Christian Bessy & Claude Didry (dir.), L’économie est une science réflexive. Chômage, convention et capacité dans l'œuvre de Robert Salais
Texte intégral
- 1 L’économie fut ainsi nommée « science lugubre » (dismal science) par l’essayiste historien Thomas C (...)
- 2 Ce livre est ainsi particulièrement complémentaire du Dictionnaire des conventions Autour des trava (...)
- 3 Voir notamment dans l’ouvrage de l’historien Dosse François, L'empire du sens. L'humanisation des s (...)
1La discipline économique est parfois décriée pour son caractère réducteur, d’autres fois pour ses aspects modélisateurs1. Voici donc un ouvrage qui pourra réconcilier le lecteur avec cette discipline. L’économie est une science réflexive est un livre qui rend hommage aux travaux de l’économiste Robert Salais, porteur d’une démarche scientifique originale et ambitieuse qui a fait l’objet de journées d’études en 2019, dont sont issues les contributions réunies ici2. Au-delà d’une synthèse des recherches issues de l’œuvre de Salais (auteur dans cet ouvrage de deux chapitres et un entretien) vingt-deux contributions permettent de discuter et d’approfondir les thèmes ou la démarche qu’il a contribué à mettre en œuvre. Robert Salais est, en effet, un auteur emblématique d’un courant de pensée majeur des sciences économiques contemporaine : l’économie des conventions3. L’ouvrage réunit d’ailleurs certains auteurs qui y sont rattachés. Pour autant, il ne s’agit pas que d’un hommage mais bien d’une discussion approfondie d’un programme de recherche, des pistes qu’il a ouvertes et des prolongements qu’on peut en espérer.
- 4 Notons par exemple les témoignages de Laurent Thévenot sur leur parcours à l’INSEE, du syndicaliste (...)
2Tout au long des trois cent pages du livre, on croisera vingt-neuf auteurs dont la diversité est sans doute la meilleure preuve de cette volonté de défense d’une économie ouverte vers les autres sciences sociales, véritablement pluridisciplinaire. Si la majorité des contributeurs sont économistes, on lira aussi des analyses de sociologues, d’historiens et du juriste Simon Deakin. Certains auteurs ont été collègues directs de Robert Salais4, et une large partie de l’ouvrage se penche sur sa trajectoire professionnelle. D’autres contributeurs confrontent son programme de recherche à d’autres approches pour en souligner les complémentarités ou les apories. Dans sa contribution de synthèse qui conclut l’ouvrage en ouvrant la réflexion sur les liens à (re)construire entre écologie et économie, Robert Salais prend soin d’expliquer le sens de sa démarche qui donne son titre au livre : « une économie réflexive est une économie qui regarde d’abord derrière soi et enquête sur les dégâts qu’elle inflige à notre monde. Ainsi informée, elle se projette ensuite vers l’avenir et poursuit son développement de manière à réduire son empreinte écologique et humaine passée. Elle met en son centre la délibération démocratique entre les acteurs sur l’évaluation de cette empreinte et sur les solutions à engager (p. 307) ».
