Navigation – Plan du site

AccueilLireLes comptes rendus2023Camille Dupuy, François Sarfati, ...

Camille Dupuy, François Sarfati, Gouverner par l'emploi. Une histoire de l’école 42

Edine Gassert
Gouverner par l'emploi
Camille Dupuy, François Sarfati, Gouverner par l'emploi. Une histoire de l'école 42, Paris, PUF, 2022, 240 p., ISBN : 978-2-13-083627-8.

À lire aussi

Haut de page

Texte intégral

  • 1 Emmanuelle Chabbert, Frédéric Rey et Carole Tuchszirer (dir.), « La formation aux marges de l’emplo (...)

1La marchandisation et l’individualisation de la formation professionnelle sont deux processus qui accompagnent la libéralisation du système de formation professionnelle, à laquelle concourent les réformes menées depuis plus de vingt ans et dont la loi du 5 septembre 2018 consacre l’objectif : « pour la liberté de choisir son avenir professionnel ». Ces évolutions, auxquelles s’ajoutent la recomposition du marché de la formation, la redistribution des responsabilités entre acteurs, la redéfinition des cadres pédagogiques, ou encore la complexification des logiques de certifications, sont le reflet d’un « changement de paradigme »1 plus global du système, que la sociologie du travail doit resituer au regard des mutations qui affectent le monde du travail et les dynamiques d’emploi. Si les travaux portant sur ces transformations, et sur leurs conséquences à différentes échelles (institutions, entreprises, organismes de formation, individus), sont aujourd’hui nombreux, rares sont en revanche ceux qui proposent d’en cerner les modes d’expression concrets sous l’angle d’une politique privée d’emploi. C’est ce à quoi nous convient Camille Dupuy et François Sarfati dans leur enquête sur l’histoire de « l’école 42 ».

  • 2 Depuis mars 2019, l’école autorise les personnes de plus de trente ans à postuler dans son centre d (...)

2Créée en 2013 par le milliardaire Xavier Niel (fondateur du groupe de télécommunications Iliad et principal actionnaire du groupe Le Monde), cette école privée – dont le campus principal est situé à Paris – est gratuite et accessible sans condition de diplôme. Ciblant en priorité les jeunes âgés de 18 à 30 ans2, elle ambitionne de former les « futurs talents » du numérique dans le double but affiché de pallier les défaillances de l’État dans ce domaine et de répondre aux besoins d’un secteur informatique en expansion. Privilégiant l’autoformation, l’école 42 revendique une pédagogie « innovante » fondée sur deux principes : le gaming et le peer-to-peer learning. Aujourd’hui, « 42 » se présente comme l’une des écoles informatiques les plus performantes en France, ainsi que dans le monde, grâce à son important réseau de « campus partenaires » (46 au total). En 2021, son école parisienne affichait un taux d’accès à l’emploi de 100%, dont 89% en contrat à durée indéterminée.

3Issu d’une enquête ethnographique menée durant l’année 2018 au sein de l’école parisienne et de deux autres écoles du réseau 42, l’ouvrage restitue les mécanismes de création de l’école, de mise en œuvre de son projet social et ses effets sur le devenir professionnel des étudiants. La partie introductive explicite les conditions de déroulement de l’enquête, fondée sur une vingtaine de journées d’observations et d’une trentaine d’entretiens auprès des étudiants et des équipes de direction. Elle précise également la perspective théorique des auteurs, qui entendent inscrire leurs analyses « dans les réflexions engagées dans l’œuvre de Michel Foucault sur le “néolibéralisme” » (p. 18). Cette inspiration foucaldienne se retrouve à travers l’usage de l’expression « gouverner par l’emploi », simultanément saisie comme une heuristique pour comprendre comment l’emploi s’établit en tant que norme, et comme un objet de dénonciation des dérives de l’économie néolibérale sur les politiques publiques de l’emploi.

4Le premier chapitre revient sur les motifs de lancement de l’école 42 en 2013 et sur les spécificités de son installation. Les auteurs identifient d’abord différents arguments qui ont légitimé la naissance du projet patronal, comme la critique des politiques publiques d’emploi à destination des jeunes, l’ambition de promotion du secteur informatique, ou encore la volonté de répondre à la pénurie de main d’œuvre qualifiée. Ils montrent ensuite que la nouveauté du projet a reposé sur des fondations anciennes, établies de longue date au sein de l’école privée Epitech. Les auteurs décrivent enfin l’ambivalence de l’école dans son rapport à la puissance publique : « lieu qui se défie du pouvoir tout en étant en même temps au cœur du pouvoir » (p. 57).

