Lola Zappi, Les visages de l’État social. Assistantes sociales et familles populaires durant l'entre-deux-guerres

Texte intégral
- 1 Cet ouvrage est issu d’une thèse en histoire soutenue le 8 novembre 2019, intitulée Le service soci (...)
- 2 Le service social de l’enfance est le nom donné au Service social de l’enfance en danger moral, en (...)
1Ce n’est pas un hasard si l’ouvrage de Lola Zappi issu de sa thèse en histoire1 se conclut comme il s’initie, par l’étude minutieuse de dossiers d’enfants du Service social de l’enfance (SSE)2. Aux côtés des trois cents autres dossiers familiaux qui composent le corpus de l'enquête, leur exposition permet de présenter le réseau d’acteurs qui assure le déploiement de l'État social pendant l’entre-deux-guerres. Les travailleuses sociales, figures nouvelles au début des années 1920, s’imposent en effet progressivement comme des actrices incontournables dans la prise en charge des familles des milieux populaires. En s’intéressant à ces agents intermédiaires, visages de l’État social, Lola Zappi éclaire la mise en œuvre concrète de l’action sociale, au travers l’exposé de la naissance et de la légitimation de cette profession, mais aussi par l’exploration de leurs pratiques et de leur travail auprès du tribunal et des familles. Cette histoire incarnée de l'État social déplace ainsi la focale coercitive longtemps portée sur le travail social, et complexifie considérablement l’analyse des rapports entre assistantes sociales et familles populaires: outil d’encadrement, l’action sociale constitue également une ressource pour les familles, qu’ils peuvent saisir pour différents motifs. L’ouvrage est construit ainsi comme un « jeu de poupées russes » (p. 23) qui articule les angles d’observation et qui structure l’argumentation en quatre parties. Tandis que la première analyse les conditions d’émergence des services sociaux durant les années 1920, la deuxième s’intéresse à la manière dont le SSE crée une « branche judiciarisée de l’action sociale » (p. 26). En adoptant le prisme du travail des assistantes sociales, la troisième partie explore la relation d’assistance mise en place à travers le suivi des familles. Une dernière partie élargit enfin la période de l’enquête, pour se consacrer aux façons dont les expérimentations menées ont gagné une reconnaissance officielle dans la décennie suivante.
2« Les services sociaux forment-ils réellement un champ d’action nouveau par rapport à la charité ? » (p. 28) : en faisant débuter son enquête dans l’après-guerre, Lola Zappi questionne d’abord l’originalité d’un champ d’activité en pleine expansion. Présentés par ses promoteurs comme un outil de modernisation, les services sociaux, incarnés par les assistantes sociales, construisent leur légitimité à partir d’un discours de rupture avec les méthodes traditionnelles des œuvres de bienfaisance. Tout en prenant au sérieux les présentations officielles formulées auprès des pouvoirs publics, Lola Zappi s'attelle dans cette première partie à analyser les objectifs théoriques et les méthodes d’action promus par chacune de ces deux approches. Les périmètres d’action ainsi que les pratiques du service social se révèlent en fait très dispersées et peu cohérentes entre elles (chapitre 1). De cette comparaison émergent ainsi des préceptes et des méthodes semblables, qui témoignent, non d’une rupture, mais plutôt d’une certaine continuité entre ces champs d’action. Aussi, l’imposition progressive du service social comme champ d’action compétent auprès des familles populaires relève davantage d’un mouvement de professionnalisation, observé à partir des archives des écoles de service social (chapitre 2). La fabrique de ces professionnelles repose sur l’intégration de normes, sur l'apprentissage de méthodes d’enquête spécifiques mais aussi sur les qualités genrées affiliées à ces jeunes filles telles que le souci de l’autre ou l’empathie. Élément distinctif fondamental vis-à-vis de la charité, la formation constitue aussi du point de vue de ces dernières, issues de la bourgeoisie, un moyen de gagner leur vie et de s’émanciper de leur milieu familial.
