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Claire Oger, Faire référence. La construction de l’autorité dans le discours des institutions

Sébastien Bauvet
Faire référence
Claire Oger, Faire référence. La construction de l’autorité dans le discours des institutions, Paris, EHESS, coll. « En temps & lieux », 2021, 400 p., ISBN : 978-2-7132-2903-9.
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Texte intégral

1Issu de son habilitation à diriger les recherches (HDR), l’ouvrage de Claire Oger, par un travail transdisciplinaire dense, porte en neuf chapitres l’ambition de « distinguer l’autorité de l’autoritarisme et d’éprouver ses manifestations et ses modes de fonctionnement par d’autres voies que la capacité à se faire obéir, prompte à abriter des formes de violence » (p. 12). En explorant les processus de croyance et de reconnaissance, en tenant à distance les effets du commandement (leadership) et de la loi (authority), l’autorité est conçue comme « une forme particulière de la crédibilité, un mode d’intervention également, légitimé dans telle ou telle arène publique (controverse “intellectuelle” ou scientifique, arènes judiciaires), une capacité enfin à infléchir et orienter le discours d’autrui » (p. 20).

2Le premier chapitre, par une analyse protéiforme de la notion d’autorité, met en lumière sa dualité de sens, dans ses dimensions « épistémique » (renvoyant à la probabilité d’une proposition) et « déontique » (concernant l’obéissance à une injonction). Ceci nourrit l’hypothèse de la présence constante de cette tension dans les productions discursives des institutions, prises par un impératif de rationalisation, de représentation et/ou de légitimation. La manière dont les discours d’autorité se construisent augmente ainsi le potentiel de crédibilité des institutions et/ou de leurs dépositaires, à condition que la relation d’autorité – et par extension le modèle conversationnel – s’inscrive à l’intérieur d’un segment délimité d’un côté par la force et de l’autre par la persuasion d’égal à égal.

  • 1 Ernst Kantorowicz, Les deux corps du roi. Essai sur la théologie politique au Moyen Âge, Paris, Gal (...)

3Le deuxième chapitre centre son analyse sur les formes d’incarnation de l’autorité. Il s’ouvre sur une séparation didactique entre autorité « personnelle » (liée aux capacités de l’individu, empreinte des marques de la subjectivité) et autorité « institutionnelle » (où la fonction technicoadministrative l’emporte), nuancée par une approche institutionnelle de l’ethos, rattachée à l’énoncé plutôt qu’à la personne (p. 57). Les efforts de neutralisation de la personne lui permettent précisément d’endosser l’autorité de l’institution. De même, la détection de racines historiques et culturelles des « sources invisibles de l’autorité » (p. 66) dans les discours des individus (valeurs, croyances, dispositifs) dépasse une simple lecture en termes de charisme ou de compétences et intègre à l’analyse des discours institutionnels ordinaires une articulation entre « le corps naturel et le corps mystique » (p. 86) théorisé par Kantorowicz1.

  • 2 Dominique Maingueneau, « Hyperénonciateur et “particitation” », Langages, n° 156, 2004, p. 111-127.

4Le chapitre suivant, par le prisme de la révolution technique de l’imprimé, aborde l’autorité issue des nouvelles formes personnelles de célébrité. À partir des réflexions de Foucault sur la fonction auctoriale, Claire Oger montre la fonction de medium de l’écrit – qui apparaît en creux comme une interface fondamentale entre référence et autorité, en parallèle de celle, médiévale, entre auctor (au sen de garantie) et auctoritates (au sens de prérogative). Au-delà de connaissances fines sur les usages de la citation – fidèles ou sous forme de « particitation »2, où les citations sont reconnues sans mentions de sources, faisant communauté –, on saisit les contours d’un régime de véridiction, où la relation entre énonciateurs et énoncés, conjointe aux efforts d’effacement énonciatif, construit une objectivité et/ou nourrit le sens commun, comme en atteste l’exemple des aphorismes et des « petites phrases ».

