Jean-François Calmette, Les autoroutes, une affaire d’État
Texte intégral
1À la croisée de la sociologie de l’action publique, du droit administratif et de l’économie politique, l’ouvrage de Jean-François Calmette dresse une analyse rigoureuse des transformations majeures qui ont touché, en matière de gestion et de régulation, le secteur des autoroutes au cours des vingt à trente dernières années. Précise et synthétique, cette étude offre, au prisme d’un cas particulier, un exemple illustratif des évolutions du rôle de l’État dans les affaires économiques. Entre l’interventionnisme tous azimuts des Trente Glorieuses, le désengagement progressif des années 1990-2000, et les dernières velléités gouvernementales de reprise en main régulatrice, c’est tout un pan de l’histoire immédiate ou de l’actualité économique et juridique contemporaine qui se donne à lire et à comprendre.
- 1 Weaver Kent, « The Politics of Blame Avoidance », Journal of Public Policy , vol. 6, n° 4, 1986, p. (...)
2Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, les transports et communications ont constitué un axe prioritaire de développement économique national. Or cet enjeu s’inscrit dans une longue tradition infrastructurelle. Ainsi que le précise l’auteur en introduction, « de la même façon que les routes royales avaient contribué à asseoir la puissance de l’État monarchique puis celle de l’Empire, les autoroutes ont, après-guerre, participé à réaffirmer le rôle structurant et modernisateur de l’État » (p. 13). Sous sa houlette planificatrice, le réseau autoroutier, d’abord calqué sur un réseau ferré rayonnant en étoile depuis Paris, a été étendu en forme de toile d’araignée, de sorte à connecter et desservir entre elles les métropoles et autres capitales régionales. En un demi-siècle, le réseau autoroutier s’est particulièrement densifié : il a été quasiment multiplié par huit en longueur. La modalité de gestion qui a été choisie consiste en un contrat de concession, par lequel « l’État (l’autorité concédante) confie à un opérateur économique (le concessionnaire), pour une durée définie, des missions pouvant comprendre la conception, l’entretien et l’exploitation d’une infrastructure autoroutière ou d’un ouvrage d’art, en contrepartie de la perception d’un droit d’utilisation (le péage), acquitté par l’usager » (p. 18). D’abord gérées en régie par le truchement de sociétés d’économie mixte (SEM) à capitaux publics majoritaires, les autoroutes ont été privatisées en 2006, sous le gouvernement de Villepin. Si les pouvoirs publics ont cédé aux sirènes du néolibéralisme, il est intéressant de noter qu’ils l’ont fait de leur propre chef. Cette décision politique n’a pas été prise à Bruxelles – tout du moins le droit européen n’obligeait pas formellement la France à confier la gestion des infrastructures autoroutières à des sociétés privées. C’est là l’un des premiers éléments à mettre au bénéfice de cet ouvrage que de battre en brèche certaines idées reçues bien ancrées et derrière lesquelles les acteurs politiques se couvrent pour « éviter le blâme »1. En clair, il s’est agi de renvoyer la responsabilité de choix décisionnels contestés vers des instances supranationales qui n’en ont pourtant pas la paternité véritable. L’autre mérite de cette analyse est d’expliciter, avec beaucoup de rigueur et d’intelligibilité, les défauts de mise en concurrence et autres problèmes de régulation qui aboutissent à faire de l’État, non pas l’arbitre des différends entre usagers et sociétés d’autoroute, mais une simple partie prenante dans un rapport de force qui lui est, faute de ressources humaines et d’expertise juridique suffisantes, foncièrement défavorable.
3Bien publics « impurs » au sens économique du terme (car « non-appropriables » par les agents mais « exclusifs » du fait du péage), les autoroutes ont conservé, sur le plan statutaire, le qualificatif de service public administratif (SPA), et ce quand bien même il s’agirait plutôt d’un service public industriel et commercial (SPIC). Jean-François Calmette rappelle, dans la première partie, que le maintien de cette distinction hétérodoxe se justifie au nom de la préservation de la compétence du juge administratif vis-à-vis d’un enjeu qui demeure stratégique pour les gouvernements successifs. Plusieurs principes sont invoqués à l’appui de la conservation de ce statut singulier : la sécurité routière, l’idée de continuité du service public, ou encore le développement territorial. C’est d’ailleurs au nom de l’impératif de croissance que peu de projets ont été retoqués pour raisons environnementales. L’auteur note néanmoins que des considérations beaucoup plus aiguës que par le passé sont portées à ces préoccupations aujourd’hui.
