Mary Blair-Loy, Erin A. Cech, Misconceiving Merit: Paradoxes of Excellence and Devotion in Academic Science and Engineering
Texte intégral
- 1 STIM en français.
- 2 https://www.un.org/sustainabledevelopment/fr/development-agenda/
- 3 https://education.ec.europa.eu/fr/education-levels/school-education/key-competences-and-basic-skill
1Les STEM (science, technologie, ingénierie et mathématiques)1 occupent des places importantes dans les programmes de plusieurs organisations internationales. Pour l’ONU, elles auraient un rôle à jouer dans le développement des pays, l’éducation ou encore la réduction de la pauvreté2, tandis que la commission européenne souligne leur utilité « pour l'épanouissement et le développement personnels, l’employabilité, l’inclusion sociale et la citoyenneté active »3. Beaucoup d’espoirs pour un monde meilleur plus égalitaire semblent donc placés sur les STEM aujourd’hui. Or, selon les sociologues américaines Mary Blair-Loy et Erin Cech, ces domaines ne sont pas exempts eux-mêmes d’inégalités. Elles observent que les scientifiques académiques établi·es dans les STEM croient que leurs dans leurs domaines, c’est le meilleur travail scientifique qui est récompensé. De plus, ils et elles sont confiant·es de pouvoir reconnaître le mérite des autres scientifiques et le récompenser justement. En même temps, tou·tes ces scientifiques ne sont pas traité·es de la même manière dans ces univers selon leur genre, race et ethnicité, identité sexuelle ou statut familial, indépendamment de leur production scientifique. D’où l’interrogation qui guide l’ouvrage : comment une profession qui tient en haute estime le mérite et l’objectivité (re)produit également des inégalités ?
2Pour y répondre, les auteures s’intéressent aux croyances partagées dans la culture professionnelle des STEM sur le mérite et l’excellence scientifique. Leur étude porte sur des scientifiques établi·es dans une université de recherche publique américaine relativement prestigieuse. Elles y ont eu un accès privilégié aux données de l’université pour les plus de 500 membres des départements de STEM (salaires, caractéristiques sociodémographiques). Elles ont complété ces données par un questionnaire auquel plus de la moitié de la population cible a répondu, des entretiens auprès de 85 professeur·es de STEM dans plusieurs départements, et ont construit une base de données qui recense les « indices de production scientifique » (nombre de publications, financements obtenus) de ces scientifiques. Sans prétendre au caractère généralisable de leur étude, elles argumentent que les conceptions de l’excellence scientifique qu’elles observent sont certainement partagées à travers les départements de STEM du pays. En effet, leurs analyses de données obtenues pour des scientifiques en STEM dans tous les États-Unis vont dans le même sens. De plus, la grande majorité des professeur·es de cette université ont eu leur doctorat dans des universités reconnues de tout le pays.
- 4 Pour un exemple, la physicienne Sabine Hossenfelder soulève ce point à propos de certains développe (...)
3Pour Mary Blair-Loy et Erin Cech, les définitions du mérite et de l’excellence dans les STEM sont des constructions culturelles occidentales apparues au cours de processus conflictuels sur les derniers siècles. De plus, les questions traitées par les STEM n’émergent pas indépendamment d’un contexte historique et social4. Les auteures analysent les schémas culturels – les réseaux d’associations qui organisent la perception – au cœur de la définition du mérite dans les STEM. Elles trouvent deux schémas hégémoniques, dominants dans ces domaines, vus comme normaux, normatifs et largement acceptés, mais qui créent des inégalités entre professeur·es. Un premier schéma est celui de la dévotion au travail, qui repose sur l’idée que le travail est une vocation méritant un engagement total de l’individu en termes de temps comme d’énergie. Ce modèle est institutionalisé dans des politiques organisationnelles et des pratiques informelles où les personnes perçues comme dévouées à leur recherche sont récompensées et les personnes dont la dévotion est questionnée sont pénalisées. Globalement, les professeur·es considèrent cet engagement total comme nécessaire au travail scientifique. De fait, un stigmate pèse sur celles et ceux qui cherchent à adapter leurs horaires de travail à leurs responsabilités familiales. En parallèle, d’autres activités annexes à la recherche coûteuses en temps – responsabilités administratives, activités de conseil – ne sont quant à elles pas stigmatisées. Les mères sont vues par leurs collègues comme animées par la dévotion familiale, et donc comme ne pouvant se dévouer à la science. Elles sont dès lors soupçonnées de produire une recherche de moins bonne qualité, même lorsqu’elles y consacrent autant de temps que leurs pairs et ont des indices de production scientifique similaires aux autres. Leurs salaires en pâtissent. De nombreuses chercheuses craignent le stigmate et usent de stratégies pour l’éviter (essayer de donner naissance en été, éviter d’avoir recours aux arrangements d’emploi du temps associés à la maternité).
