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Nicolas Adell (dir.), La vie savante. La question biographique dans les sciences humaines

Yann Calbérac
La vie savante
Nicolas Adell (dir.), La vie savante. La question biographique dans les sciences humaines, Paris, PUF, 2022, 319 p., ISBN : 978-2-13-083053-5.
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Texte intégral

1La « question biographique » est de celles qui s’invitent régulièrement dans les débats des sciences humaines et sociales. Sans remonter à Proust qui, dans son Contre Sainte-Beuve, met en cause la démarche consistant à expliquer une œuvre d’art par la vie et la personnalité de l’artiste, pensons au structuralisme qui proclame « la mort de l’auteur » (Roland Barthes), désormais réduit à n’être qu’une simple « fonction » (Michel Foucault). Dans le même temps l’histoire, telle qu’elle s’est renouvelée au sein de l’École des Annales, privilégie l’étude des phénomènes de longue durée (les structures) au détriment des événements (et donc des individus qui les font) : les grandes figures sont ainsi évacuées du récit, et le genre biographique se démode. Les études sur la construction des savoirs scientifiques suivent la même évolution : en faisant des chercheurs de simples observateurs (donc parfaitement interchangeables) des situations décrites et analysées, le positivisme disqualifie la question de la subjectivité (et donc la singularité du regard des chercheurs), devenue péché irrémissible de toute démarche scientifique. La personnalité des chercheurs est évacuée au profit des résultats obtenus. La question biographique n’en est pas pour autant reléguée au rang de vieilles lunes : elle ressurgit depuis une trentaine d’années, alors que le structuralisme a laissé la place à « l’humanisation des sciences humaines » (pour reprendre l’heureuse formule de François Dosse). La démarche biographique revient en force, comme en histoire où le même François Dosse fait de la biographie un « pari » en même temps que sa méthode privilégiée pour mener son projet d’histoire des idées. Du côté des études sur la science, les mêmes changements apparaissent : la réflexivité prend le pas sur l’objectivité et les scientifiques sont invités à mettre en œuvre des démarches réflexives d’ampleur, notamment dans le cadre de l’habilitation à diriger des recherches : la conduite réflexive d’un projet est désormais une condition de promotion dans la carrière. Chaque discipline définit ainsi ses propres modalités d’un discours réflexif dans lequel les matières biographique, intellectuelle et scientifique sont convoquées : les égo-histoires initiées par Pierre Nora se diffusent au-delà de la communauté historienne, Jacques Lévy propose le terme d’égo-géographie, et Pierre Bourdieu s’est livré à l’auto-analyse.

2C’est dans ce contexte que s’inscrit l’ambitieux projet coordonné par Nicolas Adell, qui donne lieu à une restitution sous la forme d’un livre collectif publié aux Presses universitaires de France : La vie savante, La question biographique dans les sciences humaines. Cette recherche s’inscrit dans les développements les plus récents qui consistent à faire entrer de plain-pied la biographie dans les méthodes et les démarches des sciences humaines et sociales, notamment dès lors qu’il s’agit d’étudier les liens entre les savoirs produits et les chercheurs qui en sont à l’origine. En effet, Nicolas Adell (notamment la grande majorité des auteur·e·s qu’il a réuni·e·s) est anthropologue et appartient donc à une discipline dans laquelle le terrain – qui est autant une méthode d’enquête qu’une expérience qui marque profondément les individus – conditionne les imaginaires. C’est en effet loin de leur environnement habituel que les anthropologues éprouvent, dans la durée, la rencontre de l’altérité. Et c’est souvent dans le récit de cette expérience forcément singulière que s’ancre (s’encre ?) l’origine de l’œuvre scientifique. Pour les anthropologues, comme pour les spécialistes des disciplines qui ont le terrain en partage (comme les sociologues et les géographes), cette expérience justifie de mobiliser pleinement la dimension biographique pour comprendre la portée des savoirs produits. Peut-on réellement comprendre l’œuvre (scientifique autant que littéraire) de Michel Leiris si on n’a pas à l’esprit la singularité de ce qu’il a vécu sur son terrain, et qu’il a raconté dans son projet d’ethnobiographie (sans doute une forme d’égo-histoire avant la lettre) que constitue La règle du jeu ?

