Jean-Luc Arnaud, La carte de France. Histoire et techniques
Texte intégral
1L’histoire de la cartographie permet d’articuler différents champs de recherche : la cartographie bien sûr (et dans une moindre mesure la géographie), l’esthétique (pour le choix des figurés qui permettent de représenter les données), mais surtout l’histoire. Différentes branches de cette discipline peuvent ainsi être convoquées : l’histoire des sciences et des techniques pour tout ce qui concerne les levés de terrain, les procédés de projection qui permettent de représenter une sphère sur un plan, ou encore les techniques d’impression qui garantissent à la fois la qualité et la précision du trait, ainsi que son faible coût de production ; l’histoire politique et militaire également, car l’ancienne dénomination de cartes d’état-major rappelle que ce sont les militaires qui sont les premiers producteurs et utilisateurs de ces cartes ; l’histoire sociale et culturelle enfin, dans la mesure où les cartes servent de supports à de multiples pratiques, qu’elles soient professionnelles, scientifiques, ludiques ou touristiques. L’étude des cartes (l’artefact) et de la cartographie (les procédés qui permettent la fabrication des cartes) constitue donc un levier privilégié pour articuler l’étude des techniques et les pratiques sociales. L’essor récent des outils de cartographie numérique – à l’image des outils de navigation comme le GPS – le rappelle. Toutefois, la généralisation de ces cartes numériques ne doit pas faire oublier que la carte a d’abord été un objet matériel, dessiné et/ou imprimé, support de multiples usages, inscrits dans leur époque.
2Dans cet ouvrage, Jean-Luc Arnaud, directeur de recherche au CNRS et spécialiste d’histoire de la cartographie, livre une analyse extrêmement minutieuse et fouillée d’une carte qui, en dépit de sa diffusion et des nombreux usages qu’elle a permis, a été paradoxalement peu étudiée : la carte de France. Par ce terme utilisé au singulier, il faut comprendre ce qu’on appelle aujourd’hui la carte topographique, c’est-à-dire la carte qui vise à représenter de manière exhaustive un territoire donné dans toutes ses dimensions physiques (relief, hydrographie, végétation) ou sociales (peuplement, habitations, transports, activités économiques, etc.). Et si Jean-Luc Arnaud parle bien de la carte de France, il désigne en réalité toutes les tentatives successives qui, depuis le mitan du XVIIIe siècle, ont eu pour ambition d’offrir une couverture exhaustive du pays : cela commence avec la carte établie par la famille Cassini à la demande de Louis XV, jusqu’aux productions les plus récentes pilotées par l’Institut géographique national (IGN), héritier des services cartographiques des armées.
3Paradoxalement, la carte de France a suscité peu d’intérêt auprès des historiens de la cartographie. En effet, ces derniers – tout comme les collectionneurs – privilégient l’étude des cartes anciennes, rares, uniques dans leur forme et dont le dessin les rapproche des œuvres d’art. À l’exact opposé, la carte de France est relativement récente (l’essentiel de la production remonte aux XIXe et XXe siècles), très répandue (c’est devenu une production de masse facilement accessible dans le commerce ou en ligne) et sa sémiologie (l’ensemble des signes utilisés), très normalisée, abandonne toute dimension artistique au profit d’une exhaustivité qui se veut scientifique. C’est donc cette longue construction d’un objet devenu familier que l’auteur retrace ici, en convoquant les séries qui ont été successivement produites.
