Philippe Chareyre (dir.), L'hérétique au village. Les minorités religieuses dans l'Europe médiévale et moderne
Texte intégral
1On a souvent l’image d’un monde rural traditionnel où règne la solidarité mécanique, reposant sur la similitude des croyances, des traditions et des comportements, et d’un monde urbain caractérisé par une diversité plus grande, où se développe une solidarité organique définie par la différenciation et l’interdépendance des métiers. Cette vision est renforcée par l’approche classique des minorités religieuses en Europe, du XIIème siècle à l’époque moderne, où l’on considère la Réforme protestante, ainsi que les dissidences religieuses, comme un phénomène principalement urbain, engageant majoritairement les artisans, les commerçants et les officiers. C’est ainsi l’analyse d’E. Le Roy Ladurie, lorsqu’il montre l’existence d’un clivage entre la culture artisanale, urbaine et huguenote et la culture agraire, rurale et catholique.
2Ce livre - qui rend compte de la XXXIe rencontre annuelle de Flaran consacrée à la place des minorités religieuses et leur structuration dans les campagnes européennes du XIIe au XIXe siècle - permet de montrer que la réalité est plus complexe, et que, notamment, il existait des communautés rurales protestantes ou appartenant à des minorités religieuses (vaudois, lollards, cathares, anabaptistes…).
3Les textes des différents intervenants permettent d’expliquer plusieurs processus liés à l’existence des minorités religieuses rurales. En premier lieu, ces travaux analysent la diffusion des idées religieuses. Ainsi Marina Benedetti expose le rôle des barbes – prêcheurs itinérants qui colportent les nouvelles – dans le maintien des réseaux vaudois au XVe siècle ; Alain Loffin décrit les prêcheurs anabaptistes parcourant les villages des Flandres, l’importance des farces jouées dans ces villages se moquant de l’Église catholique et la lecture des livres saints. L’expulsion, la persécution, le bannissement… des hérétiques favorisent la diffusion de ces idées dissidentes : l’installation des protestants dans le calaisis au XVIe et XVIIe siècles s’explique selon Alain Joblin par la répression dans les Flandres et l’Artois ; Michel Boeglin évoque les juifs convertis, les marranes portugais, s’établissant dans les campagnes sévillanes proches de la frontière portugaise ; Pilar Jimenez Sanchez montre comment se sont diffusées les idées des « bons hommes » et « bonnes femmes » (cathares) dans l’Aragon à la suite des conflits de pouvoir entre les comtes de Foix et l’Église catholique, qui ont favorisé la pénétration de la dissidence, notamment au sein de la petite noblesse, encourageant la constitution de réseaux de solidarité. La diffusion des bons hommes suit les voies de communication et d’échange entre l’Aragon et le pays catalan français, les catalans ayant repeuplé les villages de l’Aragon abandonnés par l’Islam, et puis plus tard ayant fui la croisade albigeoise ; Michelle Magdelaine montre comment la persécution et l’expulsion des anabaptistes de Zurich a contribué à l’expansion de leurs idées en Suisse, Allemagne du Sud, Moravie, Hollande, Frise et en Alsace.
4En second lieu, la réception de ces minorités religieuses repose à la fois sur le rejet de l’Église - voir le texte de Michelle Magdelaine sur les anabaptistes qui considèrent que seuls les adultes peuvent être baptisés, que la Cène doit être célébrée, qu’il ne doit pas y avoir de consécration, de clergé, d’armes, de serments et de liens Église/État – et sur la sanctification de la communauté religieuse minoritaire.
