Christophe Bouton, L’accélération de l’histoire. Des Lumières à l’Anthropocène
Texte intégral
1Des révolutions représentées en locomotives de l’histoire (Marx) à celles imaginées comme des freins d’urgence (Benjamin), en passant par les « strates temporelles » (Reinhart Koselleck), les images servant à penser l’histoire abondent. Elles sont autant d’outils heuristiques et le concept de l’« accélération de l’histoire » en fait partie. Dans cet ouvrage, il fait l’objet d’une déconstruction critique. Spécialiste de Hegel et des théories de l’histoire, Christophe Bouton est professeur de philosophie à l’Université de Bordeaux. Il aborde ici trois séries de questions. Premièrement, des questions sémantiques : quels sens et quels usages donne-t-on à cette notion ? Deuxièmement, des questions empiriques : quelle est la réalité de l’accélération de l’histoire et quelle en est notre conscience ? Troisièmement, des questions normatives : suivant quels critères l’accélération de l’histoire est-elle critiquée puis condamnée, et d’après quels critères est-elle promue et perçue comme un fait positif ? La problématique qui parcourt les sept chapitres de l’ouvrage est en ce sens le « théorème de l’accélération ». Selon Christophe Bouton, trois propositions forment ce théorème : i) la modernité implique l’accélération de l’histoire ; ii) cette dernière implique à son tour une rupture avec le passé et avec l’avenir ; iii) la modernité aboutit à la « dictature du présent ».
2La méthode de Christophe Bouton est celle de « la théorie critique de l’histoire » (p. 23). Cette démarche consiste à analyser la sémantique historique, puis à la situer dans l’histoire, tout en explicitant les normes qui la sous-tendent. Dans cette entreprise critique, deux types de sources sont mobilisées. Premièrement, des textes de philosophes (Marx, Nietzsche, Benjamin, Hegel), d’essayistes (Henry Adams), d’un historien (Michelet) et d’un chimiste et climatologue (Paul Crutzen) qui témoignent de façons de penser l’accélération de l’histoire. Deuxièmement, un corpus de textes théoriques issus essentiellement de la philosophie et des sciences sociales qui tentent de conceptualiser l’accélération de l’histoire. Le lecteur retrouve dans ce second groupe Reinhart Koselleck, Hartmut Rosa, François Hartog, Catherine Larrère, Pierre Nora, Ernst Bloch, Dipesh Chakrabarty, pour ne citer que les principaux auteurs discutés.
3L’ouvrage s’organise en trois moments distincts. Les chapitres I et II examinent tout d’abord comment l’accélération de l’histoire s’inscrit au cœur de la modernité. Ensuite, le chapitre III procède à un examen critique de la « dictature du présent ». Enfin, les chapitres IV à VII analysent trois régimes d’historicité qui co-existent avec le régime d’historicité présentiste qui domine notre époque, dont le principe pourrait être résumé par une focalisation sur le court terme. Ces trois régimes d’historicité sont donc autant de façons alternatives de s’installer dans le temps historique, ce qui invalide tout réductionnisme à un seul régime d’historicité, fût-il dominant. Ces trois régimes d’historicité sont le souci du passé, les utopies du temps libre et l’Anthropocène.
4Au terme de son analyse critique, Christophe Bouton aboutit à une proposition théorique novatrice, en rupture avec le « présentisme plein » de François Hartog et la spirale de l’accélération de Hartmut Rosa. Il souligne surtout la « polychronie » de la modernité, « au sens d’une pluralité de temporalités avec différents rythmes plus ou moins rapides, différentes échelles de temps, différentes articulations entre le passé, le présent et l’avenir » (p. 365). Christophe Bouton s’inspire ici de Bernadette Bensaude-Vincent, mais aussi des « strates temporelles » de Reinhart Koselleck, ainsi que son modèle de la « simultanéité du non-contemporain ». La proposition théorique de la polychronie permet en outre à Christophe Bouton de rompre avec l’équation entre accélération et fin de la politique, en rouvrant l’espace du temps à plusieurs temporalités, et, ce faisant, en ouvrant le champ du politique.
5Dans le chapitre I, l’auteur fait l’archéologie de l’expression « accélération de l’histoire ». Il en distingue trois significations différentes. La première est politique et se concentre sur la période-charnière que Reinhart Koselleck appelle le Sattelzeit, allant des années 1750 aux années 1850, articulée autour de la Révolution française. La deuxième signification est technologique et se réfère à la révolution industrielle et les changements qu’elle a entraînés. Enfin, la troisième signification mise en évidence est eschatologique : l’accélération est alors promue comme anticipation e la fin des temps et comme moyen de faire son salut. Le chapitre II examine les critères normatifs employés aux XIXe et XXe siècles pour critiquer l’accélération de l’histoire. Au XIXe siècle, cette catégorie s’articule et fusionne avec la catégorie du progrès à tel point que les deux deviennent indissociables. Christophe Bouton brosse un tableau des critiques adressées contre l’accélération de l’histoire : perte de culture, perte de contrôle, perte de sens, dangers croissants et une inertie dans le mouvement apparent sont en ce sens les points saillants de ces critiques. L’auteur fait la critique de la thèse d’une « accélération universelle du changement social » défendue par Hartmut Rosa. Parler de l’accélération de l’histoire est erroné car il s’agit d’une catégorie qui permet de décrire des dynamiques spécifiques de la modernité sans qu’elle devienne un facteur autonome et agissant. À rebours d’une telle abstraction, Bouton propose de suivre la « méthode contextuelle » pour saisir la pluralité des temps non linéaires, et emmêlés des agents historiques et sociaux, c’est-à-dire leur « polychronie » (p. 111).
