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Jacqueline Carroy, Marc Renneville, Mourir d’amour. Autopsie d'un imaginaire criminel

Benoît Peuch
Mourir d'amour
Jacqueline Carroy, Marc Renneville, Mourir d'amour. Autopsie d'un imaginaire criminel, Paris, La Découverte, coll. « À la source », 2022, 317 p., ISBN : 978-2-348-07159-1.
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Texte intégral

1Le fait divers a lieu le 25 janvier 1888 à Constantine, en Algérie. Une femme mariée de 29 ans, Magdeleine Grille, est trouvée morte par balles, enfermée dans une chambre avec un étudiant de 22 ans, Henri Chambige, blessé superficiellement au visage. Interrogé, le jeune homme dira : « Elle a voulu que nous mourions dans un baiser ». S’agit-il d’un double suicide manqué motivé par un amour impossible ou, au contraire, d’une mise en scène dissimulant un assassinat sordide ? Si l’affaire est aujourd’hui tombée dans l’oubli, elle bénéficia en son temps d’une couverture médiatique très importante. Le dossier judiciaire étant perdu, Jacqueline Carroy et Marc Renneville proposent une reconstitution du procès en s’appuyant sur les comptes rendus des journaux de l’époque. Interrogeant la production scientifique et littéraire contemporaine à l’affaire, ils montrent encore comment les débats amorcés dans la salle d’audience ont pu se poursuivre sous d’autres formes après le jugement. L’enjeu ici est moins de dévoiler la vérité d’une affaire qui reste encore incertaine que de voir en quoi celle-ci révèle un ensemble de préoccupations sociales ayant traversé la société française à la fin du XIXe siècle.

2De Roméo et Juliette de Shakespeare à Axel (1890) de Villiers de L’Isle-Adam, en littérature comme dans le traitement médiatique de certaines affaires bien réelles, par exemple celles de « amants de Lyon » en 1770, les doubles suicides ont longtemps été valorisés comme un acte magnifiant un amour dont on ne saurait douter. Quand le double suicide réussit, il ne donne pas lieu à une enquête. Les choses se présentent autrement quand un des partenaires reste en vie : le pacte tragique a-t-il réellement eu lieu ou a-t-il été mis en scène pour masquer un assassinat ? Revenant sur une série d’affaires traversant le XIXe siècle, Carroy et Renneville montrent que les réponses judiciaires à ce type de cas évoluent avec la catégorie de « complicité de suicide ». Dans le Code pénal de 1791, le suicide, comme la complicité de suicide, n’est pas condamnable. Cela permit de justifier l’acquittement du partenaire survivant dans un grand nombre d’affaires. En 1838, le procureur général Dupin fera jurisprudence en avançant que le consentement à la mort de la victime ne rend pas un homicide légitime (contrairement, par exemple, à la légitime défense). Au moment de l’affaire Chambige, cette interprétation est prévalente : les doubles suicides ratés sont généralement considérés comme des cas d’assassinats bien que l’on soit souvent enclin à reconnaître à l’accusé des circonstances atténuantes lui évitant la peine de mort – c’est ainsi que Chambige sera condamné, le 11 novembre 1888, à sept ans de travaux forcés. On comprend ici que la question de l’existence ou non de ces circonstances atténuantes est essentielle dans ce type d’affaires. Dans le cas de l’affaire Chambige, elle amène les débats à se focaliser sur l’analyse de la personnalité de l’accusé et de la victime en demandant dans quelles mesures leurs dispositions morales les rendent plus ou moins responsables (ou plus ou moins victimes) du pacte tragique dans lequel ils sont tous deux impliqués. L’énigme judiciaire prend alors la forme d’une énigme psychologique qui continuera d’intéresser les psychologues et les romanciers après le procès.

3Dans un article publié en 1889 dans les Archives d’anthropologie criminelle, Gabriel Tarde, qui est à la fois psychologue et juge d’instruction, propose une analyse psychologique de l’accusé mettant au premier plan la question de l’homosexualité. Pour Tarde l’adolescence de Chambige fut marquée par un « amour de collège » – expression désignant une forme de « confusion » affective liant certains adolescents dans les internats pour garçons. Si Tarde considère que ces amours sont généralement éphémères, il pense aussi qu’ils favorisent chez les individus concernés un « goût de l’anomalie » les prédisposant à des passions mortifères. C’est en ce sens que Tarde a pu présenter Chambige comme « une des victimes les plus lamentables de l’internat », imputant la responsabilité de ses déviances morales sur l’institution scolaire.

