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Ariane Tichit, Les monnaies alternatives. De la diversité monétaire à la diversité économique

Noémie Lecourt
Les monnaies alternatives
Ariane Tichit, Les monnaies alternatives. De la diversité monétaire à la diversité économique, Clermont-Ferrand, Presses universitaires Blaise Pascal, coll. « L'opportune », 2021, 64 p., EAN : 9782845169920.
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Texte intégral

  • 1 La résilience se caractérise par la capacité du système à faire face aux crises sans s’effondrer, n (...)

1Il existe aujourd’hui plus de 4 000 monnaies alternatives dans le monde, c’est-à-dire des monnaies qui ne sont pas régulées par des autorités monétaires publiques dont notamment les banques centrales. Parmi ces innovations monétaires, se trouvent en particulier les cryptomonnaies et les monnaies locales. Ce phénomène remet progressivement en cause la « monoculture monétaire » (p. 9) dans laquelle nous vivons, notion centrale de l’ouvrage qui désigne l’existence d’une unique monnaie en circulation dans la société, servant pour tous les usages nécessitant de la monnaie. L’émergence des monnaies alternatives est l’objet de ce livre dans lequel Ariane Tichit expose leurs enjeux et leurs éventuelles incidences économiques. L’autrice défend l’idée que la multiplication des monnaies en circulation peut permettre d’accroître la résilience1 du système économique et financier et de répondre aux enjeux environnementaux. Le raisonnement est développé au fil de trois chapitres : le premier revient sur l’histoire des monnaies ; le deuxième détaille les critiques adressées à la monoculture monétaire ; enfin, le troisième chapitre dresse un tableau des monnaies alternatives aujourd’hui et liste leurs possibles effets sur l’environnement économique.

  • 2 La dématérialisation de la monnaie désigne le processus linéaire menant de la monnaie métallique (p (...)
  • 3 Caillé Alain, « Monnaie des sauvages et monnaie des modernes », Bulletin du MAUSS, n° 21, 1987, p.  (...)
  • 4 Dupuy Claude, « De la monnaie publique à la monnaie privée au bas Moyen-Âge (XIIIe et XIVe siècles) (...)

2Le premier chapitre de l’ouvrage s’attache à expliquer comment nos sociétés actuelles en sont arrivées à la « monoculture monétaire », et à quel point cette situation présente un caractère exceptionnel d’un point de vue historique. Ariane Tichit s’appuie sur de nombreuses sources tant historiques qu’ethnologiques pour montrer que, dans de nombreuses civilisations, la norme était d’avoir plusieurs monnaies, chacune remplissant une fonction spécifique. Un exemple proche de nous est celui de la France au XIXe siècle, où circulaient à la fois une monnaie en or, utilisée pour le commerce avec les autres pays et l’épargne des plus aisés, et une monnaie en cuivre et en bronze, qui servait aux échanges quotidiens. Ariane Tichit montre de façon convaincante la complexité monétaire des civilisations passées, avec l’exemple d’une monnaie immatérielle sous forme de crédit précédant la monnaie matérielle, dans la civilisation sumérienne, ce qui remet en partie en cause la thèse d’une dématérialisation progressive de la monnaie2. Ce travail approfondi sur la naissance de la monnaie, ou plutôt des monnaies, est aussi l’occasion de remettre en question la célèbre fable du troc puisque le troc a probablement été un mode d’échange marginal, largement dominé par la redistribution. Par la suite, l’autrice propose une synthèse des hypothèses concernant le passage de la diversité monétaire à la monoculture monétaire. L’une d’entre elles, soutenue par Alain Caillé3, avance l’idée d’un lien entre l’émergence de la monnaie frappée et celle de la démocratie. Caillé définit la monnaie comme de « l’égalité frappée » puisque sa valeur est garantie par la puissance de la cité. Claude Dupuy4 avance une autre hypothèse, reliant la naissance de la monoculture monétaire à l’État qui, pour le paiement des taxes et impôts, n’aurait plus accepté que la monnaie frappée de son sceau. La monnaie unique qui apparaît alors se propage rapidement vers la sphère marchande grâce à la naissance des banques qui émettent du papier-monnaie convertible en or.