- 5 Robert Salais, Nicolas Baverez, Bénédicte Reynaud, L’invention du chômage, Paris, Puf, 1986
3Il convient de souligner l’organisation de l’ouvrage qui suit l’évolution des travaux de Robert Salais et épouse les grands moments de sa carrière. Le livre est divisé en six parties. La première se penche sur son engagement dans l’enseignement supérieur. Celui-ci n’avait rien d’évident car, en tant qu’administrateur de l’INSEE, Robert Salais aurait pu consacrer sa carrière à la production statistique. Ce goût pour la recherche, la réflexion, est particulièrement bien décrit par l’historien Michel Margairaz qui évoque la création du laboratoire « Institutions et dynamiques historiques de l’économie » en 1997. Il montre comment Robert Salais a contribué à établir un centre de recherches interdisciplinaires où de nombreux historiens de l’économie ont produit des travaux novateurs en s’appuyant autant sur les démarches quantitatives que l’approche critique pour interroger la manière dont sont produites les données analysées. Cette partie comporte aussi la contribution du sociologue Rainer Diaz-Bone, spécialiste de l’économie des conventions, qui montre comment ce courant de recherche s’est progressivement développé au niveau international. La deuxième partie de l’ouvrage aborde la thématique du chômage, champ dans lequel Robert Salais a produit ses premières analyses5. Les contributions qui y sont réunies approfondissent le questionnement qui avait été posé pour la première fois sur le sens de la catégorisation des demandeurs d’emploi, sa correspondance avec la réalité économique ou juridique, en bref sa dimension socio-politique. On peut ainsi découvrir l’histoire de l’Office du travail qui tentait dès la fin du XIXe siècle de construire des outils de mesure du chômage, la manière particulière dont la Grande-Bretagne a institué la catégorie de « chômeur » entre 1880 et 1930 qui diffère sensiblement de celle qui sera retenue en France, la perte de sens de la mesure du chômage face aux évolutions économiques du marché du travail ou la limite entre travail libre et travail forcé qui permet de questionner l’esclavage, le servage, l’immigration… Chaque contribution s’efforce de mettre en valeur la manière dont la mesure des phénomènes économiques évidents fait l’objet d’une construction, qu’elle est porteuse d’enjeux sociaux et politiques. La constitution statistique du chômage n’est pas qu’une question technique.
- 6 Robert Salais, Michael Storper, Les mondes de production. Enquête sur l'identité économique de la F (...)
- 7 Approches qui placent les institutions (les relations industrielles, les entreprises…) au cœur de l (...)
- 8 Courant économique qui étudie l’apparition des crises économiques de manière historique et macro-éc (...)
4La troisième partie traite des analyses menées par Salais sur les mondes de production6. À partir d’une recherche menée sur la qualité des produits et des services des entreprises, il avait avec Michael Storper mis en valeur des typologies de coordination productive et d’accompagnement public par l’État. Les mondes de production peuvent ainsi être : « industriel » pour la fabrication de produits standardisés, « interpersonnel » quand la relation entre producteur et client est essentielle, « marchand » quand c’est le volume de production et l’adaptation à la demande qui priment, et « immatériel » pour les prestations à haute valeur ajoutée de biens et services différenciés. Les conventions concernant l’État permettent de distinguer : « l’État présent » interventionniste qui pilote l’économie dans une logique de bien commun, « l’État absent » considère que la liberté des agents est primordiale et que c’est tout ce qu’il faut garantir, « l’État situé » cherche à favoriser la réalisation du bien commun par l’ensemble des acteurs économiques. L’économiste Gabriel Colletis montre ainsi que cette approche permet d’étudier de manière croisée les évolutions industrielles et la place des politiques publiques dans ce domaine. L’historien Florent Le Bot illustre concrètement les apports de l’analyse de Salais en étudiant l’évolution d’une entreprise de production de chaussures dans le contexte d’accroissement de la mondialisation, la manière dont elle cherche à s’adapter, à se réinventer pour répondre aux attentes du marché. Cette partie comporte également une contribution de Robert Salais sur la manière dont les processus d’innovation pourraient être repensés pour mieux en comprendre la diffusion concrète. La quatrième partie est consacrée à la place de l’économie des conventions parmi les théories institutionnalistes7. Les auteurs discutent de la place occupée par Salais dans le champ de l’économie des conventions, confrontent cette approche avec la Théorie de la régulation8, les travaux de l’économiste historien John Commons ou mettent en valeur les relations fructueuses entre conventions et règles de droit.