3Nicolas Adell pose donc les fondements d’un programme de recherche ambitieux qui cherche à investir à nouveau le genre biographique, mais pour l’appliquer aux vies des scientifiques, afin de réarticuler celles-ci à leur œuvre. Si la démarche biographique explore habituellement ce que l’œuvre doit à la vie et ce que la vie doit à l’œuvre, Nicolas Adell invite au contraire à mobiliser la biographie pour saisir l’unité de la vie et de l’œuvre des scientifiques : après tout, peut-on séparer la vie privée et la vie de laboratoire ? Si la question concerne toutes les sciences humaines et sociales, Nicolas Adell la traite avec les méthodes de l’anthropologie générale : il faut étayer ce questionnement par des situations précises et bien documentées. Il propose alors le concept de vie savante pour saisir, au-delà de la diversité des cas étudiés, la singularité de ce qui noue la vie privée et la vie scientifique. C’est le moyen privilégié d’un retour, tant sur la vie que sur l’œuvre, mais aussi un levier pour dépasser la coupure (entre l’ici et l’ailleurs, entre le connu et l’altérité, mais aussi entre la vie privée et la vie scientifique). Et c’est donc logiquement la question de la coupure et de la suture qui organise les études de cas rassemblées ici, qui déclinent ce programme de recherche dans des contextes variés (disciplinaires, culturels, historiques, sociaux…).

4La première partie, justement intitulé « Coupure », présente des vies scientifiques qui se démarquent du modèle attendu. Il s’agit ainsi des quatre géographes (Max Sorre, Roger Dion, Roger Brunet et Jean-Louis Tissier) étudiés par Dylan Simon qui, à rebours de la géographie de terrain alors dominante, cultivent l’image de géographes de cabinet et surtout de lecteurs. La trajectoire de Karl von den Steinen est également mise en perspective par Céline Trautmann-Waller : initialement médecin, il est devenu l’un des premiers ethnologues allemands à la fin du XIXe siècle.

5La deuxième partie présente des tentatives, des « Sutures », pour reconstituer l’unité de la vie savante, qu’il s’agisse des filiations intellectuelles, réelles, supposées ou reconstruites, telles que Éléonore Devevey les analyse : que se passe-t-il quand on choisit de se placer sous l’autorité de tel ou tel « maître » ? Jean-François Bert et Jérôme Lamy étudient cet aspect non plus sous l’angle vertical de l’autorité, mais sous l’angle horizontal du compagnonnage : que se passe-t-il quand on travaille avec des camarades avec qui on échange et on écrit ? Appliquant leur objet à leur propre démarche de co-écriture, ils explorent ainsi trois cas révélateurs d’anthropologues français qui ont écrit dans le compagnonnage : Mauss et Hubert, Haudricourt et Hédin, et Lévi-Strauss et Jakobson. Enfin, Agnès Fine pose la question de l’engagement d’une ethnologue avec le combat féministe : comment peut-on devenir une ethnologue ? Alors même que l’ethnologie a compté beaucoup de femmes dans ses rangs, elles ont toutefois dû s’imposer, comme le révèle la trajectoire intellectuelle et scientifique de Claudine Vidal qui travaille sur l’Afrique occidentale et l’Afrique orientale.

6La troisième partie révèle des « Vies rêvées », à l’image de celle du géographe Paul Vidal de La Blache dont Nicolas Ginsburger analyse minutieusement les nécrologies : ces notices permettent de saisir comment le grand géographe est perçu par ses contemporains aussitôt après sa mort. Tassadit Yacine, pour sa part, interroge les trajectoires différentes de trois ethnologues qui ont travaillé sur la Kabylie, à des époques de crise de guerre (Pierre Bourdieu, Mouloud Mammeri et Germaine Tillon) et dont l’œuvre porte des traces des tensions qu’ils ont dû surmonter en cherchant une voie singulière pour articuler leurs positionnements scientifique et politique. Enfin, dans la contribution finale, Sylvie Sagnes explore les vies de chercheurs qui sont romancées ou qui inspirent des romanciers. On entre alors dans le domaine de l’exofiction qui mêle la réalité avec les fantasmes que celle-ci inspire, et la vie d’ethnologues peut servir de point de départ à la fiction, comme dans Euphoria, roman de Lily King qui met en scène sur le terrain Margaret Mead, Reo Fortune et Gregory Bateson.

7Il s’agit d’un livre singulier, important tant par l’ampleur des questions qu’il soulève que par les méthodes qu’il propose. Le cadre choisi – l’étude de cas approfondie – impose donc de poursuivre le projet en interrogeant de nouvelles vies savantes, pour explorer les diverses manières possibles de dépasser la discontinuité entre la vie et l’œuvre, c’est-à-dire entre la vie privée et la vie professionnelle.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Yann Calbérac, « Nicolas Adell (dir.), La vie savante. La question biographique dans les sciences humaines », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 07 novembre 2022, consulté le 02 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/58688 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.58688

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