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Rabia Bekkar, Un jésuite anthropologue au lac Iro, Tchad. L’anthropologie visuelle de Claude Pairault à Boum Kabir

Christian Lallier
Un jésuite anthropologue au lac Iro, Tchad
Rabia Bekkar, Un jésuite anthropologue au lac Iro, Tchad. L'anthropologie visuelle de Claude Pairault à Boum Kabir, Paris, Hermann, 2021, 336 p., postface Yves Winkin, ISBN : 979-10-370-0210-5.
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Texte intégral

1Publier aujourd’hui un imposant ouvrage sur le parcours et le travail d’un anthropologue des années 1960 – jésuite, de surcroît ! –, sur un « terrain » de l’Afrique francophone où résonne encore le temps des colonies, ne manque pas d’audace ! Le geste est d’autant plus singulier que ce livre consacré à Claude Pairault ne relève pas d’un discret mémorandum scientifique mais présente une très riche iconographie de l’ethnologie française et de l’anthropologie visuelle en particulier.

2Pour autant, refermer aussitôt le livre ne saurait que prolonger le tabou qui recouvre l’histoire de cette discipline, puisant ses origines dans l’époque coloniale. En effet, pour comprendre la pratique de l’ethnographie dans sa perspective historique, aussi problématique soit-elle, il convient d’accepter le contexte de cette méthode d’enquête de terrain qui consiste à chercher dans les éléments de la vie sociale de l’autre – des « autres » –, ce qui permet d’appréhender une situation ordinaire en tant qu’elle est l’expression d’une radicale altérité pour soi-même. C’est là où se révèle tout l’intérêt de l’ouvrage signé par l’anthropologue Rabia Bekkar, Un jésuite anthropologue au lac Iro, Tchad. Page après page, le livre nous plonge dans un récit de l’humain : celui qui vise inexorablement à nous faire découvrir, connaître et comprendre comment l’autre – cet alter ego – existe là où il habite, dans un environnement qui lui est si proche et qui nous paraît si éloigné de nos propres habitudes.

3Ainsi, Rabia Bekkar nous entraine avec Claude Pairault dans l’histoire d’une expérience anthropologique. Ce livre en témoigne sous la forme d’un « documentaire photographique ». Dès les premières lignes du texte introductif, retraçant l’épopée de Claude Pairault, on est saisi par l’engagement de cet homme qui s’est attaché à comprendre l’existence des modestes habitants d’un village de pêcheurs dans les confins du sud du Tchad, au bord du Lac Iro, à Boum Kabir exactement, au début des années 1960.

4L’ouvrage débute par une citation de Claude Pairault qui pourrait définir l’ethnographie, si tant est que l’on s’accorde à penser que cette méthode d’enquête de terrain a quelque chose en partage avec la phénoménologie : « Quand je reviens en pensée sur le temps de cette aventure de terrain, il me semble que l’important et l’attitude de fond qui fut la mienne peuvent s’exprimer en termes de “disponibilité”. […] : une attitude de disponibilité au présent, dans les deux sens du mot “présent”, c’est-à-dire ce qui se passe aujourd’hui et ce qui se présente comme cadeau » (p. 5). Cette disposition à accueillir ce qui se présente à nous fait autant écho à l’anthropologie du quotidien d’un Michel de Certeau qu’à la phénoménologie contemporaine d’un Renaud Barbaras ou d’une Natalie Depraz.

5Encore faut-il avoir les moyens de cette disponibilité... tant par la ressource de ses propres mondes intérieurs que par les conditions d’accès à un environnement économique et social favorable à cette disposition. Par petites touches impressionnistes, Rabia Bekkar nous donne à percevoir cette disponibilité ethnographique de Claude Pairault. Elle nous y entraîne tout d’abord par le récit épique du premier voyage de ce jésuite anthropologue : le 2 décembre 1958, il embarque à Bordeaux avec sa 2 CV pour un long périple en bateau qui le conduit à Douala, au Cameroun. Commence alors la traversée jusqu’à Boum Kabir.

  • 1 Ces documents proviennent de la bibliothèque du Centre d’étude et de formation pour le développemen (...)

