Hugues Draelants, Sonia Revaz, L’évidence des faits. La politique des preuves en éducation
Texte intégral
- 1 Desrosières Alain, Gouverner par les nombres. L’Argument statistique II, Paris, Éditions des Mines, (...)
- 2 Expression traduite de l’anglais, « what it works », devenue un slogan politique censé symboliser l (...)
- 3 Boltanski Luc, Thévenot Laurent, De la justification. Les économies de la grandeur, Paris, Gallimar (...)
1Depuis le début des années 1990, un véritable « gouvernement par les nombres », mis en évidence par de nombreuses recherches1, serait au fondement de l’action publique. Au sein de cet ouvrage, Hugues Draelants et Sonia Revaz, sociologues, se proposent d’en examiner une dimension : la « politique des preuves » (« evidence-based policy », notée EBP) dans le secteur de l’éducation. Cette politique s’adosserait effectivement à des travaux empiriques avant tout, ce qui consacrerait la démarche « pragmatique » d’acteur·ice·s politiques, de réaliser « ce qui marche »2 (p. 9). Les deux auteur·ice·s s’attachent ainsi à dresser un bilan critique des politiques fondées sur la preuve, et interrogent tant la nature des preuves accumulées, le type de politiques publiques élaborées à partir de ces études, que les différentes « épreuves » (p. 11) qu’elles traversent ensuite sur le « terrain » suivant une perspective pragmatiste3. À partir de la littérature scientifique et de l’analyse de controverses générées par la mise en place de ces politiques, les auteur·ice·s entendent montrer que l’EBP, qui permettrait aux décideur·e·s de dépolitiser leur action, attiserait au contraire la défiance des individus envers l’action publique.
2L’objet du premier chapitre est de retracer l’histoire de la statistique, qui constitue le mode d’administration de la preuve central de l’EBP, en s’attachant à comprendre « l’attrait du pouvoir » (p. 16) pour cette technique. Il faut ainsi, d’après les auteur·ice·s, remonter aux sources de la convergence au XXe siècle de deux logiques de la statistique originellement en tension : la logique politico-administrative, « d’enregistrement et de classement des choses » (p. 17) et des personnes, utile à l’État, et la logique cognitive, simplifiant l’appréhension de la complexité du monde grâce aux mathématiques. Comme les usages scientifiques de la statistique étaient controversés, leur crédibilité pour fonder des mesures politiques n’avait rien d’évident. Le recours à la statistique présente certes une certaine « efficacité en probabilité » (p. 28) qui facilite la prise de décision politique lorsqu’elle s’applique au plus grand nombre, donnant l’opportunité d’anticiper et prévenir certains facteurs de risque. Mais elle manque de finesse pour saisir les relations causales complexes au sein du social, qui n’est pas uniforme.
- 4 L’ouvrage prend notamment pour exemple les espoirs déçus du premier mandat présidentiel de Barack O (...)
3Dans le deuxième chapitre, le propos s’articule autour de la genèse de l’EBP, qui trouve son origine dans le champ de la médecine à partir des années 1990. L’objectif initial était de rapprocher les praticien·ne·s des résultats de la recherche clinique. Cette « médecine des preuves » (p. 40) hiérarchise les preuves fournies par les études scientifiques, en valorisant les essais contrôlés randomisés (ECR), qui consistent à évaluer les effets d’un programme sur un groupe en le comparant à un groupe témoin aux caractéristiques équivalentes. Pourtant, les EBP ne s’avèrent pas pertinentes quand elles ciblent des professions dont les membres (ainsi des enseignant·e·s) prennent des décisions reposant sur des jugements de valeur dans des situations d’incertitude. Le personnel politique risque effectivement de se les aliéner en fondant la réforme sur la raison statistique sans leur participation4. De fait, la politique fondée ou informée par les preuves naît au sein de la « révolution conservatrice » néolibérale conduite par les cadres du parti travailliste britannique, sous Tony Blair. Dans ce contexte de recherche d’économie et de gestion budgétaires fondées sur les principes du « new public management », les deux principes cardinaux de l’EBP sont d’évaluer l’efficience d’une mesure à partir d’une comparaison entre ses coûts et ses résultats, ainsi que de rationaliser l’action de l’État (p. 56).
- 5 Qui peut être traduit par « l’efficacité de l’école ».
- 6 Les limites méthodologiques des ECR, mentionnées supra, sont parfois prises en compte par les cherc (...)
- 7 Pour un bilan critique de cette mesure, comme complément utile à cette lecture, voir Merle Pierre, (...)
4Ensuite, le troisième chapitre recentre l’analyse de l’EBP dans le domaine de l’éducation. Bien que les travaux destinés à nourrir l’action publique soient plutôt récents, puisqu’en essor depuis les années 1990, la recherche scientifique dans ce champ existe depuis les années 1950, alors principalement tournée vers les pratiques pédagogiques, donc vers les professionnel·le·s de l’éducation. Le courant aujourd’hui dominant dans la recherche s’adressant à l’État, nommé « school effectiveness »5, suit une logique « gestionnaire et politiquement conservatrice » (p. 79). Ses tenant·e·s promeuvent le principe d’évaluation des systèmes éducatifs à partir d’objectifs fixés ex ante. En pratique, l’EBP dans l’éducation s’appuie sur la méthodologie des ECR, en comparant un groupe d’élèves ayant suivi un programme (par exemple un dispositif d’implication des parents dans la scolarité cf. p. 83-84) à un groupe qui n’en a pas suivi, le plus souvent dans l’objectif de trouver les moyens de réduire les inégalités sociales de réussite scolaire6. Les auteur·ice·s remarquent cependant que ces travaux sont peu utilisés. Lorsque c’est le cas, les décideur·e·s en font un usage avant tout sélectif et symbolique pour légitimer les mesures imaginées (p. 89), comme l’illustre le cas de la réduction de la taille des classes du premier degré en France. Alors que la plupart des travaux s’accordent sur les effets positifs de cette mesure sur la réussite des élèves de milieux populaires, le ministère de l’Éducation nationale, s’appuyant sur une étude interne, qui démontrerait l’inverse, a tardé à dédoubler les classes de CP et de CE1 en REP et REP+7.