  • 5 Par fonctions monétaires on entend les trois fonctions aristotéliciennes, à savoir l’unité de compt (...)
  • 6 Les banques centrales ne créent pas de la monnaie directement, elles créent de la monnaie centrale, (...)

3Pour mieux saisir les enjeux relatifs aux monnaies alternatives, Ariane Tichit consacre le deuxième chapitre de l’ouvrage à l’identification des trois principaux problèmes liés à la monoculture monétaire. En premier lieu, lorsqu’il n’y a qu’un seul type de monnaie en circulation, celle-ci cumule l’ensemble des fonctions monétaires, qui entrent alors en concurrence lorsque les prix varient5. Par exemple, si les prix augmentent, la fonction d’intermédiaire des échanges prend le pas sur la fonction de réserve de valeur. Mais alors, la monnaie unique en circulation ne parvient pas à assurer pleinement toutes les fonctions monétaires, du fait de la concurrence qui s’opère entre elles. Le deuxième problème issu de la monoculture monétaire vient du monopole d’émission concédé aux banques centrales qui sont, pour la plupart, indépendantes, ce qui signifie qu’elles ne peuvent plus prêter directement aux États. Ces derniers sont donc forcés de se refinancer auprès des acteurs privés du marché financier6, ce qui soumet leurs politiques et leurs choix budgétaires à la logique de rentabilité inhérente au secteur privé. Or, la « rentabilité financière à tout prix » est un des obstacles à la mise en place de politiques permettant d’accroître la soutenabilité et la résilience de nos sociétés, notamment en regard de la crise climatique et environnementale. Enfin, Ariane Tichit pointe un troisième problème du système monétaire actuel : la présence des intérêts, qui prolonge la logique de rentabilité financière, participe de l’accroissement des inégalités économiques et favorise l’instabilité du système économique par les cycles de croissance et de récession. À cet égard, l’autrice prend l’exemple de la crise des banquiers florentins au XIVe siècle pour montrer l’effet bénéfique de la diversité monétaire, qui est une des raisons pour lesquelles cette crise importante s’est faiblement propagée dans l’économie réelle.

  • 7 Bocquet Rodolphe, Lepetit Michel, « Création d’une société de financement de la transition énergéti (...)
  • 8 Couppey-Soubeyran Jezabel, « La “monnaie hélicoptère” contre la dépression dans le sillage de la cr (...)

4Diverses propositions de réforme du système monétaire sont mises en avant dans l’ouvrage, comme par exemple la création d’une Société de financement de la transition énergétique (SFTE) par le consortium Carbone 47, ou la monnaie hélicoptère proposée par Couppey-Soubeyran8, mais Ariane Tichit souligne qu’aucune d’entre elles ne permet d’envisager une sortie de la monoculture monétaire. Dans ce contexte, le développement des monnaies alternatives apparaît comme une solution et une voie vers la diversité monétaire.

5L’autrice propose un état des lieux des initiatives de monnaie alternative : en 2020, on en compte 4 000 à 5 000 à travers le monde et la dynamique de création de monnaies s’est accentuée depuis la crise de 2008. Il existe de nombreux types de monnaies alternatives, comme les crédits mutuels, les systèmes d’échanges locaux (SEL), les cryptomonnaies, les banques de troc ou encore les monnaies locales ou régionales. Ces projets monétaires portent souvent des valeurs de lutte contre la spéculation et les inégalités en se faisant des outils de redistribution et de relocalisation des activités économiques. Passant en revue les potentiels effets de la présence des ces monnaies, l’autrice explique qu’un certain degré de diversité monétaire permet d’accroître la résilience du système économique, principalement grâce à un effet de stabilisation économique lié à la facilitation de l’accès au crédit permis par les monnaies alternatives. Mais ces monnaies contribuent également à la soutenabilité environnementale, à la lutte contre le chômage et l’exclusion ou encore à la promotion d’une consommation durable. Néanmoins, Ariane Tichit estime que, pour l’heure, la taille réduite des monnaies non bancaires rend difficile l’évaluation de leurs effets économiques généraux (en 2020, elles représentent une valeur de 244 milliards de dollars, 27 fois inférieure à la valeur des pièces et billets en circulation dans le monde), et ce sont plutôt leurs effets sociaux qui sont d’ores et déjà visibles.