  • 3 Sarah Labelle, La ville inscrite dans la « société de l’information ». Formes d’investissement d’un (...)

5Le chapitre 4 rappelle que les dispositifs numériques (référencement, mais aussi design, fonctionnalités, etc.) sont porteurs d’incitations, de contraintes ou d’encadrement, tant pour les concepteurs que pour les utilisateurs. Pour autant, l’absence de possibilité de contrôle absolu d’internet conduit l’auteure à reprendre le concept de « panoplie »3 pour rendre compte du caractère hétérogène et convergent des dispositifs porteurs du projet politique d’une institution. Si l’exemple de l’impact factor donne un aperçu de l’effet de notoriété sur la construction de l’autorité scientifique, l’auteure met en avant, en contraste, des pratiques de décalage du régime de visibilité (du pseudonymat au fake), et des sites où l’on perçoit un double retrait de l’individu et de l’institution, à l’instar de Wikipédia, ou l’intégration de logiques qualitatives à des outils comme les algorithmes. Elle note enfin « un déplacement de l’autorité des instances d’énonciation vers les fonctions éditoriales », formant une « autorité “dispositive” » (p. 142).

  • 4 Pierre Bourdieu, « La force du droit. Éléments pour une sociologie du champ juridique », Actes de l (...)

6Le cinquième chapitre traite de la reconfiguration de l’autorité académique. Malgré certaines évolutions (participation citoyenne aux recherches, élargissement du public, nouveaux modes de financements, etc.), une forme de stabilité de l’écriture scientifique et de l’autorité associée prévaut. Elle repose sur les conventions tenant à l’effacement des marques de soi ou à l’utilisation de noms propres de référence, faisant office de « balises ». Or, la logique citationnelle n’est pas toujours idéale scientifiquement, obéissant parfois à des stratégies de positionnement, et d’autres logiques liées à l’énonciation éditoriale façonnent également l’identité auctoriale du chercheur, notamment par l’utilisation de tableaux, graphiques, schémas, etc. Le discours scientifique, qui reste emprunt du sens commun, appuie la force de son autorité sur les activités concurrentes et complémentaires de formalisation et d’adaptation au réel telles qu’identifiées par Bourdieu dans ses réflexions sur le droit4.

  • 5 John L. Austin, Quand dire, c’est faire, Paris, Seuil, 1970 [1962].

7Reprenant la question de la performativité, le chapitre 6 s’appuie sur les travaux d’Austin5 et réhabilite ses réflexions autour des conditions de réussite de l’acte ou des spécificités des pratiques langagières. Le discours risque toujours l’échec et dépend des conditions de réception et des capacités de distanciation du récepteur. Ceci confirme l’intérêt de la distinction austinienne entre « acte illocutoire » (effet visé, prescrit, dans la parole) et « acte perlocutoire » (effet produit, réel, par la parole) (p. 211-214). Dans la relation entre idéologie et autorité, apparait une différence entre discours de légitimation et possibilité d’émancipation, qui constitue un espace expérientiel des interactions lui-même investi par le jeu de l’autorité. Pour Claire Oger, la performativité s’établit sur deux plans : « une performativité “faible”, celle qui désigne la contribution du langage à la formation des catégories cognitives ou qui pointe le pouvoir réifiant des désignations, et une performativité “forte” […] dans laquelle l’énonciation revêt la dimension d’un acte dont la valeur est d’ordre juridique » (p. 236).

