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Patrick Tort, Du totalitarisme en Amérique. Comment les États-Unis ont instruit le nazisme

Jean Bernatchez
Du totalitarisme en Amérique
Patrick Tort, Du totalitarisme en Amérique. Comment les États-Unis ont instruit le nazisme, Toulouse, Erès, coll. « A ceux qui veulent changer le monde », 2022, 274 p., ISBN : 978-2-7492-7536-9.
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Texte intégral

1Le titre de l’ouvrage est une référence à un classique de la science politique, De la démocratie en Amérique, œuvre du philosophe français Alexis de Tocqueville (1805-1859) qui analyse le système politique étatsunien du XIXe siècle sous l’angle de ses dérives liberticides. Patrick Tort, philosophe et épistémologue français spécialiste du darwinisme, recourt à l’histoire politique, à l’analyse textuelle et à la psychanalyse pour démontrer comment les États-Unis ont fabriqué, grâce aux technologies de l’influence et de la propagande, une nouvelle forme de totalitarisme. Ce totalitarisme a instruit le nazisme et il puise aux sources des idéologies de l’Angleterre victorienne : darwinisme social, individualisme libéral, impérialisme et eugénisme.

2De l’avis de l’auteur, les travaux du philosophe anglais Herbert Spencer (1820-1903) sont essentiels pour comprendre la logique initiale qui a instruit le nazisme. Son œuvre et son influence au XIXe siècle sont comparables à celles de Karl Marx (1818-1883). Spencer est le promoteur de la doctrine du darwinisme social, ainsi nommée par le journaliste anarchiste français Émile Gauthier en 1880. Cette filiation avec le darwinisme évolutionniste n’a cependant pas été reconnue par le naturaliste anglais Charles Darwin (1809-1882), qui n’appréciait pas les théories inégalitaires de Spencer, d’autant que Darwin était en faveur du devoir d’assistance aux plus faibles, une des caractéristiques de ce qu’est selon lui la civilisation. Le darwinisme social est une doctrine à la jonction de plusieurs traditions de l’Angleterre victorienne, notamment celles du progrès, du libéralisme et du laisser-faire, ainsi que des thèses de Thomas Robert Malthus (1766-1834) fondées sur l’idée que la croissance démographique, plus rapide que celle des ressources, engendre une paupérisation. L’histoire du libéralisme anglais « contient en germe celle du libéralisme américain et de son évolution impérialiste, militariste et suprémaciste » (p. 36). Le credo idéologique des États-Unis est le darwinisme social de type spencérien. L’eugénisme étatsunien est l’héritier le plus prolixe de l’ambition victorienne de domestication du monde.

3Les États-Unis et l’Allemagne nazie ont de nombreux points en commun, soutient Patrick Tort : l’élimination à grande échelle de communautés humaines, les Amérindiens et les Juifs ; les stérilisations forcées de personnes déficientes, en Allemagne nazie mais aussi dans une trentaine d’États des États-Unis, notamment la Californie, État pilote de l’eugénisme ; l’usage du gaz pour exécuter les condamnés à mort aux États-Unis et les personnes jugées indésirables par le régime nazi. L’antériorité des actes barbares aux États-Unis est établie : « Pour l’équation entre eugénisme et racisme, les États-Unis avaient, sur l’Allemagne nazie, une guerre d’avance » (p. 60). En font foi l’essor des thèses eugénistes aux États-Unis à l’aube du XXe siècle, qui sont même enseignées dans les universités, mais aussi la violente campagne antisémite du constructeur automobile Henry Ford (1863-1947) à partir des années 1920, sous prétexte d’un complot mondial judéo-bolchévique qu’il fallait mater. Les États-Unis financent et inspirent le nazisme avant de le combattre lors de la Deuxième Guerre mondiale. Entre autres, la Fondation Rockefeller soutient financièrement les travaux eugénistes du psychiatre suisse Ernst Rüdin (1874-1952), un des instigateurs de la loi nazie de 1933 sur la stérilisation contrainte, et ceux du controversé biologiste français Alexis Carrel (1873-1944), admirateur du nazisme. Des recherches récentes confirment que les États-Unis fournissent à l’Allemagne nazie les références eugénistes les plus élaborées. Au moment d’écrire Mein Kampf, Adolf Hitler (1889-1945) était familier avec ces thèses aux sources anglaises et étatsuniennes. Les États-Unis et l’Allemagne nazie avaient aussi un ennemi commun : le communisme.

