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Édouard Morena, Fin du monde et petits fours. Les ultra-riches face à la crise climatique

Laure Manach
Fin du monde et petits fours
Edouard Morena, Fin du monde et petits fours. Les ultra-riches face à la crise climatique, Paris, La Découverte, 2023, 164 p., ISBN : 9782348074554.
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Texte intégral

1Alors que le mode de vie des ultra-riches a récemment fait l’objet de débats politiques et médiatiques importants, le politiste Édouard Morena propose dans son ouvrage un pas de côté par rapport à ceux-ci : c’est parce que les élites économiques et financières sont des actrices engagées et influentes du débat climatique, qui « délimitent et imposent le champ des possibles en matière d’action climatique » (p. 155), que l’auteur s’intéresse à elles. L’originalité de cet ouvrage est ainsi d’explorer le rôle méconnu qu’ont joué ces élites dans les débats et la construction de la gouvernance du changement climatique, grâce à leurs investissements mais aussi à un réseau de fondations philanthropiques, cabinets de conseil, experts en communication et ONG. Proposant une réflexion en termes de classe sociale, l’auteur montre comment les élites économiques et financières ont promu le capitalisme vert comme solution face à la crise climatique, et ont assis l’idée qu’elles sont les seules actrices légitimes de la transition bas carbone, consolidant par là leur pouvoir et leurs intérêts de classe.

  • 1 Jesse Goldstein, Planetary improvement : cleantech entrepreneurship and the contradictions of green (...)
  • 2 Voir par exemple : Edouard Morena, « L’odeur de l’argent  : les fondations philanthropiques dans le (...)

2Pour ce faire, l’auteur analyse plusieurs épisodes et acteurs clés qui ont conduit à la prise en main des débats climatiques par les élites économiques et financières. Plus particulièrement, le premier chapitre s’intéresse au rôle, au début des années 2000, d’investisseurs et entrepreneurs issus des milieux de la tech de la Silicon Valley et de la finance londonienne. Ces acteurs se sont construits, selon l’auteur, une « conscience climatique de classe » (p. 14) : conscients des risques que fait peser la crise climatique sur leurs intérêts (notamment les effets du changement climatique sur leurs investissements), du besoin de réformer le capitalisme pour en atténuer les impacts environnementaux mais aussi des profits à engranger, ils ont activement prôné l’idée que le capitalisme, via l’innovation et les nouvelles technologies, pouvait être un moteur de la transition bas carbone. Ce discours est qualifié par l’auteur, reprenant les mots de Jesse Goldstein1, de « nouvel esprit vert du capitalisme » (p. 35), où la priorité est accordée à une réforme des marchés sans pour autant se départir des impératifs de croissance. Dans cette vision néo-libérale, les États ont un faible rôle à jouer, si ce n’est celui d’absorber les risques associés à la transition. Cependant, les possibilités d’enrichissement par ces marchés dépendent de la mise en place d’une gouvernance climatique favorable au capitalisme vert : l’objectif devient alors de peser sur les politiques climatiques naissantes. En particulier, et dans la lignée de ses précédents travaux sur la philanthropie2, l’auteur met en avant le rôle de ce secteur dans la diffusion du « nouvel esprit vert du capitalisme », avec la réorientation d’une partie des fondations vers le climat, permettant une légitimation du rôle des élites économiques et financières dans les débats climatiques.

  • 3 Le mécanisme REDD (Reducing Emissions from Deforestation and forest Degradation) vise à conserver e (...)

3Le deuxième chapitre est consacré aux négociations du début des années 2000 qui ont donné naissance aux mécanismes de compensation carbone, et notamment à la valorisation des forêts sur les marchés carbone (mécanisme REDD3) : les gouvernements et entreprises des pays riches rémunèrent les propriétaires des forêts pour qu’ils les protègent, en échange de quoi les premiers obtiennent des crédits carbone pour compenser leurs émissions. La compensation carbone par les forêts est issue d’un rapprochement entre le monde de la conservation de la nature, qui y a vu un moyen rentable de combattre la déforestation, et les entrepreneurs du climat, forestiers, consultants et prestataires en tout genre, qui y ont identifié une opportunité de s’enrichir. L’auteur souligne en ce sens que le mécanisme REDD a permis la mobilisation d’une multitude d’acteurs autour de l’idée que ce sont les mécanismes fondés sur la marchandisation de la nature qui permettent de résoudre la crise climatique. L’auteur identifie deux figures qui bénéficient particulièrement de ce système : les « carbon cowboys » (p. 62), entrepreneurs climatiques qui sillonnent les forêts du Sud à la recherche de nouveaux projets rentables, et les anciennes élites conservatrices du Nord, grandes propriétaires terriennes, qui, grâce à cette vision marchande de la nature, valorisent une classe d’actifs qui constitue le socle de leur richesse.