6Christophe Bouton fait preuve du même souci dans le chapitre III lorsqu’il se penche sur le régime d’historicité présentiste de François Hartog. Le présentisme est critiqué par l’auteur comme catégorie abstraite totalisante qui englobe trop de phénomènes divers et contradictoires pour être opératoire. L’auteur propose donc de nuancer le présentisme de notre époque afin de prendre en compte d’autres expériences du temps. Il suit en cela le modèle des « strates temporelles » et de la « simultanéité du non-contemporain » de Reinhart Koselleck. Bien que simultanés, les faits historiques et sociaux relèvent de différentes temporalités et n’ont pas d’origines contemporaines. Il s’ensuit donc des écarts d’expérience, par exemple entre générations, composant un monde fait de plusieurs strates de temps. Dans le chapitre IV, Christophe Bouton tente justement de montrer la « polychronie » moderne en prenant appui sur le souci du passé toujours présent dans le régime d’historicité moderne. Pour cela, il prend appui sur trois auteurs : Nietzsche, Marx et Benjamin. Suivant des modalités différentes, pour ces trois penseurs majeurs, l’histoire demeure maîtresse de vie et d’action (historia magistra vitae). La thèse de la dissolution moderne de l’historia magistra vitae défendue par Reinhart Koselleck mériterait donc d’être fortement nuancée selon Christophe Bouton.
7Les chapitres V, VI et VII sont eux aussi consacrés à saisir des régimes d’historicités qui co-existent avec le présentisme de notre époque. Dans le chapitre V, Christophe Bouton tente de montrer à partir de la question du temps libre que « le souci de l’avenir a résisté à la tyrannie du présent » (p. 205). En cela, il s’agit d’une critique de la thèse d’une « éclipse des utopies » (Enzo Traverso) que partagent Hartmut Rosa et Axel Honneth : l’accélération de l’histoire aurait entraîné une dissolution et un épuisement des « énergies utopiques » (p. 205). Christophe Bouton développe l’idée que les utopies du temps libre représentent « une forme dissidente du régime moderne d’historicité : un autre futurisme qui n’adhère pas au credo moderniste du progrès et de la vitesse » (p. 245), construit en réaction à l’accélération technologique.
8Les deux derniers chapitres de l’ouvrage sont consacrés quant à eux aux implications de l’Anthropocène dans le domaine des régimes d’historicité. Sa nouveauté principale est, suivant la thèse de Dipesh Chakrabarty, d’avoir fait disparaître le clivage entre histoire humaine et histoire de la nature. Elle réside également dans une « eschatologie inversée » (p. 301) dans laquelle l’accélération, notamment la « Grande Accélération » depuis 1945 représentée par une multitude de courbes exponentielles, est redoutée car contrairement au salut espéré dans l’apocalypse théologique, l’apocalypse écologique n’est pas synonyme de dévoilement et de salut mais d’effondrement, de souffrances et de catastrophes. Enfin, l’Anthropocène modifie notre rapport à l’avenir. Il est en ce sens une leçon de modestie en nous rappelant que les 200 000 ans d’homo sapiens sont infiniment petits face aux 4,5 milliards d’années de l’histoire de la Terre. À l’inverse, l’Anthropocène étend « la catégorie de la faisabilité à l’histoire de la nature », c’est-à-dire l’idée que l’action humaine consciente est devenue décisive pour l’avenir de la nature. Cela est illustré par les perspectives de la géo-ingénierie, incarnée par exemple par Paul Crutzen et critiquée par l’auteur.
9En somme, les qualités de cet ouvrage sont indéniables : clarté didactique, rigueur de l’analyse conceptuelle qui explicite ses partis pris épistémiques et normatifs, mise en relation d’œuvres, de textes, de notions jusque-là séparés, combinaison subtile de propositions théoriques fortes avec l’art de la nuance et de l’ouverture à des travaux à venir, prise en compte des questions politiques d’une actualité brûlante. Autant de raisons qui laissent penser que cet ouvrage fera date concernant la problématique de l’historicité en sciences sociales.
Pour citer cet article
Référence électronique
Dimitris Fasfalis, « Christophe Bouton, L’accélération de l’histoire. Des Lumières à l’Anthropocène », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 15 novembre 2022, consulté le 18 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/58793 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.58793
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