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Frédéric Graber, Inutilité publique. Histoire d’une culture politique française

Marie-Aimée Romieux
Inutilité publique
Frédéric Graber, Inutilité publique. Histoire d'une culture politique française, Paris, Amsterdam éditions, 2022, 208 p., ISBN : 9782354802554.
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1L’enquête publique : voici le dispositif qui est ici analysé par l’historien Frédéric Graber, chercheur CNRS spécialiste de l’histoire environnementale des XVIIIème et XIXème siècles. À travers l’enquête publique, il souligne dans son ouvrage la mise en scène de l’utilité publique et du consentement des populations. De fait, Frédéric Graber énonce dès l’introduction qu’à partir du moment où un projet d’aménagement est présenté en France, l’enquête publique qui cherche à informer et à recueillir l’avis des populations aboutit systématiquement à la confirmation de l’intérêt public du projet, quand bien même de nombreuses contestations et interrogations ont été soulevées dans le cadre de cette enquête. L’auteur propose ainsi d’analyser les mécanismes des enquêtes publiques et leurs enjeux politiques selon trois perspectives.

2S’agissant de la première perspective, l’auteur adopte un point de vue ethnographique pour analyser le fonctionnement des enquêtes publiques en France aujourd’hui. Ce faisant, l’argumentaire de l’enquête est décortiqué à partir d’un cas concret datant de 2015 : le projet d’un parc d’activité commerciale, un hypermarché à déplacer de 2000 mètres sur le site de Béner, en périphérie du Mans, et qui serait entouré d’une zone commerciale. Ce projet d’aménagement est relativement modeste par sa médiatisation, mais pas anodin par son budget, estimé à plus de 200 millions d’euros d’investissement. Frédéric Graber retrace alors les ambiguïtés de cette enquête publique. La participation des citoyens y est relative, mais suscite un certain intérêt de la part du public. Le commissaire-enquêteur en charge de l’enquête publique a disposé d’un mois pour recueillir l’avis de la population, par internet et sur place. Ce dernier explique les enjeux du projet, puis compile les avis et les interrogations de la population, qui atteignent plus d’un millier d’observations. Les remarques positives sont plus nombreuses, mais ont peu de place dans la compilation finale, car elles sont succinctes. Les avis négatifs sont minoritaires, environ 26%, mais bien argumentés et approfondis. Cependant, ils n’ont pas d’influence sur l’issue du projet. Ce qui est médiatisé n’est pas le corps de l’enquête, mais la répartition en nombre des avis, soulignant que l’enquête publique est utilisée comme un outil de légitimation du projet. Cette apparente contradiction est ainsi révélatrice des enjeux politiques sous-jacents à l’enquête publique : « un projet est d’abord un exercice rhétorique, au sens où il cherche à convaincre. Il ne s’agit cependant pas de convaincre tout le monde, mais de viser surtout les institutions qui doivent examiner et autoriser le projet » (p. 33). L’enquête publique sert de relais du bien-fondé du projet dans l’opinion publique et les médias. Afin d’y parvenir, les projets sont présentés comme des solutions aux problèmes d’aménagement, et donc comme une nécessité. L’enquête publique n’est pas un moment de vérification de la viabilité des arguments avancés de part et d’autre, elle reprend l’argumentaire des projets. C’est un moment d’apparente transparence du débat public : la population peut accéder à des documents détaillant la réalisation du projet et justifiant de certaines obligations réglementaires, mais elle n’a ni les moyens d’en vérifier la véracité, ni d’offrir des alternatives. En effet, les chiffres avancés pour l’étude technique du dossier de Béner ne sont pas justifiés. Et cette situation s’explique par la rude concurrence entre les cabinets chargés des études, de même que par la logique du secret professionnel. Ainsi, l’auteur conclut que « la procédure [d’enquête publique] ne prévoit rien pour lever le soupçon qui peut peser sur les études du fait de leur financement par le promoteur » (p. 48).