5Le second chapitre questionne le positionnement de l’école 42 comme dispositif de la seconde chance. Dans cette perspective, les auteurs montrent en quoi l’école constitue « un instrument de mise à l’emploi » (p. 96) reposant sur une conception utilitaire de la formation tournée vers l’occupation d’un public de jeunes, peu ou pas diplômés. Rappelant que ce ciblage n’est pas une novation, les auteurs montrent qu’il est le marqueur d’une politique de formation à part entière, visant à diversifier les profils pour attirer des individus censés « penser autrement », comblant ainsi les supposés besoins du secteur informatique. Cette instrumentalisation de la formation prend des formes diverses en fonction du profil des étudiants : celle d’un « raccrochage », pour les moins diplômés, dans une logique de réorientation scolaire ou de reconversion professionnelle ; celle d’une stratégie, pour les plus diplômés, dans une logique de développement de compétences.

6S’appuyant sur les acquis des études de genre, le troisième chapitre porte sur les pratiques de féminisation de la population estudiantine et encadrante de l’école et de son réseau. Les auteurs montrent que l’école 42 participe à la reproduction des inégalités à travers une division sexuelle du travail qui assigne les femmes à leurs qualités intrinsèques et les relègue aux fonctions les moins techniques. La politique de féminisation de l’établissement est soutenue par un discours de promotion des femmes reposant sur une équation « mixité / diversité et performance », également observable dans d’autres secteurs. Soulignant la faiblesse générale des moyens consacrés à l’enjeu de mixité, les auteurs identifient néanmoins trois principaux registres dans lesquels il se concrétise : susciter l’intérêt des femmes pour en faire des candidates potentielles, développer des dispositifs de sélection et de vie collective pour accueillir plus et mieux les femmes, et encore accorder davantage de place aux femmes au sein de l’institution.

7Le quatrième chapitre s’attache à décrire la mise en œuvre des parcours de formation de l’école 42. La sélection à l’entrée se présente ici comme un moment charnière qui met à l’épreuve la capacité des étudiants à s’engager « corps et âme » dans la formation. Il apparait que les acquis antérieurs (scolarité, diplômes, établissements fréquentés) n’offrent aucun avantage aux candidats. Après une phase de test, les candidats sont soumis à une phase intense de sélection, nommée la « Piscine », qui se déroule pendant un mois. Cette seconde phase est décrite comme un moment de socialisation et d’intériorisation des règles de vie de l’école, mais également un moment d’acquisition de savoirs et de méthodes. Sur ce point, les auteurs soulignent l’exigence d’engagement à la fois temporel et physique des candidats durant leur passage dans la Piscine, rendu acceptable par la bonne ambiance de l’école, qui emprunte à la « culture geek » ses codes et références. Les candidats reçus (environ un tiers) sont ensuite intégrés dans des promotions où chacun organise son cursus à sa manière. Pour les auteurs, cette individualisation s’accentue avec l’effacement de la figure de l’enseignant dans l’accompagnement pédagogique. L’approche pédagogique de l’école, privilégiant l’autoformation et l’apprentissage entre pairs, contribuerait de surcroit à faire peser les choix de formation sur les individus eux-mêmes, dédouanant l’école de leurs éventuels échecs.

8Le cinquième chapitre prolonge l’exploration de la mise en œuvre de la formation, en portant le regard sur « l’ensemble des dispositions professionnelles » (p. 170) acquises par les étudiants. Trois facettes de l’apprentissage au sein de l’école 42 sont explorées. La première fait écho aux vertus promues par l’école (adaptabilité, autoformation), concrétisées par le recours à la méthode par projet pour soutenir l’acquisition de savoirs opérationnels à des fins d’adaptation dans et vers l’emploi. La seconde tient à la disciplinarisation des comportements des étudiants, opérée à travers l’apprentissage du respect des règles de l’école, de façon à former de futurs travailleurs respectueux de celles édictées par l’ordre productif. La troisième correspond enfin à l’incorporation d’une « norme de disponibilité » marquée par un brouillage des frontières entre le travail et le hors-travail, le loisir et l’activité productive.