8Le septième chapitre se concentre sur les « experts » et la contradiction entre leur mandat institutionnel et la profusion des formes prises par l’expertise et ses discours. Si les situations d’énonciation varient, l’usage de l’expert et de sa parole par d’autres acteurs ou institutions s’inscrit dans un processus de légitimation réciproque, peut-être favorisé par l’ambiguïté inhérente à sa place et à ses outils. Entre savoir et pouvoir, l’expert atténue les controverses et mène des médiations qui accentuent ou réduisent « l’asymétrie des compétences » (p. 267). Les institutions commanditaires aspirent, à des fin de gouvernance, à la production d’une parole neutre dont l’autorité réside moins dans sa rationalité et sa probité que dans la construction de « dispositifs, normes et procédures [qui] se révèlent dès lors comme les dépositaires et les cadres opératoires d’une autorité qui est moins incarnée par des figures d’experts que relayée, secondée par eux » (p. 271).

  • 6 Roland Barthes, Le Neutre. Cours au Collège de France (1977-1978), Paris, Seuil, 2002.
  • 7 Marc Abélès, Irène Bellier, « La Commission européenne : du compromis culturel à la culture politiq (...)
  • 8 Rhétorique antique consistant à célébrer les vertus d’un personnage, éventuellement en critiquant s (...)

9Le huitième chapitre explore l’impératif institutionnel du « neutre », à partir des leçons de Barthes sur la constitution de la doxa6. La conflictualité est effacée de différentes façons (posture haute ou d’arbitrage, retranchement derrière les instruments des institutions, hybridation des références, etc.). Le processus de « neutralisation discursive » (p. 276) ne saurait être réduit à la « langue de bois » : les contraintes institutionnelles façonnent les discours qui contribuent à la « culture du compromis »7. Pour autant, la « force du préconstruit » dans le discours (p. 296) se fonde sur son organisation, sur l’utilisation d’éléments stabilisant l’énoncé par leurs mécanismes de reconnaissance, la « conversion de l’argumentation en explication » (p. 301) ou encore la diffusion d’expériences vertueuses convertibles en « bonnes pratiques ». S’y opère également une réaffirmation de l’énonciateur (individuel ou collectif) par la mise en récit (storytelling) qui contribue en réalité à l’effacement de l’hétérogénéité par les montées en généralité – que l’on pourrait qualifier de « morales », même si ce n’est pas un mot de l’auteure – inhérentes au genre épidictique8.

  • 9 Axel Honneth, La lutte pour la reconnaissance, Paris, Gallimard, 2013 [1992].

10Le dernier chapitre critique la transposition des éléments manipulatoires inhérents aux discours totalitaires dans l’analyse des discours institutionnels des régimes démocratiques. Selon l’auteure, cette assimilation combine « malentendu sur les mécanismes de la circulation d’une idéologie d’une part, occultation de la place de la violence physique dans les propagandes totalitaires d’autre part » (p. 318-319). Les régimes totalitaires ne sauraient convaincre les masses mécaniquement, s’appuyant aussi sur la peur et le renoncement. La construction de l’autorité dans les discours institutionnels s’appuie sur une fabrication étatique de l’unité, la construction symbolique et pratique d’un « intérêt général » qui, contrairement au discours autoritaire, ne s’appuie pas sur la réduction au silence, le déni de la subjectivité et l’ignorance, le refus ou la répression de la « demande de reconnaissance formulée par des individus ou des groupes sociaux » (p. 333), au fondement des sociétés contemporaines9.

11La conclusion, après quelques pages heureuses de synthèse de l’ouvrage, explicite le renoncement de l’auteure à une « tentation dichotomique », consistant à classer les discours dans les catégories « autorité » ou « autoritarisme », et à une « tentation axiologique » (p. 350) de positionnement vis-à-vis de l’autorité. Celle-ci reste un phénomène social dont la légitimité tient à un ensemble de facteurs (contexte, niveau d’asymétrie entre l’institution et l’individu, etc.), mais aussi un processus historique dont les mutations ne se synchronisent pas aux changements de régime politique ni à ceux de leurs incarnations institutionnelles. C’est dans les espaces entre « discours autoritaires, discours performatifs (au sens “fort”) [et] discours d’autorité » (p. 357) que les contestations discursives ou concrètes existent.

  • 10 C’est ici que l’absence de mention aux travaux connus de Stanley Milgram peut étonner, dans la mesu (...)