3Concernant la deuxième perspective, c’est la dimension historique de l’enquête publique qui est analysée. L’auteur souligne alors les permanences et les paradoxes de la mise en œuvre des enquêtes publiques depuis le XVIIIème siècle. À cette époque, il existait en effet de nombreux dispositifs de consultation qui plaçaient déjà au cœur de leur fonctionnement la mise en scène du consentement public. La monarchie française recourrait à des enquêtes préalables identifiant les avantages et les inconvénients des projets d’aménagement, mais ces enquêtes reflétaient l’inégalité structurelle de la société d’Ancien Régime, car l’avis des populations y était pris en compte en fonction du statut social. Il s’agissait d’évaluer l’impact qu’un projet d’aménagement pouvait avoir sur les privilèges détenus par une communauté ou un individu. L’enquête préalable était mise en œuvre par ordre du conseil du roi, et confiée à un administrateur, le plus souvent l’intendant. Ce dernier s’appuyait sur de nombreux experts afin d’évaluer l’intérêt technique, économique et juridique du projet. Il intégrait parfois dans son enquête des consultations des notables locaux, afin d’évaluer les dommages potentiels et le degré d’opposition. Une analyse fine des relations entre les Parlements et le roi est ainsi proposée par Frédéric Graber, à travers cet exemple des enquêtes préalables. Dans le cas où un projet suscitait des oppositions ou des réticences, l’administrateur pouvait transmettre l’enquête à un procureur convoquant divers témoins. Ces derniers étaient cependant largement favorables au projet, car ils étaient à la fois issus de la notabilité locale et partie prenante du projet d’aménagement. Ainsi, on retrouve selon l’auteur le même paradoxe qu’aujourd’hui : l’enquête n’a ni pour objectif de proposer des améliorations au projet, ni d’en contester la légitimité. Elle vise uniquement à vérifier puis à démontrer l’utilité publique du projet, autrement dit la légitimité du roi à rompre les droits existants sans compromettre l’équilibre sociétal. De ce fait, à cette époque, le consentement des communautés concernées n’est que consultatif. Au XIXème siècle, l’enquête publique est ensuite réorganisée sous l’action de Louis-Mathieu Molé (1781-1855), homme politique issu d’une famille de magistrats. Selon ce dernier, l’enquête publique idéale doit réunir trois conditions : premièrement, elle doit permettre d’accéder au dossier et de déposer des remarques ; deuxièmement, elle doit être publique et médiatisée ; troisièmement, elle suppose une certaine durée. Ces principes sont alors discutés entre hommes d’État et fonctionnaires au sein de la Commission des routes et des canaux, et ils aboutissent à l’ordonnance de mai 1829. Dorénavant, les projets seront déposés dans un lieu public, le plus souvent en préfecture ou en sous-préfecture, pour y être consultés et commentés par le public. Ce fonctionnement témoigne d’une certaine vision de l’utilité publique : ne sont décrétés comme tels que les projets qui ont pu faire l’objet de discussions et de raisonnements, aboutissant dès lors à une décision juste. Aussi, pour éviter que l’enquête reste vide, Molé propose la création des commissaires-enquêteurs, issus des notables locaux. Ils désamorcent les contestations lors de réunions publiques et construisent un nouveau rapport de force entre l’autorité et la population. D’où l’utilité publique et l’intérêt général ne sont autres que l’aboutissement d’une procédure administrative, celle de l’enquête publique, réalisée dans un cadre rationnalisé.

4En guise de troisième et dernière perspective, l’auteur interroge le caractère démocratique des enquêtes publiques. La participation du public à ces enquêtes devient en effet un sujet politique à partir des années 1970, avec l’émergence de la conscience environnementale. Frédéric Graber nuance alors fortement la dimension démocratique de telles enquêtes, car même si ce principe est réaffirmé dans la réforme de 1983, centrée sur les projets susceptibles d’affecter l’environnement, il n’y a pas de changement suffisant dans la mise en œuvre des enquêtes publiques pour que la démocratisation soit effective. La loi Bouchardeau de 1983 réaffirme les principes établis par Molé : universalité, publicité et durée. La figure du commissaire-enquêteur est à nouveau centrale : indépendant du maître d’ouvrage, il est rémunéré par l’État. La dimension démocratique reste ainsi faible, car les débats n’ont toujours pas d’incidence sur les résultats de l’enquête. Il s’agit davantage d’un discours rhétorique que d’une réalité. Aussi, de nombreuses critiques sont faites sur l’irréversibilité de la conclusion des enquêtes publiques. Par la suite, ces critiques servent alors à justifier le vote d’une série de lois, entre 2009 et 2019, qui limitent progressivement les délais et les champs d’application des enquêtes publiques, pour aboutir finalement, en mars 2018, à la suppression à titre expérimental des enquêtes publiques, remplacées par des consultations électroniques. Puis le décret n°2020-412 du 8 avril 2020 permet aux préfets de s’affranchir des enquêtes publiques et de l’évaluation environnementale. Dès lors, la façade délibérative de l’enquête publique n’est plus, malgré les enjeux démocratiques qui y étaient pourtant liés : l’importance du contradictoire et de la transparence du débat.

  • 1 Par exemple, sur la réorganisation de l’enquête publique au XIXème siècle, davantage de détails son (...)
  • 2 Voir par exemple Gervais Julie, Lemercier Claire et Pelletier Willy (dir.), La valeur du service pu (...)

5Formidable décomposition du fonctionnement et des limites de cet outil d’information et de dialogue avec les populations qu’est l’enquête publique, l’ouvrage de Frédéric Graber pointe ses enjeux politiques. Il démontre que l’enquête publique reprend les codes du débat pour mieux neutraliser les oppositions, et qu’elle est un outil au service des promoteurs. Ceci étant, l’ouvrage reste succinct, et les autres articles publiés par l’auteur sont parfois plus précis, notamment sur certains points développés dans la partie historique1. Aussi, une ouverture sur les travaux de sociologie et de science politique consacrés à la communication publique et à l’intérêt général aurait permis de prendre un peu plus de recul dans la dernière partie2. Autant d’éléments qui ouvrent donc la voie à de nouvelles publications dans le prolongement de cet ouvrage stimulant.

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Notas

1 Par exemple, sur la réorganisation de l’enquête publique au XIXème siècle, davantage de détails sont présentés dans l’article de Graber Frédéric, « Enquêtes publiques, 1820-1830. Définir l’utilité publique pour justifier le sacrifice dans un monde de projets », Revue d’histoire moderne & contemporaine, vol. 63, n. 3, 2016, p. 31-63.

2 Voir par exemple Gervais Julie, Lemercier Claire et Pelletier Willy (dir.), La valeur du service public, Paris, La Découverte, 2021 ; ou encore Lucbert Sandra, Le ministère des contes publics, Paris, Verdier, 2021.

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Para citar este artículo

Referencia electrónica

Marie-Aimée Romieux, « Frédéric Graber, Inutilité publique. Histoire d’une culture politique française », Lectures [En línea], Reseñas, Publicado el 01 marzo 2023, consultado el 06 diciembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/60344 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.60344

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