4Le cœur de la réflexion porte surtout sur les modalités controversées d’exploitation. Divisée en trois chapitres, toute la seconde partie de l’ouvrage est consacrée à cette thématique institutionnelle. Le système concessif a l’avantage d’épargner le contribuable, en faisant peser la contrainte financière essentiellement sur l’usager-automobiliste. Toutefois, le niveau d’investissement est tel que l’implication financière des pouvoirs publics a été nécessaire, notamment durant la décennie 1970. Pendant les premières années de concession, les recettes des péages ont servi à couvrir les charges d’amortissement des emprunts des sociétés. Afin que celles-ci se plient à leurs obligations d’investissement, l’État a longtemps eu recours à la technique dite de « l’adossement », soit le prolongement d’une concession en échange de la réalisation de travaux d’extension confiés à la même société gestionnaire, et donc au mépris des règles de concurrence. Ces petits arrangements avec la probité n’ont pas tout à fait cessé, malgré des décisions de justice les sanctionnant. Ces atermoiements sont la preuve que les pouvoirs publics ont des difficultés à rationnaliser la gestion des autoroutes et à leur trouver des ressources pérennes de financement. Au tournant du XXIe siècle, on assiste à une volonté de « débudgétisation », c’est-à-dire à la réalisation d’économies substantielles pour l’État. En 2006, la vente des autoroutes a renfloué le Trésor public de presque quinze milliards d’euros. Quant à la TVA récoltée par les sociétés concessionnaires, elle continue à rapporter autour de deux milliards d’euros par an. L’auteur n’en déplore pas moins que des modalités de gestion alternatives et innovantes, notamment inspirées du cas chilien, n’aient pas été considérées.
5Le problème du recours à la privatisation procède surtout de défaillances juridiques qui ont été mal anticipées. Ainsi, quand bien même elle a permis « une clarification mettant fin au conflit d’intérêt manifeste qui existait entre l’État actionnaire, soucieux de rentabiliser ses participations, et l’État régulateur, soucieux de l’intérêt général et de celui des consommateurs » (p. 125), la privatisation a été synonyme de dérégulation. En l’espèce, il a fallu attendre 2015 pour qu’une autorité indépendante (l’Arafer, devenue l’ART) soit mise sur pied et commence à jouer son rôle de gendarme. Jusqu’alors, les sociétés concessionnaires usaient et abusaient de leur position oligopolistique pour générer des rentes qualifiées d’exceptionnelles par plusieurs instances, dont la Cour des comptes. Pour l’auteur, le gouvernement a fait en sorte de reprendre la main sur les négociations tarifaires. Quant à la passation de marché public, elle est désormais mieux encadrée. Ceci étant, le niveau d’expertise acquis par l’ART ne s’est pas encore affermi au point de pouvoir rivaliser avec la capacité juridique et technique des cabinets de conseil ou des juristes débauchés par les sociétés d’autoroutes. Les pouvoirs publics demeurent dans une situation d’information asymétrique qui porte préjudice à l’intérêt général.
6Écrit d’une plume alerte et très bien informé, ce petit livre de 180 pages fait le point sur un enjeu important du débat médiatique et politique. Il permet au lecteur de se faire une idée précise des tenants et aboutissants qui sous-tendent les problématiques de gestion du réseau autoroutier. Son traitement pluridisciplinaire convaincra aussi bien les juristes et les économistes que les praticiens, voire les associations d’automobilistes ou d’usagers de la route.
Notes
1 Weaver Kent, « The Politics of Blame Avoidance », Journal of Public Policy , vol. 6, n° 4, 1986, p. 371-398.
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Référence électronique
Damien Larrouqué, « Jean-François Calmette, Les autoroutes, une affaire d’État », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 05 février 2023, consulté le 08 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/59883 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.59883
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