Yves Mény, Sur la légitimité - Croyance, obéissance, résistance
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1Yves Mény place le concept de légitimité au cœur de l’exercice du pouvoir et son approche de cette dernière est articulée à la question de la démocratie. Il nous invite dès lors à lire à travers plusieurs périodes de l’histoire occidentale la place de la légitimité pour différentes figures du pouvoir. Sa référence principale réside dans les analyses de Max Weber – sans toutefois que soient négligés différents éclairages de la philosophie politique tels que ceux d’Alexis de Tocqueville, de John Rawls ou de Jürgen Habermas. Le champ politique de l’Italie, dont l’auteur est manifestement familier, y occupe une place privilégiée. Sa réflexion sur la légitimité ne s’étend pas au-delà du champ politique, bien que la portée de cette notion englobe en vérité toute forme d'autorité.
2L’auteur annonce aussi, dès l’introduction de son livre, qu’il débordera de la lecture wébérienne pour interroger la notion de la légitimité démocratique. Le sociologue avait en effet privilégié l’analyse des stratégies des dominants pour imposer leur domination, quelle que soit la forme de régime politique considérée. La croyance y tient une large place : pour Weber, il faut croire à l’autorité pour y adhérer. Pourtant, la construction de la légitimité démocratique tient autant de l’action citoyenne que du pouvoir imposé par les dominants. Il se peut par ailleurs que la confiance du peuple dans une institution établie soit ébranlée, et qu’il refuse de continuer à la soutenir.
3Le livre est construit autour de quatre chapitres : le premier, « Phénoménologie de la légitimité », aborde plusieurs modes d’expression et d’émergence de la légitimité : innée (p. ex. reçue en héritage dynastique), acquise (par l’élection) ou transférée d’un secteur donné au champ de la politique. La légitimité transférée vise différents cas de figure, tels le militaire (de l’empereur Napoléon au général de Gaulle, en passant par le général Georges Boulanger ou le maréchal Pétain, pour s’en tenir à la France) ; l’expert ou le technocrate, dont la Commission européenne tient lieu de modèle ; le milliardaire, qui fait penser à Donald Trump, mais aussi à Silvio Berlusconi ou à Vladimir Poutine, gouvernant à l’ombre de quelques oligarques à la fortune suspecte.
- 1 En effet, cette forme de domination est légale, car elle repose sur des règles et procédures claire (...)
4Dans le deuxième chapitre, Mény élabore une typologie de la légitimité basée sur les « idéal-types » des différentes formes de domination légitime selon Max Weber : traditionnelle, charismatique ou rationnelle-légale. Le pessimisme de Weber à l’égard de la démocratie est profond, « car il estime parfaitement vaine la capacité des masses à infléchir le roc inébranlable de la bureaucratie. » (p. 121). La démocratie est donc une illusion pour Weber ; seul le modèle bureaucratique-rationnel trouve grâce à ses yeux1. Et pourtant, la question de la légitimité se pose désormais dans des termes très différents de ceux qu’il avait examinés en pleine période d’industrialisation des sociétés européenne et américaine. En effet, entre les mécanismes de démocratie représentative résultant des choix électoraux et les expérimentations de démocratie directe ou participative, la contestation des élites par le peuple pose aujourd’hui à frais nouveaux la question de la démocratie populaire, voire populiste. Ainsi, l’élection de Donald Trump aux États-Unis a constitué un modèle de contestation de la bureaucratie en créant l'illusion d'un lien immédiat entre le pouvoir et le peuple. Le cas des Gilets jaunes débouche lui aussi sur la croyance que « le peuple » est le seul à même de diriger la France, puisqu’ils rejettent le président élu mais sont dans l'impossibilité de se doter d'un leader qui les représente (p. 165).
5Cette question fait l’objet du troisième chapitre, où l’auteur dresse une Taxonomie de la légitimité démocratique. Il rappelle la théorie politique de Hobbes (1588-1679) selon laquelle « À travers un pacte, un contrat, les hommes dans l’état de nature renoncent à l’impossible unanimité et acceptent que l’on puisse prendre des décisions à la majorité afin d’éviter les vides possibles de l’expression de la souveraineté. » (p. 126). Sur cette base s’est élaborée au fil des siècles la démocratie représentative. Celle-ci est aujourd’hui de plus en plus mise en question par des courants d’opinion variés, s’échelonnant de la critique extrême à l’expression complotiste. Ces opinions sont souvent amplifiées par les réseaux sociaux, opposant la légitimité du « peuple » souverain à celle des élus. Les propositions alternatives, selon Mény, balancent entre la démocratie directe (peu évoquée dans ce chapitre) et le populisme, où une personne devient le porte-parole et le représentant unique du peuple, adoptant la figure du leader charismatique chère à Max Weber. Les exemples ne manquent pas, tant dans la Grande-Bretagne du Brexit qu’en Italie avec le Movimento 5 Stelle ou en France avec le Rassemblement national de Marine Le Pen, elle-même débordée sur sa droite par l’éphémère Éric Zemmour. « L’une et l’autre voie sont périlleuses », avertit-il.
