Anthony Galluzzo, Le mythe de l’entrepreneur. Défaire l’imaginaire de la Silicon Valley
Texte intégral
1À l’heure où Emmanuel Macron vient de décerner la Légion d’honneur à Jeff Bezos, fondateur d’Amazon, l’ouvrage d’Anthony Galluzzo tombe à pic. En cinq chapitres documentés et bien écrits, l’enseignant-chercheur en sciences de gestion démonte la « catégorie du discours » (p. 13) que constitue la figure de l’entrepreneur étasunien saisie à longueur d’articles de presse, de biographies et autres biopics souvent dithyrambiques.
2Le premier chapitre s’attaque à « l’anatomie de ce mythe » (p. 13), en menant une analyse structurelle à partir de plusieurs patrons de la Silicon Valley, dont Steve Jobs. Galluzzo repère des régularités dans la construction du récit public distinguant l’entrepreneur : d’abord, une scène fondatrice (généralement située dans un garage) qui marque une création d’entreprise, présentée comme un acte individuel sans ancrage socioéconomique, sociohistorique ni socioculturel. Ensuite, la désignation de l’entrepreneur comme un être supérieur capable de façonner le monde (et ses besoins) à partir de sa seule volonté créatrice, quitte pour cela à détruire ce qui existe (Galluzzo consacre quelques pages à l’économiste autrichien Joseph Schumpeter et aux problèmes que sa conception de l’évolution du marché pose à l’observateur du champ économique réel, en s’appuyant sur l’exemple de l’industrie informatique). Troisièmement, l’entrepreneur est affublé d’un pouvoir extraordinaire digne du meilleur nécromancien : prédire l’avenir à partir du présent (déjà mort sans le savoir) et de ses limites, et ce quand bien même les « prédictions » du visionnaire constituent un savoir déjà partagé par les spécialistes du domaine (p. 31). Galluzzo pointe ici une dimension importante : l’entrepreneur n’est pas un simple homo economicus, mais un être inspiré luttant « contre l’ignorance et les incapacités de son temps » (p. 32). Autre élément majeur du récit, l’entrepreneur, même s’il est tyrannique avec ses « collaborateurs », se trouve au centre du monde et irradie d’une puissance charismatique : la « légitimité [de Steve Jobs] n’était pas sa technicité, mais sa capacité à inspirer, à guider des hommes qui ne seraient rien sans sa prescience » (p. 45). Enfin, les récits entrepreneuriaux, tout à leur célébration de l’individu (théorique) néolibéral, « oublient » de mentionner la place de la puissance publique dans la trajectoire de ces créateurs « hors normes ». Galluzzo rappelle pourtant opportunément que l’histoire de la Silicon Valley est indissociable de celle de l’armée américaine (p. 53-56). Faisant fi de la réalité historique de la Silicon Valley, caractérisée par une surconcentration de ressources financières, technologiques et de travailleurs hautement qualifiés, le mythe de l’entrepreneur dépeint donc un mécanisme de création de valeur reposant sur un individu singulier.
