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Gabriel Galvez-Behar, Histoire de la propriété intellectuelle

Emilien Schultz
Histoire de la propriété intellectuelle
Gabriel Galvez-Behar, Histoire de la propriété intellectuelle, Paris, La Découverte, coll. « Repères. Histoire », 2022, 128 p., ISBN : 978-2-7071-9359-9.
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Texte intégral

1Au-delà de leurs différences matérielles, quel est le lien entre un roman, un logiciel, et un vaccin conçu pendant l’épidémie de COVID-19 ? Dans sa dense synthèse de la notion de propriété intellectuelle, l’historien Gabriel Galvez-Behar offre une fresque historique fouillée et érudite sur l’apparition de cette notion, au croisement entre globalisation économique et luttes politiques. Il montre en six chapitres que l’unification internationale de divers droits – comme celui de l’œuvre littéraire, du dessin industriel ou de la découverte scientifique – sous une définition composite de propriété intellectuelle pour former « l’un des piliers du capital immatériel » (p. 1) n’a rien d’évident ni de linéaire. Elle relève de fait d’un long processus historique dynamique. En effet, la propriété intellectuelle moderne, qui « désigne peu ou prou les dispositifs juridiques qui permettent le contrôle des usages et des profits issus des œuvres et des produits intellectuels » (p. 109), trouve sa genèse dans une diversité de revendications émergeant de secteurs différents.

2Dès l’antiquité, plusieurs types de création font l’objet d’une tension entre gratuité du savoir et reconnaissance de droits aux créateurs (chapitre 1). Puis, au Moyen-Âge, certaines transformations apparaissent autour notamment du domaine de l’écrit. En effet, avec le développement d’une économie du livre autour de l’enseignement, des revendications émergent de la part de ceux qui font profession d’en vivre. Par la suite, la mise en place d’une régulation politique, entre autres avec l’imprimatur (autorisation officielle d’imprimer), et le développement de la profession de libraire favorisent alors une formalisation de la relation entre les auteurs et leurs œuvres. Du côté des techniques, ce sera la circulation des inventions techniques dans l’Europe du 15e siècle qui contribuera à l’apparition d’un « privilège d’invention » octroyé par les souverains, ceci pour favoriser leur marchandisation au service de la richesse des nations.

3L’émergence du capitalisme industriel au 18e siècle prolonge ensuite les luttes pour la reconnaissance des droits des créateurs dans différents secteurs (chapitre 2). Une transition s’opère pour passer d’une exception décrétée par le souverain à des droits associés à l’acte de création en tant que tel – avec toutefois des différences fortes entre les pays. Des lois spécifiques sont édictées pour garantir aux auteurs certains droits sur leurs œuvres, et notamment pour les protéger de l’exploitation commerciale des libraires. En parallèle, les revendications spécifiques comme celles sur les dessins utilisés pour conférer de la valeur économique aux objets conduisent à mettre en place la reconnaissance des marques de fabrique. Toutefois, ce mouvement de reconnaissance des droits se fait aussi avec une volonté de limiter leur prolifération. Ainsi, si la révolution française introduit le brevet d’invention « inspiré par une idéologie assimilant les droits de l’inventeur à un droit de l’homme, [les lois] en limitent cependant l’accès en instaurant un coût élevé » (p. 36).

4Face à l’explosion du commerce de productions intellectuelles comme les livres, les 18e et 19e siècles voient un renforcement des demandes de formalisation des droits associés à la création (chapitre 3). Ces droits évoluent au gré des controverses et des polémiques, qui concernent notamment les monopoles constitués par l’appropriation de certaines inventions et leur statut de propriété pleine et entière. En participant au développement du commerce mondialisé, ces droits font l’objet d’une régulation internationale. Et en retour, ils participent à formaliser et à stabiliser une notion commune de propriété intellectuelle comme droit sur les « choses de l’esprit ». Ce faisant, une telle régulation internationale s’adosse alors à tout un ensemble d’accords et d’institutions mis en place à la fin du 19e siècle.