4L’auteur distingue en effet la série de la monographie. Pour représenter la France – 1 000 km du Nord au Sud et 1 000 km d’Est en Ouest – plusieurs possibilités sont offertes, en fonction de l’échelle retenue (c’est-à-dire de la taille que l’on souhaite donner à la carte et donc de la précision qu’on en attend). Représentée à l’échelle du millionième (1 cm sur la carte représente 10 000 mètres dans la réalité) la France tient sur une feuille de papier d’un mètre sur un mètre. Dans ce cas, on parle d’une monographie. Mais si on souhaite une représentation plus précise du même territoire, la carte produite occupera une surface plus grande. À l’échelle du 1/25 000 (la série bleue que commercialise l’IGN et que l’on utilise par exemple pour faire de la randonnée), la plus précise actuellement sur le marché , un carré de 40 mètres de côté est nécessaire pour faire entrer la France métropolitaine en entier. Cela ne tient pas sur une seule feuille, si bien qu’il faut, par un quadrillage systématique, éditer de nombreuses feuilles que l’on peut ensuite assembler pour reconstituer l’ensemble. Dans ce cas, on parle d’une série : chaque feuille est en effet partie d’un tout et obéit à un cahier des charges commun, mais chaque feuille est traitée comme un objet singulier et peut faire l’objet de choix spécifiques (ce qui a été le cas pour les séries dont la production a été étalée dans le temps, comme la carte au 1/50 000 dont l’élaboration a pris 75 ans). La carte de Cassini, la première série jamais produite en France, est ainsi constituée de 181 feuilles dont l’assemblage permet de couvrir tout le territoire. Étudier une série implique donc de considérer à la fois la série dans son ensemble, mais aussi la totalité des feuilles qui la composent, et qui permettent de décliner et de mettre en œuvre les choix constitutifs de la série. Et ces séries peuvent alors servir de bases à d’autres séries qui les mettent à jour ou les superposent, à l’image de la carte géologique qui utilise la carte topographique comme fond de carte. Envisager la singularité de la carte de France soulève donc des enjeux théoriques et méthodologiques qui constituent le cœur de l’ouvrage : repérer les différentes séries qui ont été produites, en étudier les spécificités, mettre en évidence les choix qui ont présidé à leur production, et surtout tracer le devenir et l’utilisation de chacune de ces séries.
5Deux éléments sont constitutifs de la richesse du travail présenté. D’une part le corpus très vaste qui est le fruit d’un considérable travail d’archives pour repérer, documenter et analyser de nombreuses séries, dont certaines (notamment les productions militaires) sont difficilement accessibles : une fois les séries isolées, ce sont chacune des feuilles qu’il a fallu minutieusement analyser. D’autre part, les illustrations, très nombreuses, parfaitement reproduites dans un ouvrage en grand format : justice est ainsi rendue au travail minutieux des cartographes qui n’ont cessé de réfléchir aux figurés et aux procédés d’impression pour produire des documents fiables. Les nombreuses illustrations donnent à voir la matérialité de chaque série produite, mais aussi l’évolution du territoire national depuis près de trois siècles.
6L’ouvrage est logiquement organisé en deux parties. Dans la première, l’auteur offre une grille d’analyse qui permet d’appréhender plus de deux siècles de production cartographique. Il détaille ainsi les conditions particulières d’élaboration et de fabrication d’une carte, qu’il décrit comme un document dont la lecture repose sur des codes et des pratiques redéfinis tout au long de la période étudiée. La question de la légende est ainsi cruciale : son contenu se stabilise et les figurés sont mis au point progressivement. La carte est une sorte de palimpseste : on ne part jamais vraiment de zéro, et une carte est souvent une mise à jour d’une édition précédente, dont on peut soit reprendre les codes, soit au contraire les changer. Deux facteurs permettent d’expliquer les évolutions des cartes : l’évolution du territoire d’une part (on peut ainsi documenter précisément l’évolution de l’occupation humaine et de la mise en valeur du territoire), mais surtout l’évolution des techniques, notamment concernant le nivellement (la technique qui permet de définir les altitudes) et les modalités de représentation du relief. La question du temps est également cruciale, car elle détermine la durée de vie du document : quelle est la part à établir entre des éléments qui évoluent lentement (comme le relief) et d’autres de manière plus rapide (les cultures par exemple) ? Une carte n’est jamais qu’une représentation d’un territoire à un instant t, et le choix des données représentées permet de faire en sorte que ce document ne soit pas périmé dès sa mise sur le marché, par exemple en représentant les terres cultivées en blanc et en renonçant à préciser le type de culture (blé, maïs, etc.) en raison des potentiels changements d’une année sur l’autre.