5Toutefois, le plus important, pour P. Chareyre, est d’expliquer l’enracinement qui peut conduire à l’implantation majoritaire au niveau local. Pour cela, il faut étudier les interactions entre les communautés locales et les pouvoirs locaux. Il faut également analyser les interactions entre les villes et les campagnes. Ainsi les campagnes protestantes peuvent repeupler les villes décimées par la peste, ou les villes protestantes protéger les communautés rurales protestantes des mesures juridiques coercitives. Par ailleurs, pour que les minorités puissent survivre et durer, il faut plusieurs conditions : une taille critique de la communauté (en-dessous d’une certaine taille, l’endogamie est trop forte pour permettre la survie), une certaine densité des réseaux, une cohésion du groupe reposant sur une certaine endogamie, une solidarité familiale et une mémoire collective, et parfois une adaptation des pratiques pour éviter des persécutions trop fortes. On trouve certains ces éléments dans l’étude des vaudois des Alpes par Marina Benedetti, où l’on voit le rôle de la famille et du mariage avec la transmission de l’héritage vaudois par l’intermédiaire de la grand-mère, le mariage avec une vaudoise et le retour dans la vallée pour la formation religieuse des époux. Josias Teissonnière montre que d’’autres stratégies sont possibles, ainsi les minorités catholiques ou protestantes des Cévennes font parfois alliance par le mariage, ici c’est l’exogamie qui est utilisée, sauf lorsque leur petite taille menace la communauté de dissolution. Michelle Magdelaine, dans son étude des anabaptistes de Sainte-Marie aux Mines, décrit la stratégie de survie de la communauté minoritaire : endogamie très forte, excommunications et interdiction de fréquenter les excommuniés, différenciation par l’habillement, le port obligatoire de la barbe.
6En dernier lieu on voit que la coexistence des communautés religieuses différentes n’est pas pacifique, et que les périodes de conflits l’emportent sur les périodes de liberté. À l’origine de certain de ces conflits on peut noter le rôle de l’Inquisition : Marina Benedetti montre que les inquisiteurs réclament obligatoirement des aveux, des confessions et des dénonciations; Michel Boeglin décrit les visitas des Inquisiteurs dans les campagnes sévillanes, surtout afin d’informer les populations sur les comportements autorisés ou interdits ; Monique Bourin montre comment les hérétiques des villages du Languedoc étaient respectés, appréciés jusqu’à l’arrivée de l’Inquisition et de la peur qui l’accompagne. La dissidence des « bons hommes » était vue comme un choix religieux, comme une sorte d’accommodation pour trouver la meilleure méthode de Salut. On peut aussi trouver, à l’origine des conflits, les préjugés vis-vis des minorités religieuses : Maria Luisa Candua Chacon prend l’exemple des morisques pour exposer la stigmatisation des minorités. Les chrétiens d’origine mauresque sont baptisés mais vus comme attachés aux coutumes islamiques ; on les accusait d’être complices des Turcs, des protestants et des huguenots, d’être des espions, des traîtres, d’être responsables de l’inflation, de la misère, des famines, d’être prolifiques (en naissances), libidineux… Valérie Sottocasa explique que, dans les montagnes du Languedoc, les préjugés liés à la guerre des Camisards persistent, les protestants sont considérés comme des fanatiques. Puis au moment de la Révolution française, il y a inversion, ce sont les catholiques qui sont vus comme des fanatiques ; en raison des prêches contre la Révolution. Les réfractaires sont massacrés, guillotinés, bannis.
7Face à la répression Josias Teissonnière explique que trois types de choix s’offrent à l’hérétique : se faire oublier, avoir recours à de fausses conversions, dissimuler, faire des assemblées clandestines ; trouver des appuis par l’endogamie religieuse, en s’appuyant sur des villages voisins si la taille de la communauté est trop petite, en développant un réseau ecclésial (colloque, synode, Église romaine…) ; ou assumer son choix par la création d’une culture confessionnelle, par l’exigence de ses droits.
8D’autres textes dans ce livre contribuent à expliciter et illustrer ces différents éléments. Cet ouvrage est intéressant par plusieurs aspects : d’un point de vue historique, évidemment, mais aussi d’un point de vue sociologique pour l’illustration et l’explication de la cohésion sociale, de la construction des identités, de la formation et du maintien des groupes sociaux, et, enfin de la constitution des réseaux sociaux.
Pour citer cet article
Référence électronique
Jacques Ghiloni, « Philippe Chareyre (dir.), L'hérétique au village. Les minorités religieuses dans l'Europe médiévale et moderne », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 30 juin 2011, consulté le 20 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/5941 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.5941
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