Karine Clément, Contestation sociale à bas bruit en Russie. Critiques sociales ordinaires et nationalismes
Texte intégral
- 1 Parmi ces nombreux travaux, on peut par exemple, citer : Clément Karine, “Social mobilizations and (...)
- 2 Recherche financée par la Fondation de soutien à l’éducation libérale. Le projet dirigé par Alexand (...)
- 3 Karine Clément coordonnait cette enquête, menée avant des étudiant·es·es et collègues, citées dans (...)
- 4 Par ordre de grandeur du nombre de personnes interrogées : Saint-Pétersbourg, Moscou, Astrakhan, kr (...)
1L’ouvrage de Karine Clément articule une robuste enquête empirique et un rigoureux travail de conceptualisation en 124 pages. Le titre du livre signale sa résonnance avec un thème de prédilection de l’auteure : les mobilisations sociales en Russie1. Le propos est cependant inédit car la contestation, abordée sous l’angle de la critique sociale ordinaire, est ici mise en perspective de façon originale avec le nationalisme. Karine Clément précise d’emblée que cette thématique était guidée par un appel à projet2. Si l’objet de cette recherche apparait donc au départ accidentel, celle-ci éclaire la question du nationalisme ainsi que les conditions d’émergence et les modalités de la critique sociale ordinaire en Russie de façon salutaire. L’enquête, collective3, a principalement consisté en la réalisation d’entretiens ethnographiques menés entre 2016 et 2018 auprès de 237 personnes « ordinaires », au sens où elles n’ont pas été sélectionnées en raison de liens spécifiques aux sujets étudiés mais pour la variété de leurs catégories socio-professionnelles et de leurs lieux de vie4. Pour recueillir des récits de vie affranchis de toute imposition de problématique, ni le nationalisme, ni la critique sociale ordinaire n’ont été abordés frontalement mais ont émergé des entretiens, au fil de l’évocation de points de vue sur des situations diverses, pour finalement s’imposer comme l’angle d’analyse le plus pertinent.
- 5 Boltanski Luc, Thévenot Laurent, De la justification, Paris, Gallimard, 1991.
- 6 Elle ne fait pas d’ailleurs pas grand cas du terme de nationalisme lui-même, qui pourrait souvent ê (...)
2Dans une première partie, plutôt théorique, Karine Clément présente sept catégories nécessaires selon elle pour saisir des contestations sociales peu visibles et audibles. La première est celle de politique ordinaire, qui désigne la politisation de problématiques de la vie quotidienne. L’auteure, qui a largement contribué à l’analyse de cette politique ordinaire en Russie depuis les années 1990, en défend une approche à la croisée de la sociologie pragmatique française et de l’interactionnisme américain. Il s’agit de saisir les conditions de la contestation dans un contexte très peu démocratique. La critique sociale ordinaire est la seconde notion abordée. Tout en considérant les apports d’une sociologie critique centrée sur les inégalités des rapports sociaux, Karine Clément adopte une approche pragmatique s’intéressant aux mises à l’épreuve du monde habité, suivant en cela la perspective ouverte par la sociologie de la critique élaborée par Boltanski et Thévenot5. Rappelant la distinction, émise par Antonio Gramsci, entre sens commun (reflet des préjugés d’un milieu) et bon sens (questionnement des idées toutes faites), elle propose la notion de critique sociale populaire de bon sens : « une critique ancrée dans un monde commun (au sens d’ordinaire et de partagé), terre-à-terre et sensible, une critique qui n’est pas dupe, qui se méfie des vérités désincarnées comme de celles émanant des classes dirigeantes » (p. 25). Le troisième point est consacré au nationalisme, entendu comme un rapport à la nation6 qui s’apparente davantage à un imaginaire qu’à une idéologie et pouvant être pluriel : parfois conservateur et réactionnaire, parfois potentiel vecteur de solidarité et de monde commun. Elle en privilégie une approche « par le bas », tout en pointant la nécessité de prendre en compte « l’offre idéologique particulière » à laquelle les acteurs sont confrontés. Le quatrième point s’attarde sur le nationalisme russe, de plus en plus étudié depuis les années 2000. La grille de lecture la plus commune, condamnant un