Dominique Casajus, Le hasard mode d’emploi. Divination, arithmétique et machines littéraires
Texte intégral
- 1 Simone Weil, Sur la science, Paris, Gallimard, 1966, p. 163, p. 168-169 et p. 172-173.
1Cet ouvrage très érudit aborde la question de la prévision du futur au moyen des mathématiques du probable, en cherchant à établir une correspondance entre les procédés de divinations anciens (géomancie touarègue, Yi-King chinois) et les mathématiques modernes. En cela, c’est bien un « mode d’emploi du hasard » que nous propose l’auteur, à partir de l’analyse des relations entre « divination, arithmétique et machines littéraires » qu’évoque le sous-titre. La thèse du livre s’appuie sur un texte de Simone Weil1 qui voit une parenté naturelle entre des systèmes divinatoires anciens et les savoirs scientifiques contemporains. Dominique Casajus soutient ainsi qu’il y aurait une « parenté naturelle entre la divination et les mathématiques » (p. 25), plus précisément entre l’art divinatoire et les mathématiques du probable. Le rapport au hasard et l’utilisation des techniques probabilistes à des fins de prévision est un domaine déjà abondamment exploré dans de multiples travaux, tant en histoire des sciences que dans les différentes sciences elles-mêmes (économie, biologie etc.). Ici, Dominique Casajus se propose de « dépayser » (p. 14) le lecteur en l’entraînant sur des territoires hybrides où se côtoient savants, géomanciens, écrivains et poètes. Ce dépaysement est utilisé tout au long de l’ouvrage comme une méthode d’exposition de la thèse de l’auteur. Des pratiques de divination bien antérieures à l’élaboration du calcul moderne des probabilités, qualifiées de mathématiques non écrites, sont analysées au moyen de mathématiques écrites. Puis des textes littéraires sont reliés à ces pratiques divinatoires.
2Le premier chapitre est consacré à la présentation du voyage singulier que propose l’ouvrage. Il justifie la démarche qui consiste à associer des « grands noms » de la culture savante aux « créateurs inconnus des signes géomantiques » par l’idée que les uns et les autres peuvent « se tenir par la main » (p. 19). Pour cerner son propos, éviter le risque de la dispersion et rassurer le « lecteur sceptique » qui aurait « du mal accepter l’idée que le mathématicien, le joueur et même le devin seraient tous des cousins » (p. 18) sur cette ambition transversale, Dominique Casajus précise qu’il limite son investigation à la classe des procédés divinatoires et des formes d’écriture qui présentent un caractère algorithmique. Ce caractère algorithmique revient à transformer des calculs en une narration combinatoire. De ce point de vue, la divination apparaît comme une « machine à fabriquer des histoires » (p. 31). Les algorithmes mis en œuvre dans les pratiques divinatoires anciennes permettent de « rendre des oracles » (p. 49) qui représentent des histoires du futur analogues à certains récits de science-fiction. D’où les deux grandes parties qui rythment ce livre : la première (chapitres 2 à 4) est centrée sur les mathématiques de l’analyse combinatoire, alors que la seconde (chapitres 6 à 8) explore les aspects littéraires de la perspective combinatoire. Entre les deux, le chapitre 5 invite le lecteur à considérer les mathématiques de la combinatoire comme un jeu de l’esprit, ce qui les rapproche de certains jeux d’adresse étudiés par les ethnologues (comme l’awelé touareg), qui partagent avec les opérations arithmétiques un jeu entre liberté et contrainte. Il y a en effet « une affinité particulière entre certains jeux et certains procédés divinatoires » (p. 10).
3Les résultats des travaux de Dominique Casajus font apparaître l’omniprésence de l’opération mathématique appelée « modulo » dans les pratiques divinatoires. L’opération modulo consiste à associer à deux nombres entiers le reste de la division euclidienne de l’un par l’autre en se désintéressant du quotient. Par exemple, 9 modulo 4 égale 1 car 9 = 2×4 + 1. De la même manière, 9 modulo 3 égale 0 car 9 = 3×3 + 0, etc. Le chapitre 2 détaille un exemple de géomancie sahélienne dans laquelle un reste 0 dans la division euclidienne par 2 est interprété comme un mauvais présage.
