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Michel Chauvière, Trop de gestion tue le social. Essai sur une discrète chalandisation

Cédric Frétigné
Trop de gestion tue le social
Michel Chauvière, Trop de gestion tue le social. Essai sur une discrète chalandisation, La Découverte, coll. « Alternatives sociales », 2007, 224 p., EAN : 9782707149862.
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Texte intégral

1Les règles de gestion qui prévalent dans les différents secteurs de la vie économique sont-elles opérantes dans le domaine du travail social ? Bien qu'il révoque en doute l'assertion selon laquelle de tels principes de gestion ont vocation « naturelle » à s'appliquer aussi au travail social, Michel Chauvière n'en constate pas moins leur claire pénétration dans l'ensemble des sphères de l'action sociale. Ce mouvement, subsumé sous le néologisme « chalandisation », comporte deux dimensions principales : la promotion d'une « hypergestion » (p.203) dans les structures spécialisées dans l'intervention sociale et médico-sociale ; l'intériorisation et l'adoption, par les responsables et encadrants, d'un « langage gestionnaire, concurrentiel et financier ».

2Quels sont les signes de ce passage d'une logique marquée du sceau de la solidarité nationale et de l'assurance à une logique fondée sur la marchandisation du social ? Michel Chauvière n'a finalement que l'embarras du choix tant les coups de force de la logique gestionnaire se sont multipliés ces dernières années. Le plus significatif est peut-être le glissement, dans le vocabulaire même, de la personne (à prendre en compte/en charge) à l'usager (doté de droits/à satisfaire). L'auteur montre que la rhétorique de l'usager conduit à faire du bénéficiaire d'une intervention un « client final » qu'il s'agit, pour les Pouvoirs publics, de solvabiliser. Afin que la consommation de social satisfasse aux canons de l'activité économique, il importe de susciter une demande et de générer une forme de marché émergent. Le secteur de l'« aide à la personne » en constitue une illustration emblématique.

3Michel Chauvière observe également que la soumission au code des marchés publics (impliquée par l'adoption de la Loi organique relative aux lois de finances - LOLF), en lieu et place de l'application du régime de la subvention ou de la convention, introduit désormais une concurrence effrénée entre les opérateurs de l'action sociale, les contraignant à raisonner suivant des critères dont on peut interroger la pertinence dans le registre du social : efficience, culture de résultats tangibles (quantitatifs donc...). Avec la régionalisation de la formation professionnelle et la mise en concurrence, là encore, des organismes de formation, la préparation aux métiers du social entre aussi dans le domaine des activités lucratives. En réponse aux nouveaux impératifs de la commande publique, les formations se « professionnalisent », au sens où elles sont désormais étroitement liées aux préceptes gestionnaires : de plus en plus de contenus « pratiques » consacrés à la conduite de projets ou à l'analyse financière, de moins en moins de séquences dédiées à l'histoire du travail social, à sa philosophie, etc.

4Last but not least, obnubilés par la « qualité » telle qu'elle est normalisée dans des chartes et autres manuels, les acteurs décisionnaires du champ de l'action sociale finissent par substituer des normes gestionnaires aux principes qui donnaient leur sens aux professions du social. « Au nom de la qualité, précise Michel Chauvière, on réorganise [aussi], à grand renfort de prescriptions normatives, les conditions même de la professionnalité, en disputant ce droit aux professions elles-mêmes et aux lieux de formation. Tous sont sommés d'intégrer le nouvel ordre des pratiques et de renoncer aux régulations obsolètes : relationnelles, cliniques ou simplement compréhensives. Ces nouveaux outils composent un triptyque : ex ante : les référentiels et les schémas ; in itineris : les bonnes pratiques ; ex post, l'évaluation » (p.63).

5Le titre de l'ouvrage est particulièrement explicite et informe, d'emblée, sur la thèse qui supporte l'argumentation : la logique gestionnaire actuellement promue signe, à terme, la mort du travail social tel qu'il existe et se pratique encore aujourd'hui. Aux tentatives d'introduction de nouvelles légitimités qui aboutissent, in fine, à dénaturer l'action des intervenants sociaux, Michel Chauvière oppose, non sans une dose de normativité parfaitement assumée, la nécessité de promouvoir la figure du citoyen (plutôt que celle de l'usager), de donner sa place à l'action collective (et non à la défense de droits individuels concédés par les Pouvoirs publics mais difficilement opposables) et de replacer la logique de service public au cœur des politiques sanitaires et sociales (pour parer aux dérives de la chalandisation et de leur marchandisation).

6Michel Chauvière cède-t-il au catastrophisme ? Au fond, la réponse à cette interrogation cèle l'appréciation que le lecteur peut porter sur l'ouvrage. Assurément, la thèse paraît parfois unilatérale et on souhaiterait que Michel Chauvière fasse état des mouvements contraires et des forces d'opposition qui ne manquent pas de se manifester, notamment au niveau des intervenants sociaux « de terrain » eux-mêmes. Comment réagissent-ils aux atteintes qui sont portées à leur identité professionnelle, à leurs pratiques d'intervention ? Ceci dit, les analyses de Michel Chauvière attestent, sans ambiguïtés, que les mutations de l'action sociale voulues par les Pouvoirs publics font système. Il est manifeste que les principes gestionnaires vident de sa substance ce qui était fondateur du travail social : une approche clinique, fondée sur le colloque singulier, doublée d'une prise en charge si possible globale. La « chalandisation » décrite et dénoncée par l'auteur met ainsi à mal les équilibres précaires auxquels le travail social avait péniblement réussi à aboutir, après qu'on l'ait accusé de tous les maux dans les années 1970.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Cédric Frétigné, « Michel Chauvière, Trop de gestion tue le social. Essai sur une discrète chalandisation », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 19 mai 2008, consulté le 12 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/597 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.597

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Rédacteur

Cédric Frétigné

Cédric Frétigné est maître de conférences en sciences de l'éducation à l'Université Paris-XII Val-de-Marne, et membre du laboratoire Genre, Travail et Mobilités (Université Paris-X Nanterre).

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