Joris Cintéro, Stéphane Simonian (dir.), Questionner l'innovation. Lectures axiologiques
Texte intégral
1Comme le rappelle Françoise Lantheaume dans la préface de l’ouvrage, c’est en 2017 que le terme « innovation » a pour la première fois été accolé à l’intitulé du ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, symptôme de la place toujours plus prépondérante d’un discours politique favorable à l’innovation, y compris dans l’enseignement. Cependant, à y regarder de plus près, ce terme, ou plutôt cet objet, semble bien souvent dépourvu de « substance propre » dans les différents discours. Pour cette raison, les travaux de cet ouvrage tentent « d’engager une réflexion “compréhensive” sur ce qui peut être qualifié d’innovation, sur ce qu’elle signifie et engage pour les personnes qui y sont confrontées » dans le cadre de la pratique enseignante (p. 19). En effet, l’objectif est de consolider les connaissances théoriques sur la compréhension de l’innovation dans les sciences de l’éducation et de la formation. Pour cela, l’ouvrage se compose de trois grandes parties, chacune d’elles proposant une approche spécifique de l’innovation : la première partie développe une lecture philosophico-politique, la seconde une lecture socio-politique, la troisième une lecture instrumentale. 28 auteurs ont participé à la rédaction de cet ouvrage co-dirigé par Joris Cintéro et Stéphane Simonian. Dans notre compte rendu, nous reprendrons ce découpage en trois lectures.
2Dans le premier chapitre, Aurélie Doelrasad, Joris Cintéro et Stéphane Simonian proposent une recherche bibliométrique sur l’usage du syntagme « innovation pédagogique ». L’objectif de ce travail est d’étudier la tension entre épistémè (les connaissances sur le monde) et praxis (la transformation du monde) et la place de la recherche scientifique dans cette tension. Les principaux résultats de cette étude mettent en évidence un lien positif entre l’utilisation du syntagme innovation pédagogique et les recherches évaluatives (recherche-action ou recherche et développement notamment). Les auteurs soulignent que le risque d’une telle liaison et de voir la science basculer progressivement « [de] l’autonomie vers l’hétéronomie » (p. 34), vers un potentiel nouveau mode de production des connaissances inspiré par l’idéologie de la praxis, soit un rapprochement entre sciences, société et politique. Autrement dit, « cette perspective place l’activité scientifique dans la position d’être doublement instrumentalisée par la commande publique et la logique néo-libérale » (p. 36) à l’intérieur de laquelle les praticiens ne sont que des exécutants (une transformation descendante). Face à cela, les auteurs appellent à considérer la production scientifique « comme une dynamique relationnelle spiralaire entre politique et société » (p. 38) dans laquelle les acteurs de terrain trouvent leur place. Dans le deuxième chapitre, Xinxin Pang, Lila Merle, Maude Arnaldi et Gilles Boudinet reviennent sur cette question du changement, de cette « nouvelle épistémè » (p. 42) dans la postmodernité. Pour appréhender la notion d’innovation dans le cadre de cette nouvelle épistémè, les auteurs adoptent une approche lyotardienne pour distinguer l’innovation de la création, et proposent une voie intermédiaire (un « espace tiers ») : l’in-novation. Dans le troisième et dernier chapitre de la première partie, Christophe Point et Claire Polo interrogent l’écart entre le projet d’une innovation et sa réalisation effective et la place du « doute à chaque étape de l’innovation pédagogique » (p. 56) comme levier permettant d’acquérir la compétence d’innovation, mais aussi le choix des innovations à mener (« la revendication démocratique »). Ce chapitre présente l’intérêt de s’appuyer sur une expérimentation universitaire de terrain (une formation à l’enseignement de la pratique philosophique à l’école primaire) qui, d’une part, met en lumière la fonction du doute comme moteur réflexif permettant de tirer profit de l’inconnu pour innover et qui, d’autre part, n’impose pas « une conception antidémocratique de l’innovation » (p. 70).