3Le chapitre 2 poursuit cette anatomie du mythe en insistant sur le processus d’héroïsation qui vient compléter la figure de l’entrepreneur-créateur. Anthony Galluzzo montre comment les discours mettent en scène une opposition entre l’entrepreneur adepte du beau (Steve Jobs) et le capitaliste mû par sa voracité financière (Bill Gates). Cet imaginaire entrepreneurial visant à instaurer une supériorité morale sur « l’homme d’affaires » classique serait un moyen (efficace ?) pour faire oublier que les deux catégories « participent à un même régime d’accumulation » (p. 65), même si les entreprises qu’elles sont censées incarner ne s’organisent et ne fonctionnent pas de la même manière, en raison de trajectoires spécifiques dans une configuration socioéconomique différente : au début des années 1980, Apple n’était qu’une PME quand Hewlett-Packard ou IBM étaient déjà des multinationales. Sa souplesse de fonctionnement n’avait donc rien d’étonnant, et sa construction progressive s’est opérée à partir de l’apport de multiples « expertises accumulées par plusieurs entreprises parentes » (p. 75), y compris les deux mastodontes. Insister sur ces éléments collectifs reviendrait à écorner le mythe de « l’entrepreneur de génie », dont l’action échappe à « tout système causal » grâce à une « supériorité cognitive », à « un surcroît d’énergie et de volonté » (p. 78-79), venus à bout de tous les obstacles, même les plus précoces. Insister sur ces éléments collectifs reviendrait surtout à remettre sur le devant de la scène le rôle qu’ont joué, dans leur trajectoire, les différents capitaux hérités par les « entrepreneurs de génie » (p. 84-93). Or, dans la construction médiatique élaborée avec des spécialistes du marketing ou des médias, les entrepreneurs se doivent de présenter une histoire d’eux-mêmes reconstruite pour servir les objectifs et le prestige de l’entreprise, dans un langage favorable à l’instauration d’une légitimité suffisante face aux investisseurs potentiels : « l’entrepreneur n’est pas cet être entièrement consacré à son industrie. C’est aussi un marketeur de lui-même, très attentif à l’élaboration de sa persona et à la construction médiatique de sa propre image de marque » (p. 96-97).
4Toutefois, l’invention de l’entrepreneur-créateur ne date pas des années 1980. Dans le chapitre 3, Galluzzo retrace sa généalogie, qui a partie liée avec les médias dès ses origines, au XIXe siècle. Selon lui, les évolutions technologiques et économiques de la presse écrite (qui ont ensuite servi au développement ininterrompu d’une « littérature self-help ») ont permis de capter l’attention du public en personnifiant les dynamiques d’un champ économique soumis à de fortes perturbations, comme ce fut le cas par exemple lors des scandales mettant en cause les « barons voleurs » (p. 127-133). Selon ces supports de communication, le succès entrepreneurial dépendait avant tout d’un travail acharné sur le « caractère » (p. 112), autodiscipline nécessaire au contrôle de soi dont on pouvait vérifier les effets positifs en s’inspirant de figures emblématiques (à l’image de Benjamin Franklin) ; plus tard, c’est surtout la « volonté » qui serait mise en avant, et avec elle la capacité à façonner le déroulement de son existence, plutôt que le subir. « On repère dans la plupart des écrits une ligne de tension entre célébration forcenée de l’égalité et reconnaissance résignée de l’inégalité. On nous décrit un monde tout à la fois mû par le chaos des énergies et harmonisé par des lois immuables ; un monde où tous peuvent devenir de grands entrepreneurs, mais où les grands entrepreneurs restent des êtres hors norme » (p. 123).
- 1 Voir, par exemple, Eric Schmidt, Jared Cohen, The New Digital Age: Reshaping the Future of People, (...)
5Face à cette fascination, les analyses critiques ne semblent guère avoir pesé, le processus de patrimonialisation de la figure de l’entrepreneur survivant aux différentes crises qui affectent le mythe (p. 134-142), jusqu’à nos jours : « Les célébrations de la marginalité originelle se transforment : l’entrepreneur à succès n’est plus ce petit enfant miséreux sorti de sa campagne, mais le nerd, le geek, l’adolescent bricoleur et facétieux que personne n’a vu venir » (p. 147). Et l’on retrouve l’idée décrite en son temps par Ayn Rand : le leader entrepreneurial se distingue par sa capacité prométhéenne à sauver le monde grâce à la technologie (p. 152-156). Difficile de donner tort à Anthony Galluzzo, tant les promesses cornucopiennes sont légion, en particulier sous l’influence des propriétaires des grandes plateformes numériques1.
6Alors que le livre était jusque-là construit autour d’analyses du discours, le chapitre 4 opère un changement notable puisque Galluzzo s’intéresse aux effets réels des pratiques patronales en matière de « gestion » des conflits sociaux et d’organisation du travail, à partir de deux exemples (une fusillade contre des grévistes de l’entreprise Carnegie en 1892 ; des suicides dans l’entreprise Foxconn en 2010). Au-delà de la description des configurations productives et sociales ayant conduit à ces deux « affaires », Galluzzo insiste sur leur destin : Carnegie, ancrée dans le territoire national, ne s’est jamais débarrassée de l’image catastrophique consécutive à l’assassinat de plusieurs travailleurs étasuniens, tandis que Steve Jobs a pu se dédouaner de ses responsabilités, grâce à la complexité des liens de sous-traitance unissant Apple et Foxconn, et à l’éloignement géographique et social entre les États-Unis et les victimes chinoises.
