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Laure Bereni, Le management de la vertu

Guillaume Arnould
Le management de la vertu
Laure Bereni, Le management de la vertu. La diversité en entreprise à New York et à Paris, Paris, Les Presses de Sciences Po, coll. « Académique », 2023, 288 p., ISBN : 978-2-7246-3990-2.
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Texte intégral

  • 1 Spécialiste des questions de genre. Voir par exemple Catherine Marry, Laure Bereni, Alain Jacquemar (...)
  • 2 En particulier la difficulté de convaincre les « managers de la diversité » de consacrer du temps à (...)
  • 3 Elle indique toutefois que son terrain se restreint aux régions d’affaires de Paris et de New York, (...)

1Les entreprises sont de plus en plus encouragées à développer des pratiques vertueuses, notamment en matière de lutte contre les discriminations liées au genre, à l’origine ou à l’âge. Dans cet ouvrage, Laure Bereni1 étudie le « management de la diversité », c’est-à-dire les moyens mis en œuvre pour valoriser les différences dans la main-d’œuvre des entreprises, pour traiter les salariés de manière équitable, pour attirer des talents et pour générer de nouvelles opportunités économiques (nouveaux marchés, engagement du personnel…). Pour ce faire, l’auteure mobilise en premier lieu une approche sociologique. Sur la base d’une enquête de terrain à Paris et à New York – dont les spécificités et difficultés2 sont décrites dans une annexe méthodologique à la fin de l’ouvrage –, la chercheuse a mené des entretiens avec des cadres d’entreprises spécialisés dans le domaine de la diversité, réalisé des observations de leurs pratiques professionnelles (conférences, ateliers, groupes de travail…) et compulsé des sources documentaires consacrées à la question. Elle propose également une analyse comparative qui met en valeur les différences de conception et de démarches entre la France et les États-Unis d’Amérique3, qu’elles relèvent des champs du droit, des sciences de gestion ou de la culture. On peut saluer la qualité d’une démarche pluridisciplinaire qui prend aussi appui sur les normes (juridiques ou morales) et permet de discuter de manière approfondie de l’idée selon laquelle la diversité constituerait une source de performance pour les entreprises.

  • 4 Il s’agit parfois des premiers postes supprimés en cas de crise.
  • 5 Ensemble des concepts, méthodes et outils d’analyse de l’action collective structurée.

2Dès l’introduction, Le management de la vertu pose les enjeux d’une analyse des managers de la diversité : il s’agit de comprendre ce que la centaine de cadres rencontrés met concrètement en œuvre au sein des entreprises et d’en discerner certaines contradictions et ambivalences. En effet, valoriser les différences ou traiter de manière équitable tous les personnels, améliorer l’image de l’entreprise ou conquérir de nouveaux marchés (entre autres objectifs) semblent des buts à la fois évidents et ambitieux. Ces managers doivent pourtant régulièrement faire valoir la légitimité de leur mission à côté des fonctions traditionnelles de gestion comme la finance, le marketing ou la gestion des ressources humaines4. Ainsi, Laure Bereni inscrit le questionnement sur l’intérêt d’un management de la diversité dans l’évolution des théories des organisations5 qui ont progressivement combiné les logiques d’efficacité, de productivité et de bien être au travail. La diversité comporte une forte dimension morale, associée au développement de la responsabilité sociale des entreprises (RSE) qui inscrit l’entreprise comme acteur au sein de son environnement. Elle doit par ailleurs être mise en tension avec l’existence de pratiques discriminatoires que le droit est petit à petit venu réglementer.

  • 6 Qui interdit aux employeurs de plus de 25 salariés de discriminer sur la base de la race, la couleu (...)
  • 7 Notamment mis en œuvre par l’État fédéral pour favoriser un recrutement plus diversifié au sein des (...)
  • 8 Beaucoup plus tardivement à partir des années 1990 puis 2000.

