expérimentales et sciences humaines et sociales, mais aussi entre monde scientifique et monde militant, puisque les textes de chercheurs côtoient ceux d’activistes. Les contributions sont accessibles au plus grand nombre car elles combinent exigence scientifique et travail de vulgarisation, avec notamment un effort constant de définition des notions mobilisées ainsi qu’un ancrage dans l’actualité. La force de l’ouvrage est de montrer les liens entre les différents sujets abordés, entre le vivant et le social, et de présenter les enjeux écologiques dans une logique systémique et intersectionnelle.
Notes
1 La démarche intersectionnelle, qui consiste à croiser l’analyse des rapports de domination (de classe, de genre, de race, etc.), est apparue dans les travaux de Kimberle Crenshaw. Cf. Kimberle Crenshaw, « Demarginalizing the Intersection of Race and Sex: A Black Feminist Critique of Antidiscrimination Doctrine, Feminist Theory and Antiracist Politics », University of Chicago Legal Forum, vol. 1989, 1989.
2 Elle est ainsi définie par Jacques Lévy et Michel Lussault comme « ensemble des phénomènes, des connaissances, des discours et des pratiques résultant d’un processus sélectif d’incorporation des processus physiques et biologiques par la société ». Jacques Lévy et Michel Lussault, Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés, Paris, Belin, 2013, p. 654.
3 Jared Diamond, Effondrement, Paris, Gallimard, 2006.
4 Les Conférences des Parties (COP) désignent des sommets annuels, rassemblant les pays du monde entier sous la tutelle de l’ONU, dans le cadre de discussions visant à lutter contre le changement climatique.
5 Bruno Latour, Nous n’avons jamais été modernes : essai d’anthropologie symétrique, Paris, La Découverte, 2013.
6 Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005.
7 L’extractivisme désigne ici un « mode d’extraction intensive des ressources naturelles orienté vers l’exportation, dépossédant les populations locales et produisant souvent des ravages écologiques et environnementaux. » (p. 406).
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Référence électronique
Clara Lyonnais-Voutaz, « Philippe Boursier et Clémence Guimont (dir.), Écologies. Le vivant et le social », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 18 avril 2023, consulté le 04 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/60861 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.60861
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