6L’auteure tisse son récit à partir des carnets de notes de Claude Pairault, qu’elle a retrouvés cinquante-neuf ans après cette épopée, en 2017 à N’Djamena1 ; elle a également découvert des films, des dessins, des cartes, des photographies au dos desquels l’anthropologue-jésuite consignait parfois des indications précises. Ce précieux matériau d’anthropologie visuelle permet de reconstituer le périple de Douala à Boum Kabir, dans un récit ethnographique aux accents romanesques ! En nous immergeant dans cette « épopée de Paris à Boum Kabir », nous discernons la détermination du jésuite-anthropologue, mais aussi ce qui nourrit sa quête vers d’autres mondes habités : ses photographies témoignent de son désir de rendre compte des sociétés humaines par l’observation fine et l’écoute attentive des pratiques rituelles aussi bien que des activités ordinaires. Rabia Bekkar synthétise cette approche par une citation du sociologue de l’architecture, Henri Raymond : « la pratique des individus contient elle aussi, d’une manière différente, l’histoire et la société dans sa totalité » (p. 18). Cette phrase ne cesse de résonner tout au long des pages photographiques qui composent la majeure partie de l’ouvrage. L’anthropologue nous donne à voir des circonstances humaines qui engagent des personnes dans des activités produisant de la société.

7Mais, pour parvenir à une telle description, Claude Pairault use de moyens qui lui apportent les conditions de sa « disponibilité ». À travers le récit de son périple de Douala à Boum Kébir, Rabia Bekkar nous retrace un autre parcours, professionnel et institutionnel : on y apprend ainsi que Claude Pairault s’est lié d’amitié avec André Leroi-Gourhan ; dans le Paris des années 1960, il a également tissé des liens avec Marcel Griaule, Denise Paulme et Geneviève Calame-Griaule, et que sa marraine au CNRS n’est autre que Germaine Dieterlen ; on découvre encore qu’il évoquait Jean Rouch comme son « vieil ami ». Notons également que l’anthropologue fait partie de l’Institut d’ethnologie du Musée de l’Homme, dont Claude Lévi-Strauss prend la direction en 1957, avec la collaboration d’André Leroi-Gourhan, précisément.

8Le réseau tissé par Claude Pairault dans le monde parisien de l’anthropologie s’appuie notamment sur son séjour aux États-Unis, de 1956 à 1958 : en effet, à l’issue de son noviciat de prêtre, près de Seattle, il se forme à l’anthropologie américaine en 1957 à l’Université de Californie de Berkeley. Il poursuit ses études à l’Université de Chicago, en linguistique avec Norman A. McQuown et en anthropologie avec Robert Redfield. En 1964, après son premier « terrain » à Boum Kabir, Claude Pairault devient maître de conférences puis enchaîne des postes à responsabilités dans la recherche, en Afrique de l’Ouest et en France. Les conditions de ce « parcours professionnel » se fondent également à travers son engagement spirituel de père jésuite, comme l’analyse Yves Winkin dans sa postface « Claude Pairault et les photos enfouies ».

  • 2 Pierre Bourdieu, Images d’Algérie. Une affinité élective, ouvrage conçu par Franz Schultheis et Chr (...)
  • 3 Natalie Depraz, Comprendre la phénoménologie, Paris, Armand Colin, 2006, p. 204.
  • 4 Jeanne Favret-Saada, « Être affecté », Gradhiva, n° 8, 1990, p. 6-9.

9Sous la forme d’une « enquête », Yves Winkin s’attache à résoudre une énigme : pourquoi Claude Pairault a-t-il si peu publié ses photos alors qu’il en réalisé des milliers ? Afin de mettre en relief les raisons de ce paradoxe, il établit un contraste avec d’autres pratiques photographiques qui ont marqué l’anthropologie visuelle : Balinese Character, bien sûr, le livre de référence de Gregory Bateson et Margaret Mead (1942), mais aussi les photos de Claude Lévi-Strauss, si présentes dans Tristes Tropiques comme « mode d’évocation nostalgique », précise Yves Winkin, ou encore « l’écriture émotionnelle » des photographies qui illustrent les ouvrages de la collection « Terres humaines » de Jean Malaurie. Or, l’iconographie de Claude Pairault ne s’accorde en rien avec ses pratiques de l’anthropologie visuelle ; l’un des grands intérêts de l’ouvrage est donc de mettre en évidence une approche alternative à l’ethno-photographie, qui ne relève pas de la captation mais de l’immersion, explique Yves Winkin en se référant à la pratique photographique de Pierre Bourdieu : « Dans cet entretien avec Schultheis[2], Bourdieu va expliquer ce que photographier en Algérie puis au Béarn représentait pour lui : “une conversion du regard qui supposait -le mot n’est pas trop fort- une véritable conversion”. L’expression résonne puissamment. [...] Comme Bourdieu, Pairault va se doter avec la photographie d’un mode d’entrée dans la culture qu’il cherche à comprendre ». En d’autres termes, photographier devient une condition à l’enquête de terrain, en tant qu’elle favorise l’attention aux autres et qu’elle contribue à cet état de disponibilité pour autrui évoqué par Pairault. Selon cette perspective, l’acte photographique correspond à la conversion du regard, telle que définie par la phénoménologie, soit une disposition par laquelle « le sujet détourne son regard de l’objet perçu pour se retourner sur la façon dont il regarde cet objet »3. Photographier – ou filmer – ne vise donc pas tant à représenter le monde qu’à rendre compte de notre rapport au monde. Yves Winkin nous donne à comprendre que les photographies de Claude Pairault ont fait leur œuvre dès lors qu’elles ont permis au jésuite-anthropologue de s’engager – de s’immerger – davantage sur son terrain. Elles avaient donc moins de raison d’être comme représentation du monde en s’affichant dans des publications. Sur le terrain de Claude Pairault, la pratique photographique a agi comme un processus de transformation permettant de glisser progressivement d’une culture vers une autre, d’incorporer le groupe social observé, de s’y laisser prendre, d’en être affecté4, au double sens d’en être ému (affecté par) et d’y trouver sa place (affecté à).