4Le troisième chapitre explore le rôle du conseil en stratégie, et en particulier de la firme McKinsey, dans la construction de la gouvernance climatique et dans la normalisation du capitalisme vert. Selon l’auteur, la firme a contribué à forger une approche du changement climatique pragmatique, dépolitisée, centrée sur les acteurs privés, l’innovation et les mécanismes de marché, notamment via la promotion de sa courbe des coûts marginaux de réduction des émissions, publiée en 2007, qui expose les avantages économiques de l’action climatique. À travers ses clients mais aussi de nombreuses tribunes, rapports et conférences, McKinsey a cherché à propager l’idée que la transition bas carbone n’était pas seulement un enjeu environnemental mais aussi une opportunité économique. Centrée sur les élites, la stratégie de McKinsey a cependant trouvé ses limites lors de la COP15 en 2009, interprétée comme un échec car s’achevant sur une simple déclaration politique sans objectifs contraignants. Les efforts de la firme ont cependant permis l’établissement d’une compréhension commune du changement climatique et de ses enjeux à travers le globe, ainsi que l’imposition d’idées reprises dans l’Accord de Paris (2015) : McKinsey a ainsi posé les bases d’un nouveau mode de gouvernance climatique.

  • 4 Stefan C. Aykut et Amy Dahan, Gouverner le climat  ? Vingt ans de négociations internationales, Par (...)

5L’auteur s’intéresse ensuite au rôle des experts en communication dans le débat climatique. Leur implication massive s’inscrit dans le contexte d’une transformation de la gouvernance climatique vers un régime « incantatoire »4 suite à l’échec de la COP15, s’appuyant sur des engagements volontaires de la part des États. Dès lors, l’auteur montre que la priorité a été donnée à la production de récits optimistes et engageants censés dynamiser les efforts, portés par les experts en communication et en relations publiques. Particulièrement visibles lors des COP, ces experts se sont attelés à aligner les discours publics de plusieurs parties prenantes afin qu’ils aillent dans le sens des accords en construction, en faisant pression par exemple sur les scientifiques pour qu’ils soutiennent les textes officiels. Ces communicants ont notamment diffusé l’idée qu’il faut, pour populariser l’enjeu climatique, produire des messages simples et binaires. Ce cadrage, qui a eu pour effet de dépolitiser l’enjeu climatique, mais aussi de creuser un fossé entre ceux qui acceptent la science et ceux qui la refusent, a ainsi favorisé l’inclusion d’acteurs économiques prêts à se conformer à moindres frais à l’Accord de Paris et a marginalisé les voix critiques du capitalisme vert.

6Le dernier chapitre est consacré aux liens complexes entre élites climatiques et mouvements climat, c’est-à-dire un ensemble d’associations et groupes prônant un militantisme climatique. À partir de 2019, les mouvements climat se sont positionnés au cœur du débat international grâce à des actions spectaculaires et des discours radicaux. Afin de canaliser ces mouvements, vus comme l’un des bastions de résistance au capitalisme vert, les élites climatiques les ont conseillés et encouragés, dès lors que ces mouvements étaient non violents et se limitaient à des appels à la science. Les élites économiques et financières ont également cherché à les mettre au service de leur propre projet politique, notamment en les finançant. Dans cette perspective, des mouvements comme Extinction Rebellion et Fridays For Future sont qualifiés par les investisseurs et entrepreneurs de « start-ups innovantes », à même de « disrupter » les ONG environnementales plus traditionnelles : investir dans ces mouvements devient alors un moyen de valoriser des mouvements à leur image mais aussi d’avoir davantage de contrôle sur ces acteurs. L’auteur suggère que les activistes des mouvements climat, désormais invités à tous les grands sommets économiques, ne sont plus perçus aujourd’hui comme une menace pour l’ordre établi.

7Porteur d’une thèse politique forte, Édouard Morena propose une réflexion stimulante et d’actualité, qui, au-delà des polémiques sur les modes de vie des ultra-riches, ouvre un débat salutaire sur le rôle des élites économiques et financières dans la lutte contre le changement climatique. Accessible, l’ouvrage s’appuie sur une description empirique foisonnante et des sources variées composées d’extraits d’entretiens, de rapports, vidéos, tweets et autres podcasts, finement décortiqués et qui rendent la lecture vivante. Toutefois, l’absence de détails concernant l’enquête effectuée par l’auteur pour constituer et étayer sa réflexion est regrettable, alors qu’ils auraient permis de mieux cerner qui sont précisément ces élites climatiques. Enfin, une approche sociologique, laissant apparaître de manière plus importante les entretiens menés par l’auteur, permettrait sans doute d’affiner l’analyse des intérêts, motivations et objectifs de ces élites économiques et financières, parfois présentées comme un groupe indistinct, ce qui constitue peut-être la limite de l’approche en termes de classe sociale adoptée par l’auteur.

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Notes

1 Jesse Goldstein, Planetary improvement : cleantech entrepreneurship and the contradictions of green capitalism, Cambridge, The MIT Press, 2018.

2 Voir par exemple : Edouard Morena, « L’odeur de l’argent  : les fondations philanthropiques dans le débat climatique international », Revue internationale et stratégique, vol. 109, no 1, 2018, p. 115-123.

3 Le mécanisme REDD (Reducing Emissions from Deforestation and forest Degradation) vise à conserver et augmenter les stocks de carbone en forêt dans les pays du Sud.

4 Stefan C. Aykut et Amy Dahan, Gouverner le climat  ? Vingt ans de négociations internationales, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, coll. » Références », 2014.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Laure Manach, « Édouard Morena, Fin du monde et petits fours. Les ultra-riches face à la crise climatique », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 21 mars 2023, consulté le 08 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/60645 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.60645

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Rédacteur

Laure Manach

Doctorante en sociologie au Centre Alexandre Koyré (EHESS).

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Droits d’auteur

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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