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Arthur Quesnay (dir.), « Les régimes miliciens. Interventions occidentales et économie de la violence dans les guerres civiles contemporaines », Cultures & Conflits, n° 125, 2022

Nicolas Lepoutre
Les régimes miliciens
Arthur Quesnay (dir.), « Les régimes miliciens. Interventions occidentales et économie de la violence dans les guerres civiles contemporaines », Cultures & Conflits, n° 125, printemps 2022, Paris, L'Harmattan, EAN : 9782140274879.
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Texte intégral

  • 1 En introduction, Arthur Quesnay reprend la définition de Stathis Kalyvas d’une milice comme « un gr (...)
  • 2 Voir par exemple : Sallon Hélène, « En Irak, l’emprise grandissante des milices chiites », Le Monde(...)
  • 3 Dans la nuit du 2 au 3 janvier 2020, les États-Unis assassinent à Bagdad par une frappe de drone le (...)

1À certains égards, l’Irak constitue un cas paradigmatique de l’ambiguïté des regards portés par les médias et décideurs occidentaux sur les milices1. En effet, les milices sunnites pro-américaines créées à la fin des années 2000 (les sahwa) ont été généralement louées comme la clef du succès contre l’insurrection qui frappait alors une large partie du pays. En revanche, les groupes structurés par des personnalités chiites au milieu des années 2010 pour reconquérir les territoires pris par l’État islamique (regroupés dans une coalition sous le nom d’Unités de mobilisation populaire) ne bénéficient pas quant à eux de la même mansuétude. Accusées de multiples exactions, présentées comme une menace pour la paix civile (en raison de leur communautarisme et de leur propension à recourir à la violence) et la souveraineté de l’État irakien (du fait du rôle joué par Téhéran dans leur financement et leur armement), ces milices sont ainsi largement décriées2, voire directement visées par des opérations militaires états-uniennes3. Cette différence de traitement, qui semble suggérer que l’acceptabilité des milices est réductible à leur positionnement politique, appelle une analyse plus approfondie des dispositifs miliciens : c’est précisément ce que propose le dernier numéro de la revue de science politique Cultures & Conflits.

  • 4 Chercheur en science politique, spécialiste de l’Irak et de la Syrie.
  • 5 Cette politique consiste à regrouper de manière coercitive des populations rurales dispersées dans (...)
  • 6 Si le Guatemala décide dans les années 1980 de mettre massivement en place des milices (les Patrull (...)
  • 7 Ce phénomène ne s’observe pas uniquement dans le domaine sécuritaire : voir par exemple Adam Baczko (...)

2À l’aide d’études de terrain réalisées sur trois continents (Amérique latine, Asie, Afrique), les auteurs réunis autour d’Arthur Quesnay4 mettent en lumière un basculement du modèle milicien promu par les interventions occidentales à partir des années 1980. Au cours de la guerre froide, un « paradigme stato-centré » (p. 11) domine : les milices sont sous le contrôle direct du gouvernement concerné et ont pour but de renforcer l’État. C’est le cas notamment dans divers pays d’Amérique latine en proie à des insurrections communistes (Argentine, Guatemala, Pérou, etc.) qu’analyse Pamela Colombo. Elle montre que ces gouvernements, sous influence états-unienne, mettent en place un double programme de villagisation forcée5 et de miliciarisation, les populations rurales (à la fois « sous-développées » et plus isolées) étant suspectées d’être séduites par le communisme. S’il existe d’indéniables différences dans l’ampleur de ces milices comme dans leurs modalités6, l’action du pouvoir local apparaît à chaque fois déterminante et son degré de contrôle important. Depuis l’avènement de la « révolution néo-libérale » dans les années 1980-1990, ce modèle milicien est toutefois profondément recomposé. Les quatre autres articles qui constituent le dossier, portant respectivement sur l’Afghanistan (Adam Baczko et Gilles Dorronsoro), l’Irak (Arthur Quesnay), le Mali (Denia Chebli) et le Mali et le Burkina Faso (Tanguy Quidelleur), en analysent les conséquences. En premier lieu, les milices entraînent désormais l’affaiblissement de l’État. Les institutions nationales étant de plus en plus perçues comme inefficaces ou trop contraignantes7, les Occidentaux n’hésitent pas à les contourner pour nouer des relations directes avec des milices, sans pour autant parvenir à complètement contrôler ces dernières. Denia Chebli le montre au Mali : en se plaçant sous de multiples patronages (États malien, nigérien et français) qui leur proposent des financements, une liberté de mouvement transfrontalière ainsi que des renseignements, le Mouvement pour le Salut de l’Azawad (MSA) et le Groupe d’autodéfense Touareg Imghad et alliés (GATIA) accèdent à une véritable autonomie et bénéficient d’une forte impunité. Par ailleurs, la formation des milices produit une fragmentation de la société. Largement mobilisées selon une logique identitaire, ces milices contribuent à réifier les identités : dans plusieurs provinces afghanes, les États-Unis arment ainsi des groupes minoritaires (Tadjiks dans le Paktika, Hazaras dans l’Uruzgan) pour lutter contre une insurrection talibane essentiellement composée de Pachtounes. D’après Adam Baczko et Gilles Dorronsoro, cela conduit à une ethnicisation du conflit.

