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Christelle Taraud (dir.), Féminicides. Une histoire mondiale

Florian Besson
Féminicides
Christelle Taraud (dir.), Féminicides. Une histoire mondiale, Paris, La Découverte, 2022, 928 p., ISBN : 978-2-348-05791-5.
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Texte intégral

1920 pages, plus d’une centaine d’autrices et d’auteurs : le livre impressionne avant tout par sa taille (et son poids), reflet de l’ambition qui le sous-tend. On ne peut que saluer, à cet égard, la prouesse de Christelle Taraud qui, en plus du travail de direction qui a dû être colossal sur un tel ouvrage, composé à la fois de textes déjà parus ailleurs et de contenus inédits, rédige elle-même plusieurs textes – lesquels comptent systématiquement parmi les meilleurs de l’ouvrage – et en traduit ou cotraduit de nombreux autres.

2« Féminicides » : si le terme est finalement assez récent, tout l’enjeu du livre est de montrer combien le phénomène auquel il renvoie est, lui, ancien, multiforme, omniprésent dans des sociétés humaines qui sont, (presque) partout sur la planète, patriarcales depuis des millénaires – ce qui ne revient pas à dire qu’elles le sont toutes de la même manière. Les articles courent donc de la Préhistoire à l’actualité la plus récente, en passant par les chasses aux sorcières de l’époque moderne, l’esclavage dans les plantations antillaises du XVIIIe siècle, les 001 Nuits ou encore les épîtres pauliniennes. La diversité est également géographique, ce qui fait clairement partie des objectifs de l’ouvrage – l’introduction revendique ainsi de donner une place accrue aux « femmes pauvres, aux femmes racisées, aux femmes en situation de handicap, aux femmes dérogeantes » – et les différents textes réunis dans l’ouvrage couvrent ainsi l’ensemble des continents. Enfin, la diversité s’observe également dans les sources utilisées ici, puisque l’on croise aussi bien des textes, célèbres ou méconnus, que des tableaux, des photographies, des films, des chansons, des objets, des événements, des personnages, etc. Combien d’ouvrages savent ainsi naviguer d’Iphigénie à la sonde spatiale Pioneer, de l’affaire Cantat-Trintignant aux sagas islandaises médiévales ? Il faut redire combien ce tour de force impressionne, et fait de cet ouvrage une prouesse éditoriale et scientifique en même temps qu’un manifeste politique.

  • 1 George-Christian Schwentzel, « Depuis quand la vulve est-elle obscène ? », p. 742-745.
  • 2 Marie-Françoise Hanquez-Maincent, « Image et mirage de l’Amérique, la poupée Barbie », p. 694-704.

3Si le titre a retenu le terme choc de « féminicide », désormais bien connu du grand public notamment grâce aux combats d’associations féministes, le propos est en réalité bien plus large et ne traite donc pas uniquement des meurtres de femmes par des hommes. Cette violence-là est en fait pensée comme la clef de voûte des différents systèmes patriarcaux, eux-mêmes définis clairement en introduction comme l’ensemble des structures qui « assurent simultanément la mise au pas des femmes et le contrôle strict de leur féminité et de leur sexualité » (p. 16). Pour le dire autrement, l’ouvrage cherche à montrer l’ampleur d’un « continuum de violences sexistes », qui va des viols aux meurtres en passant par les excisions, les discriminations sexistes, le harcèlement de rue, l’invisibilisation du corps féminin dans les arts1, l’invention et l’imposition de modèles de féminité (on pense par exemple à un article passionnant sur la poupée Barbie2) qui participent tous de ce que Christelle Taraud appelle une « annihilation identitaire » (p. 680), et bien plus encore.

  • 3 Liv Helene Willumsen, « Les archives de la chasse aux sorcières au Finnmark (Norvège) et le mémoria (...)
  • 4 Parmi une riche bibliographie, voir Ludovic Viallet, La grande chasse aux sorcières. Histoire d’une (...)