12Claire Oger restitue et met en perspective de façon patiente et détaillée des réflexions et travaux issus des sciences humaines et sociales et de différents courants théoriques. Sa lecture permet d’acquérir d’importantes connaissances et d’y saisir de nombreuses tensions par le prisme d’un objet circonscrit, sous réserve d’un fort niveau de concentration : l’écriture complexe et les sous-titres de chapitres – aux formulations élégantes – qui fonctionnent comme des intertitres journalistiques, empêchent parfois de maintenir une vision claire de la façon dont s’organise l’argumentation, bien que soutenue par les conclusions récapitulatives des chapitres. Toutefois, l’ouvrage transmet de façon convaincante les outils d’analyse de la construction de l’autorité, en invitant à prêter attention aux relations complexes entre la légitimité des discours et les acteurs qu’ils concernent – émetteurs comme récepteurs. L’autorité ne s’impose pas par la force intrinsèque de l’un d’entre eux : les individus ne sont jamais charismatiques au point de transcender toutes les contraintes institutionnelles, et les organisations ou les institutions ne sont jamais puissantes au point de se passer de toute construction de crédibilité – on peut, au passage, considérer que les discours autoritaires comportent une forme de crédibilité dans l’application de la menace, faute de la situer dans le contenu lui-même. L’auteure insiste sur la force de l’utilisation des dispositifs et de leurs assemblages, volontaires ou non, pour soutenir le discours de l’autorité10. Ainsi, l’attention conjointe à la construction des discours et à la configuration des dispositifs qui en assurent la communication s’avère particulièrement stimulante dans l’exploration des processus relationnels et expérientiels où l’individu est en rapport à une institution, et des manières dont les croyances associées motivent des comportements et des discours de transmission de l’autorité.

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Notes

1 Ernst Kantorowicz, Les deux corps du roi. Essai sur la théologie politique au Moyen Âge, Paris, Gallimard, 1989 [1957].

2 Dominique Maingueneau, « Hyperénonciateur et “particitation” », Langages, n° 156, 2004, p. 111-127.

3 Sarah Labelle, La ville inscrite dans la « société de l’information ». Formes d’investissement d’un objet symbolique, thèse pour le doctorat en sciences de l’information et de la communication (dir. Yves Jeanneret), CELSA Paris-Sorbonne, 2007.

4 Pierre Bourdieu, « La force du droit. Éléments pour une sociologie du champ juridique », Actes de la recherche en sciences sociales, 1986, n° 64, p. 3-19.

5 John L. Austin, Quand dire, c’est faire, Paris, Seuil, 1970 [1962].

6 Roland Barthes, Le Neutre. Cours au Collège de France (1977-1978), Paris, Seuil, 2002.

7 Marc Abélès, Irène Bellier, « La Commission européenne : du compromis culturel à la culture politique du compromis », Revue française de science politique, vol. 46, n° 3, 1996, p. 431-456.

8 Rhétorique antique consistant à célébrer les vertus d’un personnage, éventuellement en critiquant ses détracteurs.

9 Axel Honneth, La lutte pour la reconnaissance, Paris, Gallimard, 2013 [1992].

10 C’est ici que l’absence de mention aux travaux connus de Stanley Milgram peut étonner, dans la mesure où le psychologue social américain montre bien que les nuances des dispositifs et des injonctions discursives font également varier le degré d’obéissance à l’autorité (Stanley Milgram, Soumission à l’autorité. Un point de vue expérimental, Paris, Calmann-Lévy, 1974).

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Pour citer cet article

Référence électronique

Sébastien Bauvet, « Claire Oger, Faire référence. La construction de l’autorité dans le discours des institutions », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 29 septembre 2022, consulté le 04 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/58183 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.58183

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Rédacteur

Sébastien Bauvet

Sociologue, responsable de recherche au sein de Frateli Lab/Article 1.

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