3La deuxième partie de l’ouvrage cherche à montrer comment « l’innovation recompose les liens sociaux et le fait politique » (p. 74) en s’appuyant sur la sociologie de la traduction (aussi appelée théorie de l’acteur réseau) pour « comprendre la manière dont les dispositifs présentés comme innovants sont traduits sur le terrain » (p. 81). Marc Guignard, Pierre Champollion, Hélène Crocé-Spinelli et Quentin Magogeat montrent d’abord « en quoi le chercheur qui prend part à une recherche participative sur l’innovation est lui-même impliqué dans un réseau de traduction [ici de dispositifs sous-tendus par des projets politiques] ainsi que dans un processus de changement et d’innovation de sa propre posture » (p. 79), entre accompagnement et évaluation. Cet ajustement développe ce que les auteurs nomment « l’agir innovationnel », puisque ce processus postural relève lui aussi de l’innovation pour les chercheurs. Le chapitre suivant n’étudie pas le chercheur, mais les acteurs du terrain inscrits dans le cadre d’un dispositif pédagogique innovant (le parcours « CLEFS pour l’université »). Pour cela, Charlène Ménard, Claire Polo, Quentin Magogeat, Florence Bonifay et Claire Chrétien s’appuient notamment sur la notion d’enrôlement des acteurs à qui il est prescrit d’innover. L’enrôlement désigne « le mécanisme par lequel un rôle est défini et attribué à un acteur qui l’accepte » (p. 95) : il y a ici un rapport de force pour intéresser l’acteur à l’innovation (ici encore, il s’agit d’une innovation institutionnelle). Les résultats de l’étude montrent l’importance de proposer un cadre souple par rapport à la problématique de départ pour permettre à chaque acteur d’être « intéressé et enrôlé dans le dispositif » (p. 105) innovant, jusqu’à la stabilisation de l’environnement. En se focalisant toujours sur l’innovation pédagogique, Gabriela Valente, Charlène Ménard et Benoit Urgelli mobilisent le cadre théorique de la sociologie pragmatique (ou ce que l’on appelle également sociologie des épreuves) pour analyser le lien entre controverse et innovation et les « pratiques enseignantes génératrices d’innovation en situation de controverse » (p. 108). Les auteurs soulignent qu’en plus des prérequis des enseignants (normes du métier et connaissance de la discipline), deux autres éléments sont générateurs d’innovations pédagogiques : « les représentations des publics scolaires et de l’apprentissage » (p. 119). La contribution de Cécile Brunon et Dominique Cau-Bareille se focalise sur l’innovation de tous les jours, ou plutôt sur le travail réel des « acteurs engagés dans l’activité » (p. 120) qui improvisent face aux imprévus en modifiant les règles prescrites par la hiérarchie (les normes) pour rendre possible le travail. En se basant sur une étude longitudinale conduite à partir du mois de mars 2020, les auteurs montrent comment 24 enseignants du primaire sont parvenus à faire face au défi des cours à distance lors de la pandémie du Covid 19, sans le soutien de l’institution. Ces derniers ont arbitré entre « le maintien de leur santé et l’atteinte des objectifs de leur travail » (p. 122), arbitrage qui varie selon différents facteurs propres aux acteurs. Selon les auteurs, il s’agit ici d’un « impensé de cette période [qui] interroge le destin de ces innovations qui ont nécessité un investissement important [celles qui ont rendu possible le travail à distance] » (p. 132). Enfin, Noelle Monin et King Wang analysent le rôle de l’innovation pédagogique dans des écoles privées chinoises. Les auteurs montrent avec brio la manière dont l’innovation pédagogique est instrumentalisée au profil d’intérêts de classe. Pour cela, ils se basent sur une enquête de 20 entretiens auprès de parents d’élèves de ces écoles. Les entretiens révèlent que « [la] représentation qui filtre à travers les propos des parents requalifie ici l’innovation comme processus de distinction, identité forte qu’ils cherchent à imposer et faire valoir » (p. 141). Celle-ci nourrit une stratégie qui vise à mettre à l’écart les milieux populaires et ainsi à cultiver une politique de ségrégation scolaire. Cette enquête va dans le sens des travaux qui démontrent que la méritocratie est une construction politique destinée à conforter l’ordre social (voir la philosophe Chantal Jaquet, par exemple).
4La troisième et dernière partie propose une lecture instrumentale de l’innovation développée en deux chapitres. L’instrument est ici une innovation non pas définie uniquement par ses caractéristiques techniques, « mais par des spécificités socio-culturelles propres à une société ou un groupe professionnel » (p. 149). Paula Virginia Chaves Cabral Andrade, Nadja Marie Acioly-Régnier et Lima Ferreira Aurino étudient les effets d’un processus d’innovation pédagogique, ici l’implantation d’un dispositif d’enseignement distanciel auprès de collégiens brésiliens lors de la pandémie de Covid19. Les auteurs montrent que le recours à l’enseignement distanciel peut promouvoir une « formation intégrale » (on imagine qu’il s’agit d’un développement humain multidimensionnel puisque le syntagme n’est pas défini) grâce à la médiation instrumentale. La contribution de Stéphanie Reyssier, Marie Valorgue et Rawad Chaker adopte une perspective écologique pour comprendre le processus de genèse instrumentale (correspondant à « la rencontre fructueuse entre un sujet et une technologie, dans un contexte donné », p. 165), les conditions qui favorisent cette genèse et les processus relationnels entre le sujet et son environnement. Elle soulève la question du prescrit et du réel car, selon les auteurs, « toute prescription institutionnelle ou politique d’intégration d’une innovation technologique devrait prévoir de laisser un degré de liberté suffisant à ses utilisateurs, qu’en l’explorant, ils puissent identifier des propriétés de l’environnement les invitant à agir » (p. 176-177). Ainsi l’importance d’un cadre souple pour permettre à l’innovation de se faire est-elle encore rappelée.
5L’originalité de cet ouvrage et d’aborder la question de l’innovation dans l’enseignement selon différents angles et cadres théoriques. Soulignons également la qualité des études empiriques présentées dans certaines contributions. Tout lecteur tenté par cette lecture doit cependant savoir qu’il s’agit ici d’un ouvrage de spécialistes, dont la lecture est parfois difficile quand il ne s’agit pas de son domaine de recherche. Néanmoins, ceux qui s’intéressent à l’innovation pourront trouver de quoi nourrir de nouvelles réflexions.
Pour citer cet article
Référence électronique
Dorian Debrand, « Joris Cintéro, Stéphane Simonian (dir.), Questionner l'innovation. Lectures axiologiques », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 13 septembre 2022, consulté le 14 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/57929 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.57929
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