- 5 Une dynamique qu’on retrouve aussi entre les étudiant·es dans ces universités, Silver Blake R., The (...)
4Un deuxième modèle est celui que les auteures appellent le schéma de l’excellence scientifique, qui renvoie à un ensemble de caractéristiques associées à ce que c’est que d’être un·e· excellent·e scientifique dans les STEM. La plus valorisée est le génie créatif, soit la capacité à combiner de nouvelles découvertes avec une pensée scientifique systématique qui conduit à repousser les limites de la discipline. Une autre caractéristique valorisée est le leadership assertif des scientifiques – compétitivité, promotion individuelle, prise de risques. Les qualités relationnelles des scientifiques, comme l’empathie, les capacités à enseigner ou à mentorer, sont moins valorisées par les scientifiques des STEM. Enfin, les professeur·es perçu·es comme cherchant à promouvoir la diversité des scientifiques dans les STEM sont dévalué·es par nombre de leurs pairs, parce que cet engagement est perçu comme trop politique pour l’espace « pur », « objectif », « neutre » de l’investigation scientifique. Or, si ce « schéma » (autrement dit, cette manière de voir le monde) est largement partagé par les scientifiques, les caractéristiques associées ne sont pas également reconnues ou récompensées pour tou·tes les professeur·esCe modèle tend aussi à exagérer l'excellence scientifique d’un groupe dominant – les hommes blancs hétérosexuels – dans les STEM, et à dévaluer celle de nombre de femmes, de professeur·es LGBTQ, de professeur·es latinos, latinas et noir·es qui tentent de s’y conformer Par exemple, le « leadership assertif » est généralement valorisé lorsque ce sont les hommes blancs et asiatiques qui en font preuve, mais les femmes qui essayent d’en user sont pénalisées5. Les femmes sont moins récompensées pour leurs qualités de mentorat et d’enseignement que les hommes, car on s’attend à ce qu’elles soient naturellement plus empathiques et relationnelles que les hommes sur la base d’attentes genrées. Enfin, si les hommes blancs hétérosexuels sont perçus comme la catégorie neutre, les autres n’ont pas le privilège d’avoir une identité invisible. Généralement les scientifiques issu·es des minorités sont soupçonné·es de chercher à promouvoir la diversité sociale, ce qui viendraient dégrader selon leurs pairs leur capacité à produire une science objective. De plus, ils et elles sont vu·es comme ayant bénéficié injustement de leur statut de minorité qui leur aurait permis d’être recruté·es pour apporter de la diversité au département et non pour leur excellence scientifique. La croyance en la méritocratie dans les STEM est bien ancrée. En effet, lorsque les auteures présentent aux professeur·es des statistiques publiées dans un grand journal scientifique documentant la discrimination d’universitaires sous-représenté·es lors de l’attribution de financements importants dans les STEM, ces professeur·es ne réévaluent pas les STEM comme non méritocratiques – ce qui aurait été pertinent au vu des normes d’objectivité et de rigueur de la méthode scientifique. Au contraire, ils et elles questionnent la validité des statistiques et opposent leurs expériences anecdotiques pour mettre en doute les résultats.
