Louis Daumas, Audrey Glass, Théo Régniez (dir.), « Temps et économie. Capitalisme, changements et incertitudes », Regards croisés sur l'économie, n° 29, 2022
Texte intégral
1Ce numéro thématique rassemble des contributions académiques de grande qualité, qui poursuivent l’ambition commune d’éclairer « la manière dont est appréhendé, en théorie comme en pratique, le temps propre au capitalisme » (p. 12). Rédigé dans un langage clair et concis, l’ouvrage se divise en trois sections et comporte des textes argumentatifs condensés sous forme de notes de recherche et de transcriptions d’entretiens, de même que des encadrés didactiques ayant pour fonction de vulgariser certains concepts fondamentaux de la discipline économique.
2La première partie du dossier couvre un large éventail de questionnements se rapportant aux représentations sociales du temps. Les apports les plus significatifs de ce bloc d’articles sont ceux de Côme Souchier – qui nuance la démarcation tranchée entre la temporalité des sociétés capitaliste et précapitaliste en répertoriant, dès le XVIIe siècle, des rythmes de travail formalisés ordinairement associés par l’historiographie à la modernité industrielle – et de Gaële Henri-Panabière, dont le texte porte sur le développement de l’enfant. Exprimée en termes de classes sociales, son analyse de la survalorisation par le système scolaire français d’un rapport particulier au temps enrichit la critique bourdieusienne de la reproduction. On apprécie également l’originalité des contributions approfondies de Didier Demazière et de Bastien Massé. Le premier met en lumière la difficulté du chômeur à concilier le rythme des conditions réelles d’accès à l’emploi et celui des ritualisations prescrites par les institutions, alors que le second insiste sur le rôle déterminant de l’investissement dans la « synchronisation conflictuelle de différents horizons temporels portés par différents groupes sociaux » (p. 87). Cette compréhension dite « holiste » du processus d’allocation des ressources fait par ailleurs écho aux théories interventionnistes à partir desquelles raisonnent plusieurs contributeurs de l’ouvrage.
3Dans la deuxième section, une attention particulière est portée aux débats sur le rôle et l’importance du temps dans l’analyse des systèmes économiques. La diversité des points de vue rassemblés offre au lecteur un cadre de référence qui se veut résolument pluraliste. Prenons pour exemple le texte de Jean-Luc Gaffard, sur l’instabilité intrinsèque des marchés financiers, qui est imprégné de la pensée de l’économiste roumain Nicholas Georgescu-Roegen. L’auteur fait notamment valoir la nécessité d’une coordination intemporelle de l’organisation industrielle au moyen de politiques économiques harmonisant les décisions des acteurs engagés dans des projets d’investissements de long terme, et validant leurs anticipations. Dans leur exposé sur les cycles endogènes de croissance, Audrey Glass et Arnaud Niedbalec remettent quant à eux à l’ordre du jour la conception particulière de l’innovation qu’ont développée, au tournant du XXe siècle, Joseph Schumpeter et ses prédécesseurs. La démarche historique empruntée relate par le fait même le désintéressement progressif des économistes pour les principes explicatifs d’ordre cyclique, aujourd’hui déclassés par des paradigmes néoclassiques se préoccupant davantage de l’équilibre que des fluctuations. Dans le même ordre d’idées, les contributions de Julien Hallak et de Nathalie Lazaric renouent respectivement avec les courants institutionnaliste et évolutionniste, en montrant le rôle prépondérant assigné au temps par ces approches hétérodoxes de l’économie. Il est notamment question du fait que les décisions économiques surviennent dans un univers « imparfaitement connu et difficilement prévisible » et qu’elles relèvent donc nécessairement « d’une appréciation subjective, influencée par l’environnement » (p. 128). Ainsi, plutôt que d’être uniquement dicté par la maximisation des profits, le comportement des acteurs se révèle en définitive médié par des schèmes d’apprentissages collectifs. Une telle remarque ne s’applique pas uniquement aux individus, mais vaut également pour les organisations, considérant que les stratégies de production mises en œuvre ne sont jamais le reflet intégral des signaux du marché.
4Cette portion maîtresse de l’ouvrage se clôt par une intervention de François Hartog sur la notion de « régime d’historicité », qui occupe une place centrale dans l’œuvre de cet historien émérite. De son point de vue, la révolution de l’information en cours depuis une quinzaine d’années est à l’origine d’un « renforcement technologique du présentisme » (p. 156). L’instantanéité du clic et l’accélération sociale sous-jacente à cette forme particulière d’interaction distinguent l’époque actuelle tant de l’ancien régime, qui s’aligne principalement sur le passé, que du régime moderne, quant à lui fondé sur l’idée d’un progrès linéaire. Hartog précise toutefois que ce changement de paradigme n’est jamais définitif, et que des « écarts de temporalités » subsistent, donnant parfois lieu à des conflits spatio-temporels, telle la crise des Gilets jaunes en France.