4On rapporta que Mme Grille avait déjà pu s’endormir en fixant une petite cuillère. L’anecdote suffit pour qu’on la tienne pour hypnotisable et qu’une nouvelle question se pose : l’affaire Chambige pourrait-elle être une affaire de viol sous hypnose maquillée en double suicide ? La réponse à cette question dépendant de la façon dont on définit l’état hypnotique, l’affaire se retrouve au centre des controverses qui opposent alors l’école de Paris, celle de Charcot, à l’école de Nancy, celle de Bernheim. Pour les premiers, l’état hypnotique est l’expression d’une pathologie nerveuse. Pour les seconds, c’est un phénomène de suggestion beaucoup plus ordinaire. Selon Tarde, qui suit Charcot, Mme Grille n’a pu être hypnotisée que parce qu’elle présentait déjà des fragilités nerveuses et qu’elle éprouvait une passion sans mesure pour Chambige. Pour Bernheim, au contraire, si Mme Grille a pu entrer dans un état hypnotique, c’est précisément parce qu’elle n’aimait pas Chambige : c’est parce qu’elle le craignait qu’elle fut particulièrement sensible à ses suggestions.

5Dès 1889, l’affaire Chambige servira d’inspiration à de nombreux romans reprenant, de façon plus ou moins explicite, les grandes lignes de l’affaire. Carroy et Renneville s’attardent sur quatre d’entre eux : Le disciple de Paul Bourget (1889), Jean Bise de Jean Honcey (1889), Un raté de Gyp (1891) et L’âme errante de Paul Brulat (1892). Comme l’analyse psychologique, le roman permet à l’écrivain de proposer un éclairage particulier sur l’affaire s’appuyant sur l’exploration de la personnalité de ses protagonistes. Chez Bourget, on trouve ainsi l’idée que ce sont les lectures matérialistes et déterministes de Chambige qui l’ont précipité dans un nihilisme moral : ici, ce n’est pas l’internat qui rend déviant, mais la nouvelle « psychologie expérimentale » de l’époque, celle d’Hippolyte Taine ou de Théodule Ribot. Chez Honcey, la parole est donnée à Madame Grille, dépeinte en victime d’un prétendant éconduit. Chez Gyp, le thème de l’homosexualité est repris pour discréditer un Chambige dont le caractère efféminé trahirait la décadence morale. Chez Brulat, Chambige est défendu comme la victime d’une Madame Grille cherchant à expier son adultère.

6On constate ici que les reprises scientifiques et littéraires de l’affaire ne débouchent pas sur des propositions permettant de trancher définitivement les questions que le procès avait fait émerger. Au, contraire, tout se passe comme si chaque nouvelle analyse et chaque nouveau roman était une encore occasion d’approfondir la controverse en explicitant d’autres façons de se positionner sur l’affaire. En proposant, comme l’indique le sous-titre du livre, « l’autopsie d’un imaginaire criminel » (l’introduction parle aussi « d’imaginaire social »), les auteurs montrent que l’analyse des réactions à un fait divers permet de rendre compte de la façon dont certaines catégories, représentations et préoccupations sociales peuvent s’enchevêtrer et être mobilisées pour justifier une multitude de façon d’envisager un même évènement. Si l’imaginaire criminel qu’il est question de dévoiler ici est celui de la fin du XIXe siècle, Jacqueline Carroy et Marc Renneville ne manquent pas de signaler que les catégories d’alors ne sont plus celles avec lesquelles nous réfléchissons sur l’affaire aujourd’hui : on aurait tendance, aujourd’hui, à traiter l’affaire en termes de féminicide plutôt que de double suicide ou à disqualifier la dénonciation morale de l’homosexualité comme homophobe. On regrettera que les auteurs n’aillent pas plus loin dans cette direction en se demandant plus franchement ce que l’autopsie d’un imaginaire du passé peut révéler, en retour, de l’imaginaire contemporain. Malgré cela, Mourir d’amour reste un livre marquant qui illustre parfaitement la richesse des réflexions que l’analyse sociohistorique d’un fait divers rend possible.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Benoît Peuch, « Jacqueline Carroy, Marc Renneville, Mourir d’amour. Autopsie d'un imaginaire criminel », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 13 septembre 2022, consulté le 09 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/57904 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.57904

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Rédacteur

Benoît Peuch

Professeur des écoles et doctorant en philosophie et sciences sociales à l’EHESS (LIER-FYT).

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