5Les auteures argumentent qu’il y aurait des bénéfices à réévaluer le mérite et ces schémas pour l’ensemble des scientifiques, pour l’innovation scientifique et pour la science en général. Certain·es scientifiques talentueux·euses sont marginalisées, et ce indépendamment de la qualité de leur recherche. Le système actuel récompense plutôt le travail individuel que collaboratif, ce qui favorise la compétition, crée un climat délétère pour la production scientifique et rend la vie sociale moins agréable dans les départements. De plus, cette vision est déconnectée de la réalité actuelle du travail dans les STEM, où certaines des recherches les plus innovantes sont collaboratives. Les attentes liées au schéma de la dévotion au travail conduisent nombre de scientifiques à faire des longues heures, à être angoissé·es, à avoir l’impression de n’être jamais à la hauteur, et ce sans qu’il y ait de lien clair avec la productivité scientifique. Au contraire, le surmenage pourrait même miner l’innovation scientifique. Les auteures encouragent les universitaires à utiliser leur liberté d’expression académique pour questionner certains des préceptes de l’excellence scientifique dans la culture des STEM.
- 6 Pasquali Paul, Héritocratie. Les élites, les grandes écoles et les mésaventures du mérite (1870-202 (...)
- 7 Pour leurs premiers articles communs sur ces questions : Cech Erin A., Blair-Loy Mary, « Perceiving (...)
- 8 Traduit de l’anglais : « those who adhere most closely to the work devotion schema enjoy a number o (...)
6 Le cadre théorique de l’ouvrage est solide, l’approche et les résultats sont intéressants, même si la thèse que la définition même du mérite contribue à la production d’inégalités ne surprendra pas un public français6. Ce livre souffre néanmoins de quelques problèmes. Il y a des répétitions qui rendent parfois la lecture pénible. Le cadre temporel de l’étude n’est pas clairement posé. En regardant les articles publiés par les auteures7 et les quelques indications dans l’ouvrage, elles semblent avoir commencé à étudier ces questions vers le début des années 2010, mais il aurait été utile de situer plus précisément quand elles ont collecté leurs différentes données. Enfin, leurs analyses statistiques ne sont pas toujours convaincantes. Elles disent par exemple que « ceux et celles qui adhèrent le plus étroitement au schéma de dévotion au travail bénéficient d'un certain nombre d'avantages, dont, en moyenne, des salaires plus élevés, une plus grande productivité, une plus grande satisfaction au travail et une plus grande intégration dans la vie sociale et professionnelle de leur département »8. Or, si les relations de corrélation sont démontrées avec des régressions, les relations de causalité ne sont pas toujours clairement établies et auraient pu être expliquées plus longuement.
Notes
1 STIM en français.
2 https://www.un.org/sustainabledevelopment/fr/development-agenda/
3 https://education.ec.europa.eu/fr/education-levels/school-education/key-competences-and-basic-skills
4 Pour un exemple, la physicienne Sabine Hossenfelder soulève ce point à propos de certains développements de la physique dans son ouvrage Lost in Math: How Beauty Leads Physics Astray, New York, Basic Books, 2018.
5 Une dynamique qu’on retrouve aussi entre les étudiant·es dans ces universités, Silver Blake R., The Cost of Inclusion: How Student Conformity Leads to Inequality on College Campuses, Chicago, University of Chicago Press, 2020, compte rendu de Christophe Birolini pour Agora débats/jeunesse : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.3917/agora.090.0152.
6 Pasquali Paul, Héritocratie. Les élites, les grandes écoles et les mésaventures du mérite (1870-2020), Paris, La Découverte, 2021, compte rendu de Christophe Birolini pour Lectures : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.52034.
7 Pour leurs premiers articles communs sur ces questions : Cech Erin A., Blair-Loy Mary, « Perceiving glass ceilings? Meritocratic versus structural explanations of gender inequality among women in science and technology », Social Problems, vol. 57, n° 3, 2010, p. 371-397, disponible en ligne : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.1525/sp.2010.57.3.371 ; Cech Erin A., Blair-Loy Mary, « Consequences of flexibility stigma among academic scientists and engineers », Work and occupations, vol. 41, n° 1, 2014, p. 86-110, disponible en ligne : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.1177/073088841351549.
8 Traduit de l’anglais : « those who adhere most closely to the work devotion schema enjoy a number of benefits, including, on average, higher salaries, greater productivity, higher job satisfaction, and greater integration into the social and professional life of their departments » (p. 65).
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Référence électronique
Christophe Birolini, « Mary Blair-Loy, Erin A. Cech, Misconceiving Merit: Paradoxes of Excellence and Devotion in Academic Science and Engineering », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 18 octobre 2022, consulté le 03 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/58488 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.58488
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