7Enfin, le dernier chapitre revient sur la question définitoire : qu’est-ce qu’un entrepreneur ? Pour cela, il s’appuie sur des discussions menées dans les sciences de gestion, dont il montre les difficultés à stabiliser une acception cohérente : est-ce le créateur d’une activité économique, quelle est alors la taille et le dynamisme de l’entreprise, quels sont ses rapports au risque, à l’innovation et à la « disruption » ? L’entrepreneur est-il porteur de « traits de personnalité » spécifiques ? Quels sont ses liens avec le succès ? Devant les impasses empiriques et conceptuelles, Galluzzo conclut : « Penser l’entrepreneur, en fin de compte, consiste peut-être moins à décrire un phénomène qu’à distiller une politique, à mobiliser autour d’un programme » (p. 201). Ce mot d’ordre est d’autant plus présent qu’il accompagne depuis plus de quarante ans l’installation des politiques néolibérales, via lesquelles des institutions aussi diverses que l’ANPE (puis Pôle Emploi), le CNRS ou les universités encouragent les individus à se faire « entrepreneurs d’eux-mêmes » sur des marchés considérés comme les juges de paix du niveau de réussite individuelle, en raison de leur nature censément égalitaire : « dans la modernité capitaliste, le mythe de l’entrepreneur permet de simplifier la vie économique en la théâtralisant et de rassurer les individus quant à leurs capacités à agir et à être maîtres de leur destin » (p. 209-210). Et Galluzzo de rappeler que la performance économique de l’entreprise n’est finalement pas la plus importante pour pouvoir endosser le costume de l’entrepreneur héroïsé (données chiffrées à l’appui). « Pour entreprendre son image d’entrepreneur, il faut pouvoir se couler dans une trame et dans un idéal. La trame est celle du récit héroïque et de l’aventure créatrice ; l’idéal est celui du romantisme prométhéen. L’entrepreneur ne peut être qu’un artiste inspiré et un humaniste obstiné. Il doit pouvoir exalter le nouvel esprit du capitalisme, iconoclaste et provocateur » (p. 218).
8À l’issue de la lecture, restent en suspens deux interrogations. La première concerne la réception de ce mythe dans l’espace social (notamment chez les travailleurs), puisque les analyses d’Anthony Galluzzo portent sur la production de l’imaginaire entrepreneurial. Le mythe est-il avant tout utile pour séduire des investisseurs et rassurer des marchés, ou possède-t-il également une puissance évocatrice pour des catégories plus larges de la population ? Et si c’est le cas, comment s’en saisissent les forces critiques (qu’elles soient syndicales ou politiques) pour tenter de lutter contre son influence ? Le second point est davantage un regret : pourquoi ne pas avoir analysé plus en détail les rapports entre la place croissante accordée au « leader charismatique » dans l’univers de l’entreprise (au détriment de la légitimité technique) et l’effacement du travail effectif et de son organisation ? Cela aurait permis de creuser davantage la manière dont la domination charismatique a (ou pas) pesé dans le déploiement des processus de précarisation sociale qui affectent de nombreux pans de l’industrie informatique, en accompagnant notamment – par l’imaginaire social de l’entrepreneur créateur – le déni de l’importance du travail (et de ceux qui le réalisent) dans la constitution des chaînes de valeur.
Notes
1 Voir, par exemple, Eric Schmidt, Jared Cohen, The New Digital Age: Reshaping the Future of People, Nations and Business, New York, Alfred A. Knopf, 2013.
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Référence électronique
Stéphane Le Lay, « Anthony Galluzzo, Le mythe de l’entrepreneur. Défaire l’imaginaire de la Silicon Valley », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 09 mars 2023, consulté le 21 septembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/60441
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