7Si la carte étudiée est celle de la France, elle interroge toutefois d’autres traditions nationales : les cartographes français s’appuient en effet sur les acquis et les propositions des producteurs de cartes étrangers, et dans la mesure où la carte sert de support à l’action militaire, ils ont aussi produit des cartes de territoires étrangers : c’est ainsi aux militaires français mobilisés dans la campagne d’Égypte que l’on doit la première cartographie systématique du pays. La cartographie est ainsi un vecteur de domination : elle participe pleinement de la puissance des États et de leurs empires coloniaux.
8Tout au long de la période considérée, l’enjeu est de réduire les coûts de production de la carte : d’objet rare, elle devient produit de masse, grâce aux progrès faits dans les levés de terrain, mais surtout dans l’amélioration des procédés de gravure et d’impressions qui permettent de reproduire à moindre coût ces documents. L’histoire de la cartographie rencontre donc l’histoire de l’imprimerie. Bien plus, la présentation matérielle de la carte, à plat ou pliée, induit des pratiques différentes : la carte à plat est posée sur une table et lue debout, alors que la carte pliée peut-être transportée et lue en extérieur. La mise en série des illustrations permet de montrer que parmi toutes les évolutions techniques, celle qui concentre le plus l’attention des cartographes est la représentation du relief. Si les techniques de nivellement n’ont cessé d’être perfectionnées, les cartographes ont surtout proposé de multiples procédés pour rendre compte au mieux du relief : les hachures des vieilles cartes d’état-major ont ainsi cédé la place à des courbes de niveau plus précises, dont l’effet visuel est renforcé par un ombrage systématique.
9En définitive, toutes ces séries traduisent la recherche continue de la précision : dresser une carte repose toujours sur un arbitrage difficile entre la sélection des données, leur représentation et leur interprétation. Même si elle prétend être exhaustive, une carte topographique implique des choix qui facilitent sa lecture et son utilisation, en fonction des publics visés. Si les cartes se périment, c’est donc autant à cause de l’évolution des territoires, qu’en raison des mutations des pratiques dont elles sont les supports.
10La deuxième partie de l’ouvrage, de loin la plus conséquente (plus de 300 pages sur un ouvrage de 450 pages), est constituée par un catalogue précis de plus de 200 séries cartographiques que Jean-Claude Arnaud a minutieusement composé. Pour chacune des séries identifiées, il indique la date de production, l’échelle, l’organisme qui en est à l’origine, le nombre de feuilles produites, ainsi que les principales caractéristiques techniques et les innovations proposées. Surtout, il met en évidence les continuités d’une série à l’autre ainsi que les principales ruptures qui correspondent à des innovations techniques. Plus encore, il propose un système de classification (différent de celui habituellement utilisé dans les bibliothèques et les dépôts d’archives) qui permet de catégoriser ces séries et de repérer les liens qui unissent les unes aux autres.
11À mi-chemin entre le beau-livre qui satisfera les lecteurs avides de beaux objets et la somme qui ravira les chercheurs en cartographie, La carte de France de Jean-Luc Arnaud permet in fine de cerner la spécificité de la carte, qui est à la fois un artefact technique dont l’exactitude et la précision sont les premières qualités, mais aussi un objet artistique dont les qualités visuelles garantissent le succès. Surtout, l’ouvrage permet d’inscrire plus largement la production cartographique dans une réflexion sur les artefacts que la science a produits et qui, dans une démarche d’objectivité que le positivisme a généralisée, donne à voir et à regarder les données.
Pour citer cet article
Référence électronique
Yann Calbérac, « Jean-Luc Arnaud, La carte de France. Histoire et techniques », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 15 septembre 2022, consulté le 02 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/57943 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.57943
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