10Entre « l'enquête » d’Yves Winkin et le récit de Rabia Bekkar, les photographies de Claude Pairault prennent tout leur sens : elles ne sont pas les représentations exotiques d’un monde lointain et en partie disparu mais le témoignage d’une condition à l’expérience anthropologique portée par cette attitude de disponibilité, d’écoute et d’attention du prêtre jésuite. Voilà toute la richesse et l'importance de cet ouvrage consacré à Claude Pairault : une leçon d'anthropologie visuelle qui donne à comprendre en quoi photographier – enregistrer et filmer – permet avant tout d’établir une distance à soi et constitue en cela une condition à l’observation des situations humaines.

11Il convient ainsi de se laisser porter par l’articulation singulière de cet ouvrage qui nous oblige à une approche « interactive » et non linéaire. Par exemple, le long récit introductif de Rabia Bekkar est publié sans aucune illustration – comme les pages d’un livre. Le lecteur doit alors s’échapper de temps à autres de sa lecture pour consulter la vaste collection iconographique du livre, et ainsi construire son propre cheminement visuel par un aller-retour permanent entre le texte du récit et les photographies. Pour autant, cette mise en regard du texte et des photographies s’avère insuffisante pour comprendre le travail ethnographique de Claude Pairault. Il faut également prendre l’ouvrage par la fin et lire la postface d’Yves Winkin pour obtenir la clé de l’engagement photographique de ce jésuite-anthropologue.

12L'expérience humaine de Claude Pairault mérite d’inspirer nos pratiques en anthropologie visuelle. Toutefois, des interrogations émergent de ce constat sur les conditions de possibilité d’une telle pratique anthropologique. On peut se demander si la « disponibilité ethnographique » de Claude Pairault ne relève pas d’un contexte historiquement situé, marqué par le « rayonnement de la France » dans le monde, au cœur des années 1960, et par cet engagement religieux qui le conduit à l’écoute de l’Autre. Dès lors, l’ouvrage de Rabia Bekkar invite – ou incite – à s’interroger sur les conditions de la pratique de terrain aujourd’hui en anthropologie.

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Notes

1 Ces documents proviennent de la bibliothèque du Centre d’étude et de formation pour le développement (CEFOD) à N’Djamena.

2 Pierre Bourdieu, Images d’Algérie. Une affinité élective, ouvrage conçu par Franz Schultheis et Christine Frisinghelli, Paris/Graz, Actes Sud/Camera Austria/Fondation Liber, 2003.

3 Natalie Depraz, Comprendre la phénoménologie, Paris, Armand Colin, 2006, p. 204.

4 Jeanne Favret-Saada, « Être affecté », Gradhiva, n° 8, 1990, p. 6-9.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Christian Lallier, « Rabia Bekkar, Un jésuite anthropologue au lac Iro, Tchad. L’anthropologie visuelle de Claude Pairault à Boum Kabir », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 07 décembre 2022, consulté le 18 mai 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/59066 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.59066

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Rédacteur

Christian Lallier

Anthropologue-cinéaste. Directeur du Lab’AF (Laboratoire d’anthropologie filmée).

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