retour au soviétisme ou réduisant l’opposition à l’autoritarisme à un libéralisme anti-nationaliste, est toutefois loin d’épuiser les rapports du peuple à la nation. Il faut d’ailleurs distinguer nationalisme et soutien au pouvoir. L’état des recherches sur le projet patriotique du Kremlin dans la Russie poutinienne est exposé dans une cinquième sous-partie. Se référant entre autres aux travaux de Marlène Laruelle, Karine Clément souligne l’éclectisme du discours officiel et l’absence de la promotion de l’ethnie russe en particulier. L’affermissement de ce projet après 2014 et le discours de Crimée, qui vise à unifier les Russes autour de l’attachement à la patrie, est moins source d’unification que de divisions et de conflits. Puis, Karine Clément reprend à Castoriadis le concept d’imaginaire social, en lui conférant une acceptation plurielle : il y aurait différents imaginaires sociaux, élargissant à la nation des problématiques de l’environnement proche. Cette revue des notions s’achève sur l’autoritarisme. Face aux travaux qui, dans la continuité d’Adorno, y voient l’incorporation de normes pérennes liées à une certaine socialisation, Karine Clément se situe plutôt du côté des études envisageant des rapports de pouvoir « plus divers, ambivalents, lucides et critiques que ce que le laisse supposer le modèle de l’homme russe autoritaire » (p. 57).
- 7 Deux formes de rapport à la nation, un nationalisme désengagé et indifférent et un antinationalisme (...)
- 8 Formule d’Alexander Ektind (Internal Colonization. Russia’s Imperial Experience, 2011) renvoyant ic (...)
- 9 Cf. Rancière Jacques, Le partage du sensible, Paris, La fabrique Éditions, 2002.
- 10 Kruglova Anna, « Social Theory and Everyday Marxist: Russian perspectives on Epistemology and Ethic (...)
3La seconde partie présente, à partir du matériau empirique récolté, une typologie liant chaque type de nationalisme7 observé à un imaginaire social et à une critique sociale. Un premier triptyque, sens commun – imaginaire national – nationalisme d’État, renvoie à une attitude conformiste, épousant le discours dominant sur la nation construit autour de l’opposition aux libéraux et aux occidentaux. Il est souvent corrélé à la perception par l’enquêté·e d’une ascension sociale, mais pas nécessairement à des propriétés sociales objectives. Le deuxième idéal type, associé à une critique ordinaire intellectualiste, est un élitisme du nationalisme et de la critique, incarné par ceux qui se voient comme des gens cultivés, souvent originaires de Moscou ou de Saint-Pétersbourg. Héritage d’une certaine intelligentsia, ce rapport abstrait et spirituel à la nation méprise les préoccupations matérielles des « incultes ». La troisième et plus longue partie de cette typologie concerne la critique sociale ordinaire de bon sens. Karine Clément y perçoit un potentiel émancipateur car elle ne reflète pas le discours médiatique dominant et vise les structures sociales. L’association entre bon sens, peuple du commun et nationalisme populaire repose sur un sens de la justice partagé par des classes dominées qui s’avèrent ici être en majorité des hommes, ouvriers, petits entrepreneurs ou cadres industriels des « régions » éprouvant le « colonialisme intérieur »8. Malgré l’absence de mobilisation contre un ennemi pourtant identifié – l’oligarchie – ces critiques témoignent d’une vive conscience commune des inégalités sociales, issue d’un « partage du sensible »9 et d’un « bon sens » dans sa signification gramscienne. La nation apparaît, dans le discours des enquêté·es, comme « divisée entre bas peuple et oligarchie ». Cette critique fait écho au marxisme vernaculaire théorisé par l’anthropologue Anna Kruglova10 : une conscience des inégalités ancrée dans la réalité matérielle, ici décelée au sein des classes dominées.
4Une dernière partie, nettement plus courte que les deux précédentes, synthétise brièvement les conditions d’émergence de ces critiques sociales ordinaires : la perception d’un certain ordre social, son ancrage dans l’environnement habité, puis sa mise à l’épreuve par des expériences le déstabilisant.
- 11 Karine Clément souligne d’ailleurs les condamnations de la guerre par de nombreux Russes. Voir : « (...)
