Heidi Grasswick, Nancy Arden McHugh (dir.), Making the Case. Feminist and Critical Race Philosophers Engage Case Studies

Texte intégral
- 1 Dekeuwer Catherine et Henry Julie, « Philosophie pratique de terrain : quelle posture de recherche (...)
1Si la définition de la philosophie et de sa spécificité constitue un problème en soi, celle-ci reste souvent appréhendée par la négative, en l’occurrence comme une discipline « sans terrain ». Cette caractérisation est battue en brèche depuis plusieurs années par l’émergence d’une « philosophie de terrain »1 et par l’étude de cas empiriques. Ce dernier aspect est central dans ce livre dirigé par Heidi Grasswick et Nancy Arden McHugh, bien qu’il définisse les « cas » de façon plus large, comme je le repréciserai ensuite. L’enjeu de cet ouvrage collectif est donc d’analyser la place des « cas » en philosophie, leur usage mais aussi leur intérêt, et ce à partir du champs des études féministes et des études critiques sur la « race ». Ce positionnement théoricopolitique n’est pas anodin puisque la rencontre entre les études féministes ou sur la « race » et la philosophie pose d’emblée le problème de l’universalisation abusive de situations déterminées et privilégiées : l’abstraction philosophique n’est-elle pas le masque d’une tendance à ériger en absolu des catégories ou des expériences qui sont en réalité le reflet d’une position sociale dominante ? Ainsi que l’écrivent les coordinatrices dans l’introduction, la théorisation abstraite, à l’écart des cas singuliers, du terrain, de l’empirie, risque de faire que la philosophie et les problèmes sur lesquels elle se concentre « aient davantage de ressemblance avec les vies et les enjeux de ceux et celles qui se trouvent dans des localisations épistémiques dominantes et mainstream » (p. 4), ignorant ainsi les « vies et les enjeux » de celles et ceux qui sont opprimé·e·s ou marginalisé·e·s.
2L’ouvrage s’organise en trois grandes parties. La première regroupe des textes portant sur les défis épistémologiques et éthiques qu’engagent l’intégration d’études de cas (ou casework) au sein de la philosophie. La deuxième section porte la façon dont cette intégration peut avoir un impact sur la façon de penser (mais également d’intervenir en faveur de) la justice sociale, avec un accent particulier mis sur la responsabilité de la chercheuse ou du chercheur qui décide de mener un travail à partir de cas. La troisième et dernière partie, constituée de cinq chapitres, propose plusieurs études de cas pour reprendre les questions précédentes à partir d’exemples concrets tels que le meurtre d’hommes noirs par la police, la façon dont le risque est évalué dans la transmission du VIH, ou encore le « Genome Diversity Project » mené au Mexique, etc.). Plutôt que de couvrir l’ensemble très divers et très dense des contributions, je reprends l’ouvrage depuis trois axes transversaux, formulés sous forme de questions : qu’est-ce qu’un cas ? Qu’est-ce qu’une philosophie qui fait des études de cas ? En quoi les études de cas en études féministes et études critiques de la « race » contribuent-elles à une épistémologie située ?
- 2 Par exemple, le travail d’Emily Martin sur les métaphores genrées dans l’analyse de la rencontre en (...)