3La suite de l’ouvrage porte un regard plus spécifique sur l’une des branches de l’action sociale, le SSE, intermédiaire entre le tribunal et les familles faisant l’objet d’une enquête. Caractérisé par une abondance d’informations relatives tant aux personnes assistées, puisque les dossiers sont nominatifs, qu’à leur suivi par les assistantes sociales, il constitue une entrée féconde pour l’analyse de ce corps professionnel en formation. Lola Zappi explore ainsi le travail des assistantes sociales pour se faire accepter comme des interlocutrices légitimes et incontournables auprès des magistrats, au cœur d’une institution presque exclusivement masculine (chapitre 3). Résistant au paradigme fonctionnaliste, cette partie s’intéresse au rôle d’une poignée d’acteurs issus du monde philanthropique en quête de modernisation du tribunal. Prônant une dimension humaniste, le travail réalisé par les assistantes sociales apparaît surtout innovant par la méthode de l’enquête, qui devient l’un des outils privilégiés de prévention des risques (chapitre 4). Les pratiques de travail des assistantes sociales, en interaction avec les usagers, relèvent d’une démarche d’investigation dans l’intimité des familles qui cherchent à leur « faire bonne impression » en mettant en scène leur respectabilité (p. 170). De leur côté, les assistantes sociales tentent d’identifier leurs meilleurs publics, en sélectionnant ceux jugés les plus coopératifs pour le suivi. Cette partie se clôture ainsi sur les caractéristiques du public de l’action sociale : plus classique, cette interrogation est en réalité importante tant la protection sociale déployée avant 1945 connaît mal ses bénéficiaires (chapitre 5) ; les dossiers des familles se révèlent ici encore un matériau précieux pour renseigner les trajectoires de vie des familles et les rapports qu’elles entretiennent avec l’institution. Situées entre le monde ouvrier et les milieux populaires, elles sont surexposées aux vulnérabilités sanitaires et aux maladies après la guerre et la crise des années 1930. Pourtant, leur prise en charge par les assistantes sociales en France ignore largement les causes structurelles de la pauvreté, au contraire des États-Unis, pour lui préférer celle de l’irresponsabilité des familles populaires et de la déviance morale, incarnée notamment par l’alcoolisme.
- 3 Voir en particulier les travaux de Vincent Dubois, La vie au guichet : relation administrative et t (...)
4Le travail des assistantes sociales, loin de se cantonner au placement d’enfants, relève aussi du suivi des familles, qui transforme la relation d’investigation en une relation d’assistance. La régularité et l'intrusion de cette prise en charge dans et hors les murs la distinguent de celle des services sociaux chargés de fournir des aides matérielles ponctuelles. Surtout, elles font du SSE un cas limite particulièrement fécond pour analyser les outils de travail ainsi que la forme prise par l’assistante éducative, qui font l’objet de cette troisième partie. Pour les assistantes sociales, s’occuper des enfants placés consiste en une mise à distance du milieu familial (chapitre 6). Prenant la forme du placement dans des institutions d’accueil, qui assurent un rôle de relais disciplinaire, l’enfant n’est pourtant que rarement isolé de sa famille : les visites sont presque toujours autorisées afin que les liens familiaux persistent. Le suivi des enfants diffère par ailleurs selon leur âge. Les adolescents sont particulièrement épiés par les assistantes sociales, qui surveillent leur vie amoureuse et sexuelle et tentent parfois de les réorienter professionnellement. Pour autant, le public n’est pas passif dans cette relation d’assistance : comme le montre Lola Zappi, dans une perspective similaire à celle de la sociologie du guichet3, les familles développent des tactiques pour négocier leur position d’assisté (chapitre 7). Selon leurs ressources mais également selon la recevabilité du suivi proposé, elles peuvent s’en accommoder, voire coopérer. Ces réactions témoignent plus largement de l’usage des assistantes sociales comme une ressource à mobiliser : du côté des parents elles peuvent être appréhendées pour des raisons éducatives et budgétaires, leur dégageant du temps pour travailler ; du côté des enfants, elles sont parfois un moyen d’échapper à la tutelle de leurs parents.