4Impossible, en réalité, de rendre compte de tout ce que l’on peut trouver dans cet ouvrage. On pourrait énumérer à longueur de pages les articles brillants et les réflexions fortes, les rapprochements suggestifs qui permettent, précisément, de dégager des structures et des continuités derrière des phénomènes en apparence éloignés. Dans l’autre sens, il va de soi qu’on pourrait également formuler, au fil des articles, de nombreuses critiques ou nuances : pour ne parler que d’un domaine qui m’est familier, il est ainsi regrettable de voir la directrice de l’ouvrage présenter l’essayiste Sylvia Federici comme « historienne », ce qu’elle n’est pas, et énoncer sur le mode d’une évidence, dans les toutes premières pages de l’ouvrage, la thèse pour le moins contestable qu’élabore cette dernière en reliant dans un même geste patriarcat, capitalisme et (néo)-colonialisme. Dans l’introduction qu’elle rédige pour la première partie, Sylvia Federici reprend d’ailleurs les affirmations à l’emporte-pièce qui caractérisaient déjà son Caliban et la sorcière, ce qui l’amène à affirmer, sans sources et sans bibliographie, que « les femmes étaient l’épine dorsale des mouvements hérétiques », ou encore, au mépris de toute lecture chronologique fine des événements, que c’est la peste noire qui a joué un rôle clé dans l’invention de la figure de la sorcière en Europe. Pour rester sur la sorcellerie, il est également très dérangeant de voir que les différents articles donnent des chiffres plus que variables : si Liv Helene Willumsen évalue à 50 000 le nombre de femmes exécutées pour sorcellerie entre 1450 et 17503, ce qui est globalement la dent basse de la fourchette admise aujourd’hui par les spécialistes de la question4, Rosa-Linda Fregoso, elle, évoque pour la même période le chiffre de 500 000 femmes exécutées, en précisant aussitôt que « certaines estimations vont jusqu’à neuf millions » (p. 325). Sans même parler de ce dernier chiffre, qui est totalement absurde, est-il crédible, ou même simplement sérieux, de présenter dans un même ouvrage des valeurs fluctuant de un à dix (de 50 000 à 500 000) ? Nul doute que d’autres spécialistes pourraient eux aussi apporter critiques et précisions sur telle ou telle page, et c’est, en réalité, tant mieux : l’ouvrage ne se présente pas comme une somme figée visant à clore un débat, mais plutôt au contraire comme le rassemblement d’un ensemble de textes et de matériaux visant à susciter discussions et réflexions.

  • 5 « Chasse aux sorcières », « Esclavage et colonisation comme féminicide », « Meurtres de femmes et f (...)

5Et c’est précisément par cette diversité que l’ouvrage, sinon pêche, du moins interroge. Il interroge, d’abord, sur un plan très concret, pour ce qui est de sa praticabilité et de son utilité. Passons sur la taille et le poids, qui le rendent d’un maniement et d’un usage peu confortable : c’est surtout l’absence de toute table des matières détaillée qui pose problème. Le plan adopté, qui découpe l’ouvrage en sept grandes parties5, n’aide absolument pas à y voir plus clair, la porosité des violences permettant en réalité à un article d’être classé dans plusieurs de ces parties. Sans table des matières, naviguer dans l’ouvrage est extrêmement difficile, pour ne pas dire impossible ; d’autant qu’il n’y a pas non plus d’index ou autre système de référencement et que les textes, qui font tantôt quelques lignes, le temps de présenter une image ou d’apporter un éclairage sur un élément précis, et tantôt plusieurs pages, ne sont pas classés – ni par ordre chronologique, ni par origine géographique, ni par type de source, etc. Sans ces outils, comment retrouver rapidement un article précis, pour le donner à lire à des étudiant·e·s ou le citer en note ? Pour ne prendre qu’un exemple précis, le volume propose de nombreuses sources originales traduites : un mandat d’arrêt de deux habitantes de Salem soupçonnées de sorcellerie, un extrait d’un manuel d’inquisiteur, une chanson féministe des années 1970, un extrait de roman, etc. C’est bien sûr une excellente idée, à la fois parce que cela donne à voir, tout au long de l’ouvrage, comment et en l’occurrence sur quoi travaillent historiens et historiennes, mais aussi parce que c’est là offrir à l’ensemble de la communauté scientifique, aux associations féministes ou encore aux enseignant·e·s une formidable banque de matériaux pour organiser des cours ou des actions de sensibilisation. Sauf qu’en l’absence de tout outil permettant de retrouver rapidement telle ou telle source, l’intérêt est profondément amoindri : en l’état, il faut laborieusement feuilleter tout l’ouvrage pour tenter de remettre la main sur un texte précis. Pour n’importe quel livre aussi volumineux, un tel choix éditorial semblerait extrêmement curieux ; ici, la diversité des textes rassemblés le rend tout simplement incompréhensible.