3Qu’est-ce qu’un cas ? La réponse à cette question est loin d’être simple au vu de la variété des réponses données par les différentes contributions. Une première précision, d’importance, se trouve dans l’introduction générale : « nous ne limitons pas notre définition des études de cas au seul usage d’exemples qui sont de fait historiques ou contemporains » (p. 6). Autrement dit, il est possible d’extraire un cas d’une œuvre de fiction. L’article de Davidson et Satta sur le VIH va même jusqu’à construire des scénarios (p. 242) dont on peut se demander en quoi ils différent des expériences de pensées, ces dernières étant à plusieurs reprises appréhendées dans l’ouvrage comme l’apanage d’une philosophie « abstraite ». L’article d’Aragon, qui porte sur la nécessité d’une théorie sociale « non idéale », cherche à élaborer une typologie tout en déterminant les atouts et les limites de chacun de trois types de cas : l’étude de cas « abstraite-hypothétique » (une situation hypothétique – donc non effective – dans laquelle certains détails sont plus particulièrement mis en avant, comme c’est le cas dans les œuvres littéraires), « sociale-scientifique » (les résultats empiriques issus des sciences sociales) et « expérientielle » (l’expérience vécue en première personne). Selon le type, le risque peut être soit d’occulter certains aspects de la réalité au profit d’autres rendus plus saillants, soit de mettre de côté la dimension phénoménologique d’une expérience, soit de sur-généraliser un vécu. Définir ce qu’est un cas implique donc d’emblée de définir l’usage que l’on va faire de celui‑ci : les coordinatrices choisissent de présenter cet usage comme relevant du lien entre abstrait et concret plutôt que comme un élément alimentant une induction (c’est-à-dire qui vise à passer de l’accumulation de cas particuliers à une proposition générale) (p. 10). Sur ce point, l’une des contributions, signée Crasnow, considère qu’on ne peut réduire un cas à un contre-exemple venant invalider une conception ou une représentation dominante. Ainsi, prendre un exemple d’androcentrisme scientifique2 pour « prouver » que la science est « biaisée » a peu de portée, puisqu’il suffit aux défenseur·e·s de l’idée de neutralité de la science de considérer qu’il s’agit d’un exemple de « mauvaise science » et que cela ne remet pas en question le présupposé selon lequel la science serait indépendante des valeurs. À cela s’ajoute qu’on peut accuser la chercheuse ou le chercheur adoptant une telle démarche de généraliser de façon abusive à partir d’un élément singulier ou encore de faire du « picorage » (cherry picking), à savoir présenter uniquement les données qui confirment la thèse qu’il ou elle défend (p. 77). On retrouve ici le problème bien connu du critère scientifique de réfutabilité proposé par Popper : lorsqu’un corps d’hypothèses est contredit par un fait, faut-il mettre en question l’ensemble de ce corps ou reprendre localement certains aspects de la théorie sans en interroger les fondements ? À la lecture de l’ensemble de l’ouvrage, il me semble qu’on peut s’interroger à plusieurs reprises sur ce qui fait la « singularité » d’un cas. Ainsi, lorsque Crasnow prend l’étude de l’orgasme féminin en biologie évolutionniste (p. 87), en quoi s’agit-il encore d’une étude de cas ? Qu’est-ce qui distingue alors l’étude de cas de la recherche qualitative ? La définition donnée par exemple par Fehr ne me semble pas apporter de réponse satisfaisante à cette dernière question : dans son chapitre, est considéré comme un « cas » tout ce qui est « un compte-rendu détaillé qui décrit [document] quelque chose qui s’est effectivement produit ou qui existe effectivement », « indépendamment de la façon dont c’est utilisé (preuve, illustration, ou comme valant en soi), ce sur quoi cela porte (des gens, des processus, des communautés, des institutions) ou la façon dont c’est limité dans le temps et l’espace » (p. 155).
- 3 Les concepts « épais » (thick) sont ceux qui mêlent description et évaluation (tels que « harmonieu (...)
4Qu’est-ce qu’une philosophie qui fait des études de cas ? L’utilisation de cas pour mener un travail philosophique interroge d’emblée le rapport de cette discipline à celles des sciences sociales ; non seulement d’un point de vue épistémologique, mais également en termes de légitimité, comme le rappelle Pohlhaus Jr. au début de son article. Une fracture qui peut être éprouvée au sein même de la discipline lorsqu’on fait du casework est celle qui existe entre théorie « idéale » (comme celle de John Rawls et son « voile d’ignorance ») et théorie « non idéale » (à savoir une théorie qui part du réel tel qu’il est pour envisager son amélioration), comme s’attache à le démontrer l’article d’Aragon. Une autre ligne de partage récurrente de l’ouvrage est celle entre « philosophie analytique » (PA) et « philosophie continentale » (PC), puisque la première, inspirée par le positivisme logique, se tient à l’écart des façons de faire jugées « littéraires » de la seconde ; ainsi, le schisme entre PC et PA est en partie lié à « une antipathie vis-à-vis de tout engagement herméneutique » (p. 107), comme le rappelle Code. Si la PA est friande d’expériences de pensées (le dilemme du tramway de Philippa Foot, le violoniste perfusé de Judith Jarvis Thomson, pour ne citer que les plus célèbres), qui se caractérisent par leur économie descriptive, et si l’étude de cas riches en détail semble plus soluble dans la PC, on peut également reprendre ici une autre distinction pour comprendre cet écart, à savoir celle entre « thin » et « thick »3. Comme le rappelle encore Code : « les exemples peuvent être brouillons [messy], ambigus, ni directement vrais ou faux ; ils nécessitent une interprétation, une interrogation, et/ou une contradiction » (p. 110). Une philosophie de l’étude de cas doit également s’interroger sur les frontières entre ses propres domaines. Code et Fehr, la première au sujet de l’engagement en faveur d’une transformation politique et sociale, et la seconde au sujet de l’enjeu de la restitution, montrent ainsi de façon convaincante que les questions épistémiques sont toujours en même temps éthiques lorsqu’on s’engage dans le casework, qui est aussi un carework, autrement dit, un travail de care. Le danger de l’objectification de celles et ceux dont le cas est la vie est omniprésent, et tout l’article de Fehr engage à penser ce que l’on doit en retour à ceux et celles « sur » qui on travaille.