5Enfin, la troisième et dernière partie établit un rapprochement entre la théorie et la réalité empirique. Certains des auteurs réunis se consacrent effectivement à des cas concrets de gouvernance du temps alors que d’autres discutent plus abstraitement des tensions entre la prévisibilité et l’incertitude qu’entend concilier la science économique. C’est le cas notamment du texte coécrit par Éloïse Passaga et Mathilde Salin, et de l’entretien de Nadia Maïzi et Jean-François Ouvrard. Ces deux articles sont utiles en ce qu’ils établissent des distinctions temporelles pragmatiques entre, d’une part, les concepts apparentés de risque et d’incertitude et, d’autre part, les fonctions de prévision et de prospective exercées par des praticiens de l’économie. Ces propositions complémentaires offrent une vue d’ensemble sur les apports et limites des différentes méthodes d’anticipation des faits économiques, et retracent la genèse des débats théoriques ayant mené à l’institutionnalisation de ces champs d’application particuliers. Sont notamment mises en exergue les lignes de fracture opposant les courants keynésiens, qui tiennent compte de l’irréversibilité du temps et de l’incertitude radicale face à l’avenir, aux néoclassiques, qui raisonnent davantage en termes d’utilité et pour qui l’avenir apparait comme étant connu et probabiliste.
6Insistant sur la nature qu’il juge davantage « fictionnelle » que « rationnelle » des anticipations économiques, l’article de Jens Beckert se révèle quant à lui essentiel pour saisir le caractère déterminant de la « production de récits crédibles sur les évolutions futures » (p. 196). Prenant appui sur le champ littéraire, l’auteur avance de façon convaincante que la dynamique capitaliste est alimentée depuis son origine par des discours suffisamment plausibles pour constituer une trame narrative suscitant à son tour la confiance des investisseurs. Une fois maîtrisées et appropriées, ces « anticipations fictionnelles » sont évidemment susceptibles de servir des intérêts économiques particuliers, comme en témoigne la tendance des institutions et des bailleurs de fonds à soutenir aveuglément le développement de l’intelligence artificielle, sur la base des scénarios purement prospectifs avancés par les promoteurs de ce secteur émergeant.
7Parmi les deux cas de figure également recensés dans cette section, on retient principalement le texte de Maria Voichita Grecu sur le déclin du secteur minier roumain. La démarche compréhensive empruntée par l’auteure permet de ressaisir sur le temps long l’évolution de la condition matérielle et symbolique de travailleurs dont la trajectoire se révèle dictée par le cycle de vie particulier de l’industrie. Dans son enquête sur les freins à la généralisation de l’assurance agricole au Burkina Faso, Tristan Le Cotty conclut quant à lui que les systèmes traditionnels de mutualisation du risque représentent un désincitatif à l’investissement pour les agriculteurs ruraux. Les solutions proposées reposent sur l’efficacité présumée de l’instauration de principes de marché, et apparaissent en revanche peu convaincantes.
8Dans l’ensemble, il s’agit d’un excellent dossier introductif à l’économie, qui permet de saisir le rapport plus spécifique de cette discipline aux continuités et aux ruptures historiques dont sont faits le passé, le présent et l’avenir. La convergence des thèses énoncées nous permet de conclure, à l’instar des auteurs, que le concept de temps fait l’objet d’un relatif impensé au sein de la science économique, et ce malgré l’intérêt porté à l’évolution des conjonctures. Cette opportunité de renforcement théorique rend d’autant plus pertinente la lecture de cet ouvrage dont la richesse réside précisément dans le caractère interdisciplinaire des travaux rassemblés. Force est également de reconnaître l’honnête intellectuelle qui préside à l’ensemble de l’œuvre, y compris dans sa dimension critique. Le soulèvement des nombreuses limites que présentent les modélisations temporelles dérivées de la théorie du choix rationnel, telles qu’on les retrouve originellement dans l’œuvre de Gary Becker, s’accompagne effectivement de démonstrations rigoureuses des principes sur lesquels reposent ces « outil[s] de compréhension des comportements individuels » (p. 50). La seule ombre au tableau concerne la temporalité spécifique au capitalisme à laquelle réfèrent le sous-titre et la quatrième de couverture de la publication, qui n’est pas, en rétrospective, suffisamment discutée par les auteurs. Mis à part quelques remarques éparpillées, l’ouvrage comporte essentiellement des analyses économiques appliquées et réfère trop peu à la notion fondamentale de « régime » d’accumulation qui caractérise le capitalisme. Un survol des débats contemporains entourant le concept marxien de temps de travail socialement nécessaire aurait sans doute permis de combler partiellement cette lacune.
Pour citer cet article
Référence électronique
Samuel Bédard, « Louis Daumas, Audrey Glass, Théo Régniez (dir.), « Temps et économie. Capitalisme, changements et incertitudes », Regards croisés sur l'économie, n° 29, 2022 », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 09 septembre 2022, consulté le 03 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/57830 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.57830
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