3Le premier chapitre met particulièrement bien en valeur le rôle de la contrainte juridique dans l’élaboration et l’essor du management de la diversité. Aux USA, ce nouveau champ de la gestion découle principalement de la révolution des droits civiques dans le domaine du travail et s’inscrit dans un cadre juridique antidiscriminatoire incarné par l’Equal Employment Opportunity issu du Civil Rights Act de 19646 et par des programmes de compensation des discriminations ancrés dans l’Affirmative Action7. En France, la reconnaissance des traitements discriminatoires se fait essentiellement sous l’impulsion de l’harmonisation européenne8 ou par des politiques publiques sélectives (traitant du handicap ou de l’égalité professionnelle entre les sexes). Les discriminations raciales ou ethniques sont peu prises en considération car elles ne font pas l’objet d’une mesure statistique. Ainsi, deux visions antagonistes se sont développées : l’approche américaine cherche à mieux faire fonctionner le marché a priori en éliminant les discriminations, alors que l’approche française vise à les corriger a posteriori. Les deux chapitres suivants décrivent d’un point de vue socio-historique la manière dont cette forme de gestion s’est développée aux États-Unis puis en France. En Amérique, les introducteurs du management de la diversité sont essentiellement issus des minorités. Ils considèrent que les entreprises qui tiennent compte des caractéristiques variées des individus parviendront à recruter les meilleurs profils, à les motiver et à s’ouvrir de nouvelles opportunités de marchés. En France, le management de la diversité est défendu par des dirigeants engagés dans la lutte contre l’exclusion et en faveur de l’intégration sociale. Il s’inscrit dans une logique citoyenne qui vise à inciter les entreprises à agir dans ce domaine. Enfin, alors que les pouvoirs publics sont tenus à l’écart du management aux États-Unis, ils jouent un rôle d’impulsion et d’accompagnement en faveur de la promotion de la diversité en France.

4Le quatrième chapitre approfondit ensuite les relations ambivalentes que le management de la diversité entretient avec le droit. Si les managers américains de la diversité insistent sur la différence entre leur fonction et celle des personnes en charge de la conformité avec la réglementation antidiscriminatoire, les managers français mobilisent plus régulièrement le registre de la contrainte pour faire évoluer leur entreprise. Laure Bereni constate ainsi une véritable division du travail aux États-Unis entre les personnels chargés de compliance et ceux qui gèrent diversity and inclusion : leurs réseaux, leurs profils et leur position dans la hiérarchie sont différenciés. Le respect des normes est perçu comme une mission plus technique, juridique et routinière, qui vise avant tout à éviter les contentieux, alors que la mise en place d’un management de la diversité permet de se rapprocher du sommet stratégique de l’entreprise et d’impulser de véritables changements. Cette dichotomie semble avoir permis de légitimer le domaine et d’en faire un paramètre de la performance globale des entreprises. En France, la frontière entre les deux fonctions est nettement plus poreuse. Le cadre juridique antidiscriminatoire constitue la base sur laquelle a pu émerger le management de la diversité : il permet de mettre en œuvre des pratiques opérationnelles concrètes dans le domaine des ressources humaines en particulier (formations, procédures de recrutement ou de promotion). L’approche reste catégorielle et les entreprises traitent séparément des sujets tels que le handicap ou l’égalité professionnelle en cherchant à dépasser leurs obligations légales.

5Le cinquième chapitre compare plus spécifiquement les deux approches nationales de la diversité en matière de genre et de race. Il existe en effet des différences assez marquées autour d’un discours commun : les entreprises considèrent qu’elles ont tout à gagner à prendre en considération la diversité de leurs personnels ou de leurs parties prenantes, sans toutefois en tirer les mêmes conclusions. Cette différenciation s’apprécie déjà dans la constitution d’outils de gestion nettement plus développés aux États-Unis pour mesurer la diversité en en apprécier la rentabilité. Ceci découle autant de l’existence d’un appareil statistique beaucoup plus élaboré que d’une culture gestionnaire quantitative très poussée ou d’une conflictualité politique très marquée sur les questions de justice raciale. En France, le discours est « aveugle à la race » et la prise en compte des discriminations liées aux origines s’est diluée dans le management de la diversité. L’auteure souligne que la grande majorité des cadres interrogés sont des femmes. Toutefois, les managers de la diversité américains appartiennent en majorité à des minorités ethnoraciales, alors que c’est le contraire en France. Ce contraste met en valeur la place de l’identité de ces managers qui peut aussi bien constituer une ressource qu’un frein : faire partie de telle ou telle catégorie peut se percevoir comme une assignation à une fonction ou au contraire justifier un engagement sociétal. Ainsi, aux États-Unis, l’appartenance à une minorité donne au manager plus de valeur pour assumer ce poste (elle concrétise en pratique la prise en compte des engagements non racistes de l’entreprise et la loyauté des salariés), tandis quela France valorise un profil d’homme blanc pour occuper cette fonction (comme garantie d’une expertise respectable).

  • 9 Selon qu’ils et elles inscrivent leur fonction dans un champ restreint à l’entreprise ou qui le dép (...)
  • 10 Selon qu’ils et elles revendiquent une posture d’acceptation ou de distance vis-à-vis des normes do (...)