  • 3 Christian Bessy, Thierry Delpeuch et Jérôme Pélisse, Droit et régulations économiques. Perspectives (...)

9Le sixième chapitre se penche sur le devenir professionnel des étudiants. D’un côté, l’étude des expériences antérieures à l’école 42 montre que de nombreux étudiants, en particulier les non-bacheliers, ont intégré une « norme de l’incertitude » face au marché du travail, les obligeant à bricoler avec les règles « pour se créer des îlots de certitudes » (p. 208). L’école 42 agirait comme un acteur « intermédiaire du droit »3 en leur apportant un appui dans l’appréhension de leurs droits sociaux, en vue de garantir le financement de leurs études pour suivre le cursus jusqu’à son terme. De l’autre côté, la mise en évidence des types d’emploi en cours et / ou à la sortie de la formation conduit les auteurs à dégager trois trajectoires : travailler pour (ou autour de) l’école, se lancer dans l’aventure de la « start-up », ou bien travailler dans l’industrie des services informatiques.

10En conclusion, les auteurs invitent à nuancer les réussites affichées par l’école 42 en les replaçant dans « un mouvement général de mise à l’emploi » (p. 233) tendant à occulter les dimensions qualitatives de l’emploi (émancipation, épanouissement, santé, bonheur, etc.). Un regard pessimiste est porté sur cette tendance, qui s’étend à d’autres institutions du travail (retraite, chômage) et qui véhicule une conception appauvrie des relations sociales, en fragilisant les solidarités collectives.

11En définitive, les auteurs nous offrent une lecture critique et convaincante de ce que gouverner par l’emploi signifie à l’endroit d’une politique privée de formation. Les mécanismes d’organisation et d’intériorisation de cette norme d’emploi, ainsi que ses conséquences sur les subjectivités et les logiques d’insertion des jeunes, sont clairement restitués. Le lecteur appréciera les multiples références au matériau d’enquête (récits d’entretien, observations) qui font de cet ouvrage une étude monographique de haute tenue. Quelques critiques peuvent être néanmoins formulées. En effet, alors que l’école 42 prétend répondre au besoin de main-d’œuvre qualifiée des entreprises du secteurs du numérique, celles-ci demeurent absentes du champ d’enquête. Ni les motifs de recrutement de ces entreprises, ni mêmes leurs modes d’intégration des jeunes ne sont abordés dans l’ouvrage, sinon en creux. Si cette évacuation peut se comprendre au regard des choix de méthode opérés par les auteurs (enquête in situ), la prise en compte de ces aspects auraient pourtant permis de resituer les apports distinctifs de la politique de formation au regard des spécificités organisationnelles et culturelles de ces entreprises, tournées vers l’innovation. Par ailleurs, malgré l’examen approfondi des dimensions pédagogiques de la formation (autodidactie, apprentissage par les pairs, logique de projet, gamification), l’analyse reste focalisée sur leur instrumentalisation au service de l’économie et de l’emploi, délaissant au passage l’examen de leur portée didactique. L’école 42 aurait cependant pu être davantage appréhendée comme un espace d’émergence de sociabilités formatives, fondé sur le sentiment d’appartenance à une communauté comme moteur d’engagement individuel en formation, et privilégiant un rapport interactif de la connaissance qui démultiplie les interactions sociales et les possibilités de combinaisons entre les espaces et les techniques d’apprentissage.

Haut de page

Notes

1 Emmanuelle Chabbert, Frédéric Rey et Carole Tuchszirer (dir.), « La formation aux marges de l’emploi », Éducation permanente, n° 232, 2022.

2 Depuis mars 2019, l’école autorise les personnes de plus de trente ans à postuler dans son centre de formation.

3 Christian Bessy, Thierry Delpeuch et Jérôme Pélisse, Droit et régulations économiques. Perspectives sociologiques et institutionnalistes, Paris, LGDJ, 2011.

Haut de page

Pour citer cet article

Référence électronique

Edine Gassert, « Camille Dupuy, François Sarfati, Gouverner par l'emploi. Une histoire de l’école 42 », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 03 janvier 2023, consulté le 05 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/59257 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.59257

Haut de page

Rédacteur

Edine Gassert

Docteur en sociologie, consultant chez Sauléa Conseil, chargé d’enseignement à l’Université Paris Cité.

Articles du même rédacteur

Haut de page

Droits d’auteur

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search