4Cette même opération mathématique apparaît également à l’œuvre dans les pratiques divinatoires d’autres régions du monde, comme le Yi-King chinois qui utilise des tirages aléatoires pour construire un hexagramme (parmi une combinatoire de 64 possibilités), dont le Livre des mutations fournit l’interprétation. Dominique Casajus établit que les procédés divinatoires « présent[e]nt un caractère algorithmique », ce qui permet de comprendre que « les opérations mentales mises en œuvre par ces activités [de divination] reviennent à faire de la mathématique » (p. 11-12). L’ouvrage s’appuie notamment sur des études ethnologiques menées en Mauritanie et au Sénégal, où les pratiques divinatoires présentées en mathématiques contemporaines révèlent la nature algorithmique des représentations mentales des géomanciens.
5L’écriture des combinatoires sur lesquelles reposent différentes techniques de divination dans la syntaxe mathématique occidentale permet de mettre en dialogue l’Orient et l’Occident, l’Europe, l’Afrique et l’Asie, avec des enjeux semblables dans la recherche de création d’« histoires du futur ». C’est là qu’intervient la dimension littéraire de la divination, qui procède comme une machine à fabriquer des histoires. Italo Calvino parle en effet de « machine narrative combinatoire » pour désigner un tel procédé.
6Le chapitre 3 décrit la « machine narrative » de la géomancie touarègue. Un tirage de nombres « au hasard » permet de générer des combinaisons de deux chiffres binaires qui, agencées selon une séquence précise, forment les figures du « thème » géomantique. Par exemple, la figure « 2-2 » signifie « blancheur » tandis que la figure « 2-1 » a le sens de « noirceur ». La première figure peut désigner un homme blanc ou un homme vêtu de blanc, comme un musulman se rendant à la prière du vendredi, tandis que la seconde représente un homme noir ou un homme aux pensées noires. La figure « 1-2 » a une valence féminine et peut représenter une femme ou un objet lié à une femme, tandis que la figure « 1-1 » évoque quelque chose de « nouveau », etc. À partir de ces séquences, le géomancien compose une « histoire » en incarnant les figures dans des personnages de chair et d’os. Par exemple, « une femme et un homme viennent à une femme avec des bagages qu’ils lui donnent » ou « un homme noir et son ami blanc sont venus et donnent des mauvaises nouvelles à un homme blanc en présence d’une femme qui est peut-être son épouse » (p. 64). On comprend ainsi que le procédé divinatoire qui décrit des schémas d’interaction entre agents représente une « machine à fabriquer des histoires ». Si le géomancien compose, les sémioticiens décomposent.
7Ce livre est riche de savoirs qu’il convoque dans des domaines très variés : ethnomathématique, histoire des probabilités, philosophie du hasard, littérature. On peut regretter l’aspect un peu touffu donné par cette profusion de champs disciplinaires. En outre, mettre sur le même plan de grands savants européens comme Leibniz et du guide Touareg de l’auteur peut surprendre a priori. Mais ce rapprochement conforte la thèse de l’auteur : par-delà des différences apparentes de savoirs et de culture, il existe une forme d’invariant humain dans l’usage de l’analyse combinatoire pour la prédiction du futur, conclusion qui est l’une des grandes forces du livre. Malgré la technicité du propos, l’auteur fait usage de beaucoup d’humour dans son d’écriture. Cet humour permet de déployer une impressionnante érudition sans que celle-ci paraisse trop pesante au lecteur.
8Terminons en mentionnant l’introduction originale du livre, qui indique un prolongement possible sur d’autres problématiques. Dominique Casajus évoque le film de Steven Spielberg, Minority Report (2002), qui évoque un monde, en 2050, dans lequel un procédé aléatoire de type algorithmique est utilisé pour détecter les criminels avant qu’ils n’agissent. La police arrête alors quelqu’un qui n’a pas encore agi. Mais le mécanisme s’enraye et le policier en charge du système se retrouve accusé à tort, suite à une erreur de divination. Le livre de Dominique Casajus peut ainsi être un point de départ pour une réflexion éthique sur les enjeux divinatoires de l’usage des algorithmes en intelligence artificielle. Voici donc un ouvrage foisonnant et stimulant auquel ce bref compte rendu ne rend que partiellement justice.
Notes
1 Simone Weil, Sur la science, Paris, Gallimard, 1966, p. 163, p. 168-169 et p. 172-173.
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Référence électronique
Christian Walter, « Dominique Casajus, Le hasard mode d’emploi. Divination, arithmétique et machines littéraires », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 28 février 2023, consulté le 08 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/60300 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.60300
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