5En prenant pour objet d’étude le travail et le rôle des acteurs privés, Lola Zappi permet de déconstruire l’idée d’un État social construit par le monopole de la puissance publique, mais aussi de féminiser son histoire. La dernière partie s’intéresse ainsi à la reconnaissance officielle des activités des assistantes sociales menées depuis les années 1920, en considérant le paysage plus large de l’action sociale. L’institutionnalisation de cette profession dans les années 1930 illustre en effet les manières dont l’État prend appui sur des initiatives privées, intégrées dans l’armature de la protection sociale (chapitre 8). Alors que sont votées à cette époque deux lois sociales sur les assurances sociales et les allocations familiales, le recours aux assistantes sociales est croissant et prime sur le développement d’institutions publiques. La coordination, difficile, entre les œuvres publiques et privées qui se multiplient devient, aux côtés de la formation professionnelle, un moyen pour l’État de reprendre en main l’action sociale menée par les assistantes sociales. Par ailleurs, les années 1930 sont marquées par un contrôle des services sociaux renforcé sur les familles populaires, bien qu’inégalement exercé sur l’ensemble du territoire parisien (chapitre 9) puisque les banlieues pâtissent plus souvent d’un manque d’infrastructures, donc de points d’ancrage pour les services sociaux. Ce contrôle n’empêche pourtant pas les assistantes sociales de bénéficier d’une image relativement positive. Saluées dans les journaux locaux comme des figures fondamentales dans la lutte contre la misère ouvrière, elles sont aussi mobilisées par les familles populaires comme une ressource importante de proximité.
- 4 Lola Zappi évoque ainsi les travaux de Nicolas Duvoux et de Didier Fassin.
6L’ouvrage de Lola Zappi témoigne d’un travail de recherche à la fois considérable et remarquable, par la rigueur dont il fait preuve et par la richesse des documents qu’il exploite. Sa lecture en est un véritable plaisir : la clarté du propos et la qualité de son écriture sont au service de la démonstration, qui donne à voir autant les ficelles du métier d’historienne, en quête de son objet, que ses nombreux résultats scientifiques, appuyés sur des sources variées et produits à partir de méthodes originales. Ambitieux, son travail a aussi le mérite de la prudence et de la nuance, en affrontant l’ambiguïté constitutive du travail social : chaque élément avancé est contextualisé et historisé, selon un découpage chronologique et thématique qui convainc largement. On pense bien-sûr à de nombreux ponts entre l’encadrement social de l’entre-deux-guerres et celui observé aujourd’hui. La question de la forme prise par l’État social à partir de l’étude de la rencontre entre les familles assistées et les assistantes sociales fait en effet écho à des travaux sociologiques importants4. Loin de les ignorer, l’auteure les mobilise à plusieurs reprises et s’en nourrit. Pourtant, comme elle nous en avertit, l’histoire ne se répète pas : son ouvrage en constitue d’ailleurs une parfaite démonstration.
Notes
1 Cet ouvrage est issu d’une thèse en histoire soutenue le 8 novembre 2019, intitulée Le service social en action : assistantes sociales et familles assistées dans le cadre de la protection de la jeunesse à Paris dans l'entre-deux-guerres.
2 Le service social de l’enfance est le nom donné au Service social de l’enfance en danger moral, en 1930.
3 Voir en particulier les travaux de Vincent Dubois, La vie au guichet : relation administrative et traitement de la misère, Paris, Economica, 1999
4 Lola Zappi évoque ainsi les travaux de Nicolas Duvoux et de Didier Fassin.
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Référence électronique
Julie Oudot, « Lola Zappi, Les visages de l’État social. Assistantes sociales et familles populaires durant l'entre-deux-guerres », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 06 décembre 2022, consulté le 19 avril 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/59058 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.59058
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