3Comme le confirment tous les exemples mobilisés dans le dossier, c’est la recherche d’une efficacité à très court terme et la volonté de minimiser leurs pertes humaines qui semblent guider avant tout l’action des Occidentaux, quand bien même les moyens mis en œuvre se révèlent en contradiction avec l’objectif affiché d’une stabilisation durable du pays concerné. Dans chacun de ces contextes ,s’observe un phénomène de « co-construction » (p. 116) : des entrepreneurs de violence locaux instrumentalisent les préoccupations occidentales et parviennent à se positionner comme des interlocuteurs indispensables pour sécuriser telle ou telle région. Au Burkina Faso, étudié par Tanguy Quidelleur, cela se traduit même paradoxalement par la déstabilisation de zones jusqu’alors épargnées par le conflit : soucieuses de capter des ressources nationales ou internationales, des milices se constituent et utilisent la violence pour se financer ou résoudre des conflits locaux.

  • 8 Par cette notion, qui traverse tout le dossier, Adam Baczko et Gilles Dorronsoro désignent « l’orga (...)
  • 9 Les milices occupent dans ces pays une position centrale, de « clef de voûte » (p. 10), entre les é (...)

4Remarquable pour sa cohérence interne, ce numéro de Cultures & Conflits expose les grandes problématiques du dossier dans une solide introduction (rédigée par Arthur Quesnay) puis veille à faire résonner les articles entre eux. Il met ainsi en lumière les nombreuses similarités, mais aussi les points de divergence (par exemple sur l’ampleur des moyens matériels à disposition des milices), entre les diverses études de cas mobilisées. Ce faisant, il renouvelle notre compréhension de l’enjeu des interventions occidentales qui bouleversent localement les « économies de la violence »8 et permettent l’avènement de véritables « régimes miliciens »9. On pourra simplement regretter que l’analyse des causes de ce basculement de modèle milicien ne soit pas plus approfondie : hormis dans le cas afghan, la prégnance de la logique néo-libérale est finalement assez peu explicitée par les auteurs. Dans les autres articles, c’est plutôt la persistance de grilles de lecture ethnicistes qui est mise en avant : dans la mesure où ce phénomène s’inscrit dans le prolongement direct de la période coloniale (puis de la guerre froide), cela n’explique pas pourquoi les Occidentaux changent d’approche à partir des années 1990.

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Notes

1 En introduction, Arthur Quesnay reprend la définition de Stathis Kalyvas d’une milice comme « un groupe combattant du côté de l’État sans être l’armée » (p. 7), tout en soulignant que ces mouvements sont dans la pratique très hétérogènes.

2 Voir par exemple : Sallon Hélène, « En Irak, l’emprise grandissante des milices chiites », Le Monde, 31 décembre 2020, disponible en ligne : https://www.lemonde.fr/international/article/2020/12/31/en-irak-l-emprise-des-milices-chiites_6064924_3210.html.

3 Dans la nuit du 2 au 3 janvier 2020, les États-Unis assassinent à Bagdad par une frappe de drone le général iranien Qassem Soleimani (haut dignitaire du régime responsable des opérations extérieures) et l’irakien Abou Mehdi al-Mouhandis (chef militaire des Unités de mobilisation populaire). Le président Trump a justifié cette opération par la menace « terroriste » qu’aurait fait peser Soleimani sur les États-Unis, sans mentionner explicitement al-Mouhandis.

4 Chercheur en science politique, spécialiste de l’Irak et de la Syrie.

5 Cette politique consiste à regrouper de manière coercitive des populations rurales dispersées dans des villages construits par le gouvernement : la « modernisation » de leur lieu de vie est censée amener les nouveaux villageois à être reconnaissants envers l’État et la population regroupée est plus facile à contrôler.

6 Si le Guatemala décide dans les années 1980 de mettre massivement en place des milices (les Patrullas de Autodefensa Civil, constituées de près d’un million d’hommes), le Pérou se contente quant à lui de recycler des groupes d’autodéfense paysans préexistants (les Rondas campesinas).

7 Ce phénomène ne s’observe pas uniquement dans le domaine sécuritaire : voir par exemple Adam Baczko, La guerre par le droit. Les tribunaux Taliban en Afghanistan, 2021 ; notre compte rendu pour Lectures : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.52319.

8 Par cette notion, qui traverse tout le dossier, Adam Baczko et Gilles Dorronsoro désignent « l’organisation relativement stable des interactions (compétition, cooptation, délégation) entre acteurs pouvant user de la violence ou de sa menace » (Adam Baczko, Gilles Dorronsoro, « Pour une approche sociologique des guerres civiles », Revue française de sciences politiques, vol. 67, n° 2, 2017, p. 317).

9 Les milices occupent dans ces pays une position centrale, de « clef de voûte » (p. 10), entre les échelons international, national et local ; elles acquièrent une influence majeure qui dépasse le seul domaine sécuritaire et obtiennent même parfois d’incarner l’État au niveau local.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Nicolas Lepoutre, « Arthur Quesnay (dir.), « Les régimes miliciens. Interventions occidentales et économie de la violence dans les guerres civiles contemporaines », Cultures & Conflits, n° 125, 2022 », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 09 septembre 2022, consulté le 18 mai 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/57870 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.57870

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