6Dans ce court ouvrage, Ariane Tichit propose une initiation à ce que sont les monnaies alternatives et explique avec clarté et enthousiasme les enjeux liés à leur émergence. L’autrice offre une réflexion approfondie sur un phénomène contemporain d’envergure et n’hésite pas à mobiliser de nombreux travaux de sciences sociales qui nourrissent une riche bibliographie, permettant au lecteur d’approfondir le sujet.

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Notes

1 La résilience se caractérise par la capacité du système à faire face aux crises sans s’effondrer, notamment grâce à une importante faculté d’adaptation qui s’appuie sur des réseaux courts, la multiplicité des liens entre les différentes parties et une réactivité élevée.

2 La dématérialisation de la monnaie désigne le processus linéaire menant de la monnaie métallique (pièces dont la valeur dépend de leur quantité de métal) à la monnaie fiduciaire (les billets dont la valeur dépend du nombre inscrit dessus et de la confiance en l’institution émettrice), puis à la monnaie scripturale (monnaie immatérielle, principalement détenue sous forme d’avoirs bancaires).

3 Caillé Alain, « Monnaie des sauvages et monnaie des modernes », Bulletin du MAUSS, n° 21, 1987, p. 143-150.

4 Dupuy Claude, « De la monnaie publique à la monnaie privée au bas Moyen-Âge (XIIIe et XIVe siècles) », in Orléan André (dir), Genèses, n° 8, 1992, p. 25-59, disponible en ligne : https://www.persee.fr/doc/genes_1155-3219_1992_num_8_1_1120.

5 Par fonctions monétaires on entend les trois fonctions aristotéliciennes, à savoir l’unité de compte, la réserve de valeur et l’intermédiaire des échanges, mais également la fonction de paiement (des impôts, amendes etc.) et la fonction de spéculation, qui ont été ajoutées par Keynes.

6 Les banques centrales ne créent pas de la monnaie directement, elles créent de la monnaie centrale, qui circule entre les banques commerciales. Ce sont ces dernières qui créent véritablement la monnaie en circulation dans l’économie. C’est en cela que A. Tichit associe la création monétaire exclusivement au secteur privé, elle critique également le peu de contrôle des banques centrales sur les marchés monétaires et financiers en raison de banques universelles très puissantes.

7 Bocquet Rodolphe, Lepetit Michel, « Création d’une société de financement de la transition énergétique (SFTE). Étude de faisabilité opérationnelle », Carbone 4, 2013, disponible en ligne : https://www.carbone4.com/financer-la-transition-energetique-comment-faire-concretement-2.

8 Couppey-Soubeyran Jezabel, « La “monnaie hélicoptère” contre la dépression dans le sillage de la crise sanitaire », Note de l’Institut Veblen, 2020, disponible en ligne : https://www.veblen-institute.org/La-monnaie-helicoptere-contre-la-depression-dans-le-sillage-de-la-crise.html.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Noémie Lecourt, « Ariane Tichit, Les monnaies alternatives. De la diversité monétaire à la diversité économique », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 13 septembre 2022, consulté le 11 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/57919 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.57919

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Rédacteur

Noémie Lecourt

Étudiante en économie à l’École normale supérieure de Lyon.

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Droits d’auteur

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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