5C’est à partir du quatrième chapitre que la mise en œuvre de l’EBP est confrontée aux « épreuves de réalité sur le terrain » (p. 99). Par « épreuve », il faut comprendre tout moment critique de vacillement de l’ordre social et des croyances des individus à son sujet. En effet, les acteur·ice·s dont la pratique se trouve modifiée par les mesures politiques peuvent résister à ces mesures, notamment parce qu’elles contreviennent à leur expérience ordinaire, à leur sens de la justice, ainsi qu’à leur autonomie. Ce décalage entre les producteur·ice·s de l’action publique et ses destinataires se trouverait dans le principe d’« ignorance volontaire » (p. 103) : toute méthode statistique conduit à l’omission par les chercheur·se·s de situations particulières, dont les individus peuvent se prévaloir pour contredire le sens de la réforme. D’où le sentiment chez les professionnel·le·s, disposant de leur propre savoir, tiré de l’expérience, mais délégitimé, que la mesure qui leur est destinée est insuffisamment fondée (p. 115).
6Le cinquième chapitre est entièrement voué à l’exposition des épreuves de réalité que la réforme de suppression du redoublement en Belgique a affrontées. Elle constitue un « cas édifiant » (p. 121) des difficultés des réformes inspirées de l’EBP. Si la recherche statistique et expérimentale conclut à l’inutilité du redoublement, dont le gouvernement belge prend acte, la réception et l’application de la réforme par les professionnel·le·s la rendront inefficace. En effet, des enseignant·e·s arguent de l’efficacité individuelle du redoublement pour certains cas, ainsi que de l’efficacité collective pour constituer des groupes dont le niveau n’est pas trop hétérogène. Ils et elles exploiteront des dispositifs de la réforme pour la contourner, en utilisant « l’année complémentaire » de remise à niveau destinée aux élèves au niveau estimé « fragile », comme une année « camouflée » de redoublement (p. 132).
7Enfin, le dernier chapitre porte sur les « épreuves de légitimité » traversées par les politiques fondées sur les preuves. Celles-ci dérivent des « épreuves de réalité », lorsque les individus remettent en cause la mesure incriminée, voire le principe de l’action publique, donnant lieu à une controverse. Dans une forme de synthèse de l’analyse critique déjà conduite sur l’EBP sur les plans épistémologique, méthodologique et politique, les auteur·ice·s mettent en évidence les trois formes d’ignorance favorisant les résistances : « l’ignorance de l’intuition » (p. 143), lorsque le personnel scientifique et politique positiviste dévalorise des savoirs profanes et professionnels ; « l’ignorance des causes » (p. 153), quand les liens causaux entre deux phénomènes sont si vagues qu’ils en paraissent absurdes pour les destinataires de la mesure ; « l’ignorance des singularités » (p. 160), lorsque le raisonnement syllogistique assigne les individus à des catégories sans qu’ils s’y reconnaissent nécessairement.
8Finalement, cet ouvrage constitue une contribution précise à la critique de fondements épistémologiques d’une action publique contemporaine rationalisée, qui creuserait le décalage entre une élite savante et politique et un public profane. Il est certes regrettable que de nombreuses redondances dans l’argumentation se ressentent à la lecture, pouvant donner l’impression d’une division du travail dans la rédaction des chapitres, et que certaines oppositions (par exemple entre la raison scientifique et la raison professionnelle) apparaissent schématiques. Elle peut néanmoins être enrichie par des travaux ethnographiques et archivistiques sur les promoteur·ice·s de l’EBP, sur leurs stratégies argumentatives et les éventuelles coalitions politiques, ainsi que par l’étude des paradigmes des politiques publiques.
Notes
1 Desrosières Alain, Gouverner par les nombres. L’Argument statistique II, Paris, Éditions des Mines, 2008.
2 Expression traduite de l’anglais, « what it works », devenue un slogan politique censé symboliser l’absence d’idéologie dans la construction de l’action publique.
3 Boltanski Luc, Thévenot Laurent, De la justification. Les économies de la grandeur, Paris, Gallimard, 1991.
4 L’ouvrage prend notamment pour exemple les espoirs déçus du premier mandat présidentiel de Barack Obama. Ce dernier souhaitait mener une politique fondée sur les preuves sans qu’un débat démocratique ne fut nécessaire.
5 Qui peut être traduit par « l’efficacité de l’école ».
6 Les limites méthodologiques des ECR, mentionnées supra, sont parfois prises en compte par les chercheur·se·s : le projet « Language skills », mené par une équipe de sociologues et d’économistes de l’éducation français·e·s consiste en une combinaison de cette méthodologie et de dispositifs plus qualitatifs (entretiens avec les acteurs sociaux).
7 Pour un bilan critique de cette mesure, comme complément utile à cette lecture, voir Merle Pierre, « Le dédoublement des classes de CP et de CE1 : quel bilan ? », La Vie des Idées, 2022 : https://laviedesidees.fr/Le-dedoublement-des-classes-de-CP-et-CE1-quel-bilan.html.
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Référence électronique
Antoine Argentier, « Hugues Draelants, Sonia Revaz, L’évidence des faits. La politique des preuves en éducation », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 26 septembre 2022, consulté le 05 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/58140 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.58140
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