5Avec le tournant du 20e siècle, la mondialisation de l’économie accompagne la croissance d’activités industrielles de recherche et développement (R&D) et le caractère stratégique de la protection des productions intellectuelles (chapitre 4). Les inventions techniques jouent alors un rôle central dans le développement des stratégies économiques des grandes industries mondialisés, en particulier aux États-Unis, ce qui renforce encore la convergence des divers droits existants vers une catégorie unique de propriété intellectuelle. En constituant les conditions de la captation du travail créatif des salariés, de nouvelles régulations permettent aussi l’extension des industries sur les marchés de l’innovation. Et, dans le même temps, une extension du périmètre du travail créatif s’opère. Ainsi, de nouveaux domaines sont revendiqués comme relevant de la propriété intellectuelle, notamment les écrits de la presse ou les connaissances scientifiques et médicales.

6Au milieu du 20e siècle, le tournant qui marque le passage du capitalisme industriel au capitalisme financier renforce encore la mondialisation de l’économie et la course à l’innovation (chapitre 5). Cette période « aboutit au positionnement central de la propriété intellectuelle dans la dynamique du capitalisme postindustriel » (p. 89). C’est d’ailleurs sur cette période que les statistiques de brevets vont devenir une manière de mesurer la R&D. De nouvelles formes de droits apparaissent, comme les appellations d’origine. De nouveaux acteurs sont créés, comme l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle (OMPI) en 1967. Tout cela aboutit à la mise en place de l’Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce (ADPIC) en 1994, et à la constitution de la propriété intellectuelle comme relevant de droits privés. Gabriel Galvez-Behar prend alors soin de rendre perceptibles les lignes de tension qui se créent dans un monde traversé par les inégalités entre les pays industrialisés qui appuient leurs stratégies sur la propriété intellectuelle et les pays qui se retrouvent pénalisés par l’extension de ces droits. Ainsi, « l’accord ADPIC participe bien d’une nouvelle division du travail, où les pays développés sont prêts à encourager des délocalisations en matière de production, s’ils parviennent à contrôler les activités de conception et à agir sur les prix grâce à des droits de propriétés renforcés » (p. 87).

7Le dernier chapitre est consacré à notre époque, le 21e siècle marqué par son capitalisme globalisé (chapitre 6). Outre sa financiarisation, cette période se caractérise par un processus d’immatérialisation porté par l’économie du numérique. Dans ce contexte, « la propriété intellectuelle [a] un statut extrêmement important puisqu’elle garantit les investissements et les actifs immatériels qui en découlent » (p. 101). Mais elle renforce les inégalités, provoquant en retour de grandes mobilisations de la société civile pour lutter contre les conséquences négatives des appropriations intellectuelles, notamment sur des sujets cruciaux comme la santé. Ces mobilisations conduisent alors à l’apparition de nouvelles modalités d’application sur les produits pharmaceutiques par exemple, ou encore sur les propriétés « collectives » des peuples autochtones. Elle soutiennent aussi des formes de résistance à la captation, et insistent sur la nécessité de constituer des communs pour ouvrir l’accès aux créations. Ce faisant, des alternatives émergent, comme l’organisation Creative Commons, créée en 2001 pour proposer d’autres formes de régulation des productions intellectuelles.

8En s’appuyant sur une histoire longue, enrichie de nombreux exemples, l’auteur réussit en une centaine de pages le tour de force de détailler les régulations de nombreux pays tout en dessinant étape par étape la stabilisation d’un droit international intégré à la mondialisation économique. Aussi, la conclusion de l’ouvrage lui donne la possibilité de revenir sur les enseignements de cette histoire longue et, comme il se plait à le souligner, « non linéaire ». Appuyé sur une ample bibliographie, ce manuel est un excellent point d’entrée pour identifier les grands jalons des droits immatériels et leurs ambivalences, ceci sans omettre les spécificités des débats internes à l’industrie musicale ou à la santé. De plus, dans l’espace contraint d’un ouvrage de synthèse, l’exposé chronologique de l’auteur rend saisissables les grandes dynamiques sociales sans sacrifier l’hétérogénéité des contextes et des positions. Outre la démonstration du rôle moteur des logiques économiques dans la construction mondiale de la propriété intellectuelle, il pointe ainsi les enjeux intrinsèquement politiques de cette histoire, insistant sur deux éléments: il est crucial de dépasser les argumentations partiales qui animent les débats actuels sur ces questions, et « la mobilisation de ce qu’il est convenu d’appeler la société civile peut avoir une efficacité réelle sur la dynamique de la propriété intellectuelle » (p. 113).

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Pour citer cet article

Référence électronique

Emilien Schultz, « Gabriel Galvez-Behar, Histoire de la propriété intellectuelle », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 13 novembre 2022, consulté le 04 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/58767 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.58767

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