- 4 L'injustice épistémique est une notion forgée par Miranda Fricker qui désigne le discrédit en matiè (...)
5Pour conclure, je voudrais revenir sur le lien entre casework en études féministes/critiques de la « race » et épistémologie située. Code montre de façon percutante que les études de cas permettent d’entamer une forme d’individualisme épistémique cher aux philosophes, dont le discours est bien souvent monologique : « les histoires et les récits présupposent ou requièrent des interlocteurs/rices : des retours de personnes qui entendent, qui écoutent, qui lisent » (p.p. 110). Cette relativisation du discours du ou de la philosophe, qui se ferait d’emblée au moment de l’élaboration de ce discours, rejoint le vœu de ce que Sandra Harding a appelée l’ « objectivité forte », qui intègre une pluralité de points de vue. Ce n’est ainsi pas un hasard si le chapitre de Battle sur les meurtres d’hommes noirs par la police aborde ces histoires depuis le concept de « non-altérité » : l’homme noir est considéré par le regard raciste comme étant « hors de l’altérité [out of otherness] » (p. 183), au même titre que les animaux et les objets, c’est-à-dire ni « Je » ni « non-Je ». De là également l’importance des théories relevant du modèle de l’injustice épistémique4 que l’on retrouve pratiquement dans tous les chapitres. Les références à Charles Mills, Gayatri Spivak, Kristie Dotson et Miranda Fricker se retrouvent ainsi tout au long de l’ouvrage. Pour finir, il me semble que si certaines problématiques abordées dans l’ouvrage sont depuis longtemps discutées par nos collègues en sciences sociales (qui pourraient avoir l’impression, à la lecture, que ces textes « réinventent l’eau chaude »), il ne fait aucun doute qu’il donne les moyens de cultiver, parmi les philosophes, une certaine « humilité épistémique » (p. 109).
Notes
1 Dekeuwer Catherine et Henry Julie, « Philosophie pratique de terrain : quelle posture de recherche ? », Éthique, politique, religions, vol. 15, n° 2, 2020, p. 131-145 ; Bedon Marine ; Bénétreau Maud ; Bérard Marion et Dubar Margaux, « Une philosophie de terrain ? Réflexion critique à partir de deux journées d’étude », Astérion, n° 24, 2021, disponible en ligne à l’adresse : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/asterion.6149.
2 Par exemple, le travail d’Emily Martin sur les métaphores genrées dans l’analyse de la rencontre entre l’ovule et le spermatozoïde. Voir : Martin Emily, « The egg and the sperm: How science has constructed a romance based on stereotypical male-female roles », Signs: Journal of Women in Culture and Society, vol. 16, n° 3, 1991, p. 485-501.
3 Les concepts « épais » (thick) sont ceux qui mêlent description et évaluation (tels que « harmonieux », « trahir » ou encore « dogmatique ») tandis que les concepts « fins » (thin) sont purement évaluatifs (« bon/mauvais », « juste/injuste ») et n’ont aucune épaisseur descriptive.
4 L'injustice épistémique est une notion forgée par Miranda Fricker qui désigne le discrédit en matière de production de savoirs dont sont victimes les individus appartenant à des groupes sociaux dominés. Voir :Miranda Fricker, Epistemic Injustice, Oxford, Oxford University Press, 2007.
Haut de pagePour citer cet article
Référence électronique
Vanina Mozziconacci, « Heidi Grasswick, Nancy Arden McHugh (dir.), Making the Case. Feminist and Critical Race Philosophers Engage Case Studies », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 30 novembre 2022, consulté le 30 avril 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/58989 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.58989
Haut de pageDroits d’auteur
Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Haut de page