- 12 Après le début de la guerre, Karine Clément formule des questions similaires : Karine Clément, « Uk (...)
5Cette lecture prend une autre dimension dans le contexte de la guerre menée par la Russie contre l’Ukraine. L’ouvrage met en effet en évidence des formes de nationalismes critiques du pouvoir, ce qui permet d’évacuer toute essentialisation du rapport des Russes à la nation11. Restent cependant de lancinantes questions12: y-a-t-il des leviers pour élargir la politisation de cette critique sociale ordinaire, et pourront-ils un jour, enfin, renverser un pouvoir qui réifie une nation à coups de relectures historiques fallacieuses ? Comment la conception d’une nation fondée sur la solidarité des faibles pourrait-il l’emporter sur celle, coloniale et meurtrière, du pouvoir en place ?
Notes
1 Parmi ces nombreux travaux, on peut par exemple, citer : Clément Karine, “Social mobilizations and the question of social justice in contemporary Russia”, Globalization, vol. 16, n° 2, 2018, p. 155‑169 ou encore “New Social Movements in Russia: A Challenge to the Dominant Model of Power Relationships?”, Journal of Communist Studies and Transition Politics, vol. 24, n° 1, 2008, p. 68‑89.
2 Recherche financée par la Fondation de soutien à l’éducation libérale. Le projet dirigé par Alexandre Semenov était intitulé « Pouvons-nous vivre ensemble ? Problème de la diversité et de l’unité en Russie contemporaine : héritage historique, État contemporain et société » (traduction de Karine Clément). Les Partenaires institutionnels sont la HSE de Saint-Pétersbourg, Faculté des arts libéraux et Sciences de Saint-Pétersbourg, le Centre Andrew Gagarine d’étude de la société civile et des droits de l’homme.
3 Karine Clément coordonnait cette enquête, menée avant des étudiant·es·es et collègues, citées dans le détail de l’enquête.
4 Par ordre de grandeur du nombre de personnes interrogées : Saint-Pétersbourg, Moscou, Astrakhan, kraï de l’Altaï, Kazan, Perm.
5 Boltanski Luc, Thévenot Laurent, De la justification, Paris, Gallimard, 1991.
6 Elle ne fait pas d’ailleurs pas grand cas du terme de nationalisme lui-même, qui pourrait souvent être remplacé par celui de patriotisme ou par une traduction du nationness anglais (nationité).
7 Deux formes de rapport à la nation, un nationalisme désengagé et indifférent et un antinationalisme, ne sont pas développées car minoritaires dans l’enquête.
8 Formule d’Alexander Ektind (Internal Colonization. Russia’s Imperial Experience, 2011) renvoyant ici au sentiment de mépris de la part de Moscou et Saint-Pétersbourg.
9 Cf. Rancière Jacques, Le partage du sensible, Paris, La fabrique Éditions, 2002.
10 Kruglova Anna, « Social Theory and Everyday Marxist: Russian perspectives on Epistemology and Ethics », Comparative Studies in Society and History, Vol. 59, n° 4, 2017, p. 759-785.
11 Karine Clément souligne d’ailleurs les condamnations de la guerre par de nombreux Russes. Voir : « En Russie, “on essaie d’éviter de penser à la signification concrète de la guerre”. Entretien avec Karine Clément », Politis, 13 avril 2022 ; disponible en ligne : https://www.politis.fr/articles/2022/04/en-russie-on-essaie-deviter-de-penser-a-la-signification-concrete-de-la-guerre-44313/?fbclid=IwAR3zzBB-H8YB41JD8fMkItPzlqT2X9UENvz8do8HCnahQQv4aJFTPJdNlXU.
12 Après le début de la guerre, Karine Clément formule des questions similaires : Karine Clément, « Ukraine : l’opposition à la guerre en Russie », Le club de Mediapart Billet de blog, 11 mars 2022 ; disponible en ligne : https://blogs.mediapart.fr/jean-marc-b/blog/110322/ukraine-l-opposition-la-guerre-en-russie-karine-clement.
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Référence électronique
Inizan Guénola, « Karine Clément, Contestation sociale à bas bruit en Russie. Critiques sociales ordinaires et nationalismes », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 25 octobre 2022, consulté le 10 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/58558 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.58558
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