6Le dernier chapitre se penche sur l’identité professionnelle des managers de la diversité. Le rapport au travail de ces derniers peut être envisagé selon deux axes : leur focalisation sur l’entreprise ou plus largement sur la société9 ; leur approche gestionnaire ou au contraire critique de leur fonction10. Cette grille de lecture permet de repérer trois grands profils idéal-typiques au sein de l’échantillon étudié et d’en comparer les approches nationales. Les managers de la diversité qui combinent une focalisation large sur la société et un profil gestionnaire sont des « expertes investies » : aux États-Unis, ce sont des « community leader » (dont la trajectoire doit servir d’exemple à suivre) ; en France, ce sont des « professionnelles de la vertu » (expertes investies autour de la dimension civique de son travail). Les managers qui combinent une focalisation sociale et un profil critique sont qualifiés d’« experts critiques » : aux États-Unis, ce sont des « equal opportunity gatekeeper » (garants du respect de la conformité au droit antidiscriminatoire) ; en France, ce sont des « militants professionnels » (visant la politisation de la fonction diversité). Les managers qui combinent une focalisation sur l’entreprise et un profil gestionnaire sont des « expertes distanciées » : aux États-Unis, ce sont des « profit driver » (fonction normalisée qui doit servir la performance de l’entreprise) ; en France, ce sont des « gestionnaires de projet » (expertes généralistes dont l’objectif est de mobiliser au sein de l’entreprise). Ces identités découlent en grande partie des opportunités de carrière associées au poste de manager, qu’il s’agisse d’un tremplin vers une meilleure situation ou au contraire d’un travail de fin de carrière.

7Le management de la vertu est une lecture d’une grande richesse. On y appréhende la vie concrète des managers d’entreprise, l’évolution des règles de droit, les traditions historiques et culturelles nationales… Nourri d’une recherche empirique au long cours, de références théoriques variées et pointues, c’est un ouvrage particulièrement stimulant qui permet d’entrevoir la réalité des discours sur la place des entreprises dans la société, d’en questionner la part de simple communication, et au final de mesurer la difficulté à faire évoluer le capitalisme contemporain.

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Notes

1 Spécialiste des questions de genre. Voir par exemple Catherine Marry, Laure Bereni, Alain Jacquemart, Sophie Pochic, Anne Revillard, Le plafond de verre et l'État. La construction des inégalités de genre dans la fonction publique, Paris, Armand Colin, coll. « Individu et Société », 2017, compte rendu de Pierre ALayrac pour Lectures : https://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/24146 ; Laure Bereni, La bataille de la parité. Mobilisations pour la féminisation du pouvoir, Paris, Économica, coll. « Études politiques », 2015, compte rendu de Marie Perrin pour Lectures : https://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/18638 ; Catherine Achin, Laure Bereni (dir.), Dictionnaire genre & science politique. Concepts, objets, problèmes, Paris, Les Presses de Sciences Po, coll. « Références », 2013, compte rendu de Maud Navarre pour Lectures : https://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/13020.

2 En particulier la difficulté de convaincre les « managers de la diversité » de consacrer du temps à cette étude.

3 Elle indique toutefois que son terrain se restreint aux régions d’affaires de Paris et de New York, qui concentrent une grande partie des salariés engagés dans ces missions au sein de grandes entreprises. Si ce point réduit quelque peu la portée des conclusions qu’on peut tirer de l’enquête, ’ouvrage fournit toutefois une analyse des règles de droit nationales qui facilite la comparaison entre les deux pays..

4 Il s’agit parfois des premiers postes supprimés en cas de crise.

5 Ensemble des concepts, méthodes et outils d’analyse de l’action collective structurée.

6 Qui interdit aux employeurs de plus de 25 salariés de discriminer sur la base de la race, la couleur de peau, la religion, le sexe ou l’origine nationale.

7 Notamment mis en œuvre par l’État fédéral pour favoriser un recrutement plus diversifié au sein des entreprises sous contrat avec les pouvoirs publics, mais aussi par des contentieux judiciaires.

8 Beaucoup plus tardivement à partir des années 1990 puis 2000.

9 Selon qu’ils et elles inscrivent leur fonction dans un champ restreint à l’entreprise ou qui le dépasse.

10 Selon qu’ils et elles revendiquent une posture d’acceptation ou de distance vis-à-vis des normes dominantes de gestion.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Guillaume Arnould, « Laure Bereni, Le management de la vertu », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 13 mars 2023, consulté le 23 avril 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/60500 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.60500

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