- 9 Salais Robert, Le viol d’Europe. Enquête sur la disparition d’une idée, Paris, Puf, 2013
5La cinquième partie de l’ouvrage s’intéresse à l’Europe, que Robert Salais a analysée de manière assez critique pour souligner que la construction européenne s’était inscrite dans une trajectoire libérale qu’elle avait choisie au détriment d’autres voies possibles9. Ce constat amer est dressé après avoir mené des programmes de recherche européens étudiant la manière dont les institutions européennes pourraient favoriser les capacités des acteurs à réaliser leurs objectifs économiques. Cette démarche inspirée des travaux de l’économiste Amartya Sen est décrite dans la contribution d’Élodie Béthoux qui en décrit le protocole et les résultats peu probants. En effet, l’étude de la politique de concurrence européenne ou celle de la Méthodologie ouverte de coordination des politiques de l’emploi font apparaître les conceptions libérales des institutions européennes dont la gouvernance, sous couvert d’expertise neutre, conduit à un retrait des autorités publiques ou une absence de considération de l’ensemble des parties prenantes. Une gouvernance par les nombres, un pilotage par indicateurs discutables (le taux d’emploi notamment) réduisent les capacités des acteurs (entreprises, salariés, pouvoirs publics) à exploiter au mieux leurs ressources et à améliorer le bien commun. La sixième et dernière partie explore un des aspects permanents des travaux de Robert Salais et de l’économie des conventions : l’importance de la quantification dans les sciences sociales et la nécessité de la penser en démocratie. L’économiste Florence Jany-Catrice rappelle que la construction des indicateurs gagne à être réalisée de manière plurielle en confrontant les points de vue et en refusant de s’abriter derrière une technicité ou une scientificité naturalisée. La sociologue Martine Mespoulet montre que l’utilisation des chiffres peut permettre de mieux comprendre les territoires quand une véritable réflexion est menée pour se doter des outils de mesure adaptés et nécessaires aux besoins identifiés. Enfin, la sociologue Ota De Leonardis discute de l’impact que la connaissance issue de la quantification peut avoir sur la démocratie. Elle montre ainsi qu’une confiance excessive dans les chiffres produits peut conduire au totalitarisme.
6En définitive, cet ouvrage constitue bien plus qu’un hommage aux travaux d’un auteur réputé. Il permet de revenir sur des questions fondamentales des sciences sociales : les catégories utilisées dans une société sont construites socialement, elles ont une histoire et elles produisent des effets. L’intérêt de la démarche initiée par Robert Salais est ainsi de montrer que les sciences économiques méritent d’être discutées démocratiquement.
Notes
1 L’économie fut ainsi nommée « science lugubre » (dismal science) par l’essayiste historien Thomas Carlyle au XIXe siècle pour critiquer le pessimisme associé aux comportements d’individus uniquement mus par leurs intérêts obéissant à la rationalité, au jeu de l’offre et de la demande, à l’analyse coûts-bénéfices…
2 Ce livre est ainsi particulièrement complémentaire du Dictionnaire des conventions Autour des travaux d'Olivier Favereau dirigé par Philippe Batifoulier, Franck Bessis, Guillemette de Larquier, Delphine Remillon publié chez le même éditeur, dans la même collection « capitalismes-éthique-institutions » ; compte rendu d’Olivier Cléach pour Lectures https://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/21238.
3 Voir notamment dans l’ouvrage de l’historien Dosse François, L'empire du sens. L'humanisation des sciences sociales, Paris, La Découverte, 1997.
4 Notons par exemple les témoignages de Laurent Thévenot sur leur parcours à l’INSEE, du syndicaliste Jacques Léger concernant l’engagement de Robert Salais avec la CGT ou celui de l’économiste-statisticien Jacky Fayolle à propos de leur implication auprès du Parti communiste français, puis au cabinet du ministre communiste de l’emploi Jack Ralite.
5 Robert Salais, Nicolas Baverez, Bénédicte Reynaud, L’invention du chômage, Paris, Puf, 1986
6 Robert Salais, Michael Storper, Les mondes de production. Enquête sur l'identité économique de la France, éditions de l'EHESS, Paris, 1995
7 Approches qui placent les institutions (les relations industrielles, les entreprises…) au cœur de l’analyse économique, voir Chavance Bernard, L'économie institutionnelle, Paris, La Découverte, 2018
8 Courant économique qui étudie l’apparition des crises économiques de manière historique et macro-économique en mettant en valeur les structures sociales et politiques du capitalisme, voir Boyer Robert, Économie politique des capitalismes. Théorie de la régulation et des crises, Paris, La Découverte, 2015
9 Salais Robert, Le viol d’Europe. Enquête sur la disparition d’une idée, Paris, Puf, 2013
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Référence électronique
Guillaume Arnould, « Christian Bessy & Claude Didry (dir.), L’économie est une science réflexive. Chômage, convention et capacité dans l'œuvre de Robert Salais », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 09 novembre 2022, consulté le 10 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/58713 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.58713
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