6Cette diversité qui fait la force de l’ouvrage contribue également à en rendre l’usage concret très difficile : on ne sait jamais ce qu’on lit. Le statut des textes n’est en effet jamais précisé, pas plus que ne le sont le statut de leurs auteurs et autrices : il faut donc scruter les légendes, à la fin des articles, pour savoir si on vient de lire la traduction d’une source, un extrait d’un article de recherche paru il y a quelques années dans une revue scientifique, un texte original rédigé pour cet ouvrage, un billet de blog, une critique de film ou encore un extrait de roman. En l’absence de toute présentation des autrices et auteurs, seule une recherche sur internet permet de savoir si on vient de lire une historienne spécialiste de la question ou une artiste, un romancier ou une militante. Outre que ce choix de présentation rend, une fois encore, l’usage réel de l’ouvrage extrêmement compliqué, tous les textes étant mis sur le même plan. Il ne s’agit pas bien sûr de défendre des hiérarchies intellectuelles, mais simplement de rappeler qu’il est essentiel, en histoire comme dans toutes les sciences sociales, de savoir clairement et immédiatement qui parle et d’où l’on parle. On aurait pu imaginer, par exemple, d’identifier clairement les différentes natures des textes, en utilisant une police de titre, un pictogramme ou n’importe quel signe visuel permettant de distinguer rapidement une source, un extrait d’article scientifique, un texte d’opinion, etc.

7En l’absence de ces outils, le livre ressemble donc à la bibliothèque de Jorge Luis Borges, dans laquelle l’abondance des livres fait le délice des lecteurs qui y entrent, mais aussi le désespoir de ceux qui y travaillent. Si le livre est, à n’en pas douter, appelé à faire date, et si, redisons-le encore, il est tout autant passionnant qu’impressionnant, on ne peut qu’espérer que son succès amènera à une réédition rapide, qui serait l’occasion de corriger ces défauts formels dirimants, afin d’en faire un vrai outil de travail à même de trouver sa place sur les bureaux des enseignants – voire des politiques – tout comme dans les bibliographies universitaires.

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Notes

1 George-Christian Schwentzel, « Depuis quand la vulve est-elle obscène ? », p. 742-745.

2 Marie-Françoise Hanquez-Maincent, « Image et mirage de l’Amérique, la poupée Barbie », p. 694-704.

3 Liv Helene Willumsen, « Les archives de la chasse aux sorcières au Finnmark (Norvège) et le mémorial de Steilneset », p. 108-121.

4 Parmi une riche bibliographie, voir Ludovic Viallet, La grande chasse aux sorcières. Histoire d’une répression, XVe-XVIIIe siècles, Paris, Armand Colin, 2022.

5 « Chasse aux sorcières », « Esclavage et colonisation comme féminicide », « Meurtres de femmes et féminicides de masse », « Masculinismes et féminicides », « Féminicides et génocides », « Normes de beauté, mutilations corporelles et annihilations identitaires » et enfin « Tuer les filles, les domestiques et les marchandiser ». Deux conclusions, rédigées respectivement par Rita Laura Segato (« La guerre contre les femmes : un manifeste en quatre thèmes ») et Aminata Dramane Traoré (« En finir avec les féminicides par une sororité renforcée ») bouclent l’ouvrage.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Florian Besson, « Christelle Taraud (dir.), Féminicides. Une histoire mondiale », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 07 novembre 2022, consulté le 15 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/58684 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.58684

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