6Enfin, la résistance à l’oppression et le refus de la légitimité instaurée par le pouvoir élu sont abordés dans le quatrième et dernier chapitre. Il débouche sur un constat pessimiste de l’auteur, qui regrette qu’aujourd’hui tous les coups soient permis de façon anonyme au travers des réseaux sociaux. Des leaders populistes émergent un peu partout dans le monde, où « chacun considère qu’il détient la définition de la légitimité » (p. 231). Qu’il s’agisse des « blocages sauvages de la machine bureaucratique ou des projets légalement décidés » par les lanceurs d’alerte (whistleblowers), par les écologistes radicaux d’Extinction-Rébellion ou par le leader de la France Insoumise, aucun de ces acteurs de l’opposition ne trouve grâce aux yeux d’Yves Mény. Il considère que plutôt que la loi, c’est la loi de la jungle qui s’impose à une majorité qui ne sait pas comment y faire face ; « plutôt que la recherche de la vertu, c’est celle de l’épuration qui l’emporte ; plutôt que le respect de la vérité, c’est la délation qui s’insinue partout. » (p. 232). Ce qui l’entraîne à intituler son chapitre conclusif « La légitimité n’est plus ce qu’elle était. ». Elle navigue aujourd’hui entre deux écueils : d’un côté l’impossibilité pour le pouvoir de faire confluer les mille expressions de la diversité ; de l’autre, la tentation de s’en remettre à un leader charismatique et populiste.
- 2 Rosanvallon Pierre, La légitimité démocratique, Paris, Seuil, 2008.
- 3 Blondiaux Loïc, Manin Bernard (dir.), Le tournant délibératif de la démocratie, Paris, Presses de S (...)
- 4 Bacqué Marie-Hélène, Sintomer Yves (dir.), La démocratie participative. Histoires et généalogies, P (...)
- 5 Rousseau Dominique, Radicaliser la démocratie, Paris, Seuil, 2017 ; Rousseau Dominique, Six thèses (...)
7Ce parcours de la légitimité par Yves Mény montre ses limites dans la mesure où il se cantonne à l’horizon du pouvoir politique institué et n’accorde pas de crédit aux conceptions plus alternatives de la légitimité. Certes, un long échange avec Pierre Rosanvallon occupe une partie du troisième chapitre, puisque celui-ci conceptualise une trilogie : impartialité, réflexivité, proximité – qui se veut une alternative aux trois types de domination de Weber2. D’emblée, Rosanvallon écrit « L’idée que le peuple est la seule source légitime du pouvoir s’est imposée avec la force de l’évidence. ». Dès lors, cet échange se transforme en une réfutation des pistes ouvertes sur des contre-pouvoirs alternatifs à la démocratie représentative – qui manifestement garde la faveur de l’auteur. Voulant préserver une conception de la légitimité qui repose sur le pouvoir établi, Yves Mény se refuse à explorer des pistes nouvelles qui s'ouvrent aujourd'hui pour renforcer la démocratie, tant sous sa forme délibérative que participative ou continue. Pourtant, des expérimentations telles que la Convention citoyenne pour le Climat ou les budgets participatifs montrent des voies de renouvellement possibles. On ne trouve dans le livre de Mény aucun dialogue avec Loïc Blondiaux et Bernard Manin 3. Ni avec Yves Sintomer et Marie-Hélène Bacqué, 4ni non plus avec Dominique Rousseau5.
- 6 . Bourg Dominique, Whiteside Kerry, Vers une démocratie écologique. Le citoyen, le savant et le pol (...)
8Ces auteurs et d’autres encore tentent de construire une légitimité démocratique qui donnerait davantage de place à l’expression de la société civile. Sa voix est bien nécessaire pour contraindre les élus des différents niveaux de pouvoir à prendre à bras le corps les problèmes les plus urgents de notre temps, à commencer par le dérèglement climatique (voir à ce sujet, entre autres, les propositions de Dominique Bourg, qui propose d'inclure des représentants dûment choisis d'ONG environnementales dans les organes de délibération de l'État, comme le Sénat par exemple6). Sur la légitimité est un ouvrage qui se veut contemporain, mais reste pourtant nostalgique d’un ordre politique aujourd’hui peu légitime pour relever le défi climatique de notre temps.
Notas
1 En effet, cette forme de domination est légale, car elle repose sur des règles et procédures clairement définies. Elle est rationnelle et bureaucratique, car elle traite tous les individus de manière semblable, sans laisser prise aux émotions. Pour Weber, elle semble indépassable.
2 Rosanvallon Pierre, La légitimité démocratique, Paris, Seuil, 2008.
3 Blondiaux Loïc, Manin Bernard (dir.), Le tournant délibératif de la démocratie, Paris, Presses de Sciences Po, 2021 ; compte rendu de Justine Lalande pour Lectures, https://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/57342.
4 Bacqué Marie-Hélène, Sintomer Yves (dir.), La démocratie participative. Histoires et généalogies, Paris, La Découverte, coll. « Recherches », 2011 ; compte rendu de Corinne Delmas pour Lectures, https://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/4924.
5 Rousseau Dominique, Radicaliser la démocratie, Paris, Seuil, 2017 ; Rousseau Dominique, Six thèses pour la démocratie continue, Paris, Odile Jacob, 2022.
6 . Bourg Dominique, Whiteside Kerry, Vers une démocratie écologique. Le citoyen, le savant et le politique, Paris, Seuil, coll. « la République des idées », 2010.
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Referencia electrónica
Jean-Marie Pierlot, « Yves Mény, Sur la légitimité - Croyance, obéissance, résistance », Lectures [En línea], Reseñas, Publicado el 10 noviembre 2022, consultado el 04 diciembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/58763 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.58763
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