4Patrick Tort croit que le totalitarisme est une notion plutôt qu’un concept stabilisé, une notion idéologique et polémique proposée dans les pays occidentaux qui s’auto-proclament arbitrairement libres et démocratiques. Le totalitarisme est défini comme le contraire de ce qui caractérise les démocraties libérales : « toute doctrine qui sous-tend un système politique à l’intérieur duquel le pouvoir s’exerce d’une manière totalement autoritaire, voire coercitive, sur l’ensemble des secteurs de la vie sociale, en excluant toute possibilité d’alternative » (p. 47). Ce totalitarisme est observé en Italie fasciste et en Allemagne nazie, où le discours est cohérent avec l’action. Il ne peut s’appliquer aux pays dits « communistes » qui n’ont jamais appliqué les principes du marxisme. Le communisme réel, selon Tort, n’a en effet jamais existé : « le communisme ne peut être mort, puisque nulle part ni jamais il n’a vécu » (p. 121). Totalitarisme rime aussi avec management : « Dans l’univers du management moderne comme dans l’univers totalitaire, les individus n’existent qu’en tant qu’ils accomplissent des fonctions au sein d’un organigramme productif lui-même indéfiniment optimisable du point de vue de sa performance et de sa rentabilité » (p. 135).

5Patrick Tort rappelle qu’après la Deuxième Guerre mondiale en Europe, le plan Marshall favorise l’émergence d’un modèle de société à l’image de celui des États-Unis, dont la promotion s’inspire de trois techniques complémentaires : l’imprégnation repose sur l’imposition du modèle étatsunien grâce à des fictions télévisuelles dont les « constellations narratives » exposent un monde où la réussite est le fruit du mérite ; la diversion permet de contourner la frustration des plus modestes pour les orienter vers des objets de substitution, comme le sport par exemple ; l’antagonisme est le ciment de l’unité patriotique et l’axe du mal est incarné d’abord par l’Union soviétique, puis par la Chine et par le monde musulman. Le totalitarisme dans sa version moderne se traduit par l’économie de la contrainte et il est caractérisé par la conviction, s’appuyant sur les technologies de l’influence et de la propagande pour la « fabrique du consentement », selon l’expression associée à l’ouvrage de 1988 coécrit par le linguiste étatsunien Noam Chomsky (1928-) et son collègue économiste Edward S. Herman (1925-2017), Manufacturing Consent : The Political Economy of the Mass Media.

6L’auteur précise que le sociologue français Gustave Le Bon (1841-1931) et son ouvrage phare Psychologie des foules (1895) ont inspiré les travaux du publicitaire étatsunien Edward Bernays (1891-1995), considéré comme le pionnier des relations publiques mises au service du consumérisme. La mère de Bernays est Anna Freud (1858-1955), sœur cadette de Sigmund Freud (1856-1939), créateur de la psychanalyse dont l’influence sur les travaux de son neveu est manifeste. Au management évoqué plus haut s’articule un marketing « dont Bernays porte résolument les couleurs en proclamant l’identité psychologique et la similarité de but entre la démarche publicitaire et la propagande politique dans leur commune manipulation de l’inconscient » (p. 199). Comme l’évoque Barnays dans ses mémoires, ses livres Crystallizing public opinion (1922) et Propaganda. The public Mind in the Making (1928) sont utilisés par Joseph Goebbels (1897-1945) pour instruire sa funeste pratique propagandiste. Cependant, Goebbels n’en fait pas état ouvertement car Barnays est juif. Une propagande efficace se limite à un nombre très limité d’idées fortes, utilisées à la manière de slogans. Au totalitarisme coercitif de la loi, expérimenté en Allemagne nazie, les États-Unis préfèrent cependant le totalitarisme de la foi, affirme Patrick Tort en conclusion de son ouvrage.

7Patrick Tort est un érudit qui s’inscrit en marge des disciplines conventionnelles, comme en témoignait Hugues Royer lors de la remise à l’auteur du Prix Philip Morris 2000 d’histoire des sciences : « Philosophe, linguiste, spécialiste de la rencontre des sciences biologiques et humaines, lauréat de l’Académie des Sciences, [Patrick Tort] ne se réclame plus aujourd’hui que d’une seule discipline, celle qu’il a lui-même créée il y a plus de vingt ans : l’Analyse des complexes discursifs. Une démarche qui vise à refonder l’ancienne histoire des systèmes de pensée. Une théorisation du comportement des discours dans l’histoire, intégrant une révision profonde des déterminations de la connaissance scientifique »1. Du totalitarisme en Amérique est un ouvrage accessible, instructif, bien documenté et dont la lecture est passionnante. Il serait très pertinent que le livre soit traduit en langue anglaise afin que la thèse de Patrick Tort soit accessible au lectorat étatsunien.

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Notes

1 Voir la biographie de l’auteur sur le site de Futura science : https://www.futura-sciences.com/sciences/personnalites/homme-patrick-tort-26/.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Jean Bernatchez, « Patrick Tort, Du totalitarisme en Amérique. Comment les États-Unis ont instruit le nazisme », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 06 février 2023, consulté le 13 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/59973 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.59973

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Rédacteur

Jean Bernatchez

Professeur en administration et politique scolaires, Université du Québec à Rimouski (Canada), groupe de recherche Apprentissage et socialisation.

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