Peo Hansen et Stefan Jonsson, Eurafrique. Aux origines coloniales de l’Union européenne
Full text
1« Si nous voulons nous reconstruire, il nous faut de toute urgence un “espace vital” – si vous me permettez l’expression – d’une échelle plus grande que celle des vieilles nations soi-disant autonomes », écrivait en 1947 Hendrik Brugmans, le dirigeant néerlandais de l’Union des fédéralistes européens (p. 163). À travers cette citation, surprenante sous la plume d’un ancien résistant à l’occupation nazie, Peo Hansen et Stefan Jonsson mettent en évidence ce qu’ils nomment les « origines coloniales » de la construction européenne, ainsi que le concept à leur sens central d’« Eurafrique », analysé tout au long de leur ouvrage.
- 1 Clemens Wurm (dir.), Western Europe and Germany. The Beginning of European Integration, 1945-1960, (...)
- 2 Walter A. Lipgens, A History of European Integration, vol. 1 : 1945-1947, Oxford, Clarendon Press, (...)
- 3 Andrew Moravcsik, The Choice for Europe, Londres, Routledge, 1998.
2Pour les deux auteurs, la dimension géopolitique et impériale du projet européen a en effet été largement sous-évaluée, voire niée, par des historiens comme Clemens Wurm1, Waltzer Lipgens2 ou Andrew Moravcsik3, lesquels dissocieraient en grande partie les questions coloniales du rapprochement des puissances européennes opéré après 1945. Hansen et Jonsson, souhaitant se départir de cette forme d’européocentrisme, affirment au contraire que, loin d’avoir constitué un frein ou d’être un aspect secondaire des négociations entre États, les empires coloniaux ont été un enjeu majeur de l’intégration européenne. Pour les auteurs cette intégration constitue d’ailleurs à maints égards un projet impérialiste visant à rationaliser et perpétuer la domination des métropoles européennes en Afrique. L’objectif de l’ouvrage est donc de démontrer que, sous des formes variées, l’association des territoires africains à un projet géopolitique plus vaste, recoupé sous le syntagme d’Eurafrique, n’a cessé d’être au cœur des préoccupations des « pères fondateurs » de la communauté européenne, comme Richard Coudenhove-Kalergi, Paul-Henri Spaak, Konrad Adenauer, Pierre-Henri Teitgen ou encore Maurice Schumann. Omniprésent dans les débats sur l’Europe entre les années 1920 et 1950, ce n’est finalement qu’après 1960 et l’accession à l’indépendance de la plupart des colonies africaines que le terme d’Eurafrique, devenu obsolète, est progressivement tombé dans l’oubli, aidé en cela par une historiographie européenne officielle centrée sur le vieux continent.
3Fondé sur un corpus de sources variées (brochures eurafricaines, articles scientifiques, rapports diplomatiques, correspondances de responsables européens, etc.) l’ouvrage s’organise chronologiquement autour de trois chapitres. Dans un premier temps, les auteurs retracent les origines de l’Eurafrique dans les débats de l’entre-deux-guerres sur la « crise de l’Europe » (p. 55). Ils montrent que, pour de nombreux scientifiques et intellectuels européens, l’Afrique ne saurait réaliser ses pleines potentialités que par l’union de tous les pays colonisateurs et par la mise en commun des possessions d’outre-mer. Le deuxième chapitre analyse la façon dont ces discours sont réactivés au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et progressivement mis en œuvre jusqu’à l’échec du projet de Communauté européenne de défense en 1954 (p. 119). Face au constat de leur déclin, les États d’Europe de l’ouest voient dans l’Eurafrique à la fois un moyen de conjurer le spectre des aspirations nationales des peuples colonisés et d’enrayer leur perte d’influence à l’échelle mondiale, dans un contexte de guerre froide. La crainte de voir l’Europe marginalisée par rapport aux deux grandes puissances que sont l’URSS et les États-Unis participe ainsi à relancer le projet d’Eurafrique sur des bases moins utopiques que ne l’étaient les projets de l’entre-deux-guerres (comme celui de l’architecte allemand Hermann Sörgel qui entendait construire un barrage sur le détroit de Gibraltar, par exemple). Le dernier temps de l’ouvrage, à la fois le plus développé et le plus novateur dans son contenu (les auteurs y exploitent en profondeur les Historical Archives of the European Union et en particulier les fonds portant sur la négociation du traité de Rome), s’ouvre sur la conférence de Messine de 1955 qui relance l’intégration européenne et conduit, deux ans plus tard, à la signature du traité de Rome et à la réalisation du régime d’association eurafricain. Tout au long de l’ouvrage la France, en tant que principale puissance coloniale en Afrique et pays moteur dans construction européenne, occupe une place centrale, donnant ainsi au concept d’Eurafrique une tonalité très française. La conclusion générale interroge quant à elle le devenir de ce régime dans les décennies suivantes et emprunte au théoricien américain Frederic Jameson le concept de « médiateur évanescent » (p. 328) pour caractériser l’Eurafrique comme un catalyseur historique permettant de passer en douceur d’une période historique à une autre et d’un paradigme de pensée au suivant. Ce cadre théorique stimulant aurait toutefois gagné à être présenté dès l’introduction pour que sa pertinence soit discutée au fur et à mesure de la démonstration.
- 4 Kent John, The Internationalization of Colonialism: Britain, France, and Black Africa 1939-1956, Ox (...)
4Si la première thèse développée par Hansen et Jonsson sur « l’horreur noire » (p. 60) qui aurait galvanisé la solidarité européenne dans l’entre-deux-guerres apparaît moins convaincante, l’argumentation conduite dans les chapitres suivants s’avère particulièrement rigoureuse. Les auteurs étayent ainsi, à travers l’étude du rapprochement franco-britannique puis de la réconciliation franco-allemande, la notion « d’internationalisation de l’impérialisme »4 développée par l’historien John Kent. Toutefois, alors que les diverses organisations participant de cet impérialisme renouvelé sont largement abordées dans l’ouvrage (Organisation européenne de coopération économique, Union des fédéralistes européens, Organisation du traité de l’Atlantique nord, Communauté politique européenne, etc.) la Commission pour la coopération technique au sud du Sahara (CCTA), pourtant centrale dans l’œuvre de John Kent, n’est pas mentionnée. Cette entité joue en effet un rôle important dans la perpétuation de la mainmise européenne en écartant les différentes agences des Nations Unies comme l’Unesco ou le Bureau international du travail (BIT) de la coopération technique internationale en Afrique. Les éléments les plus intéressants de l’ouvrage interviennent dans le troisième chapitre et concernent les négociations du traité de Rome sur l’association de l’Algérie, alors en pleine guerre d’indépendance, à la future Communauté économique européenne (CEE). Pour les responsables français comme Guy Mollet, les territoires d’outre-mer et en particulier l’Algérie doivent être intégrés au futur marché commun en échange de la garantie d’investissements européens, notamment allemands. C’est dans ce même chapitre que les auteurs réévaluent le rôle de la crise de Suez de 1956 sur l’accélération de la construction européenne. Ils mettent ainsi en lumière la crainte des gouvernements européens, au-delà de la France et de l’Angleterre, de voir le panarabisme nassérien compromettre le maintien de leurs intérêts en Afrique, conduisant ainsi les États européens à intensifier les négociations sur un possible rapprochement.
5Fruit de l’exploitation de nombreuses archives et d’un patient travail de compilation cet ouvrage fait émerger la centralité de la question coloniale dans l’histoire de la construction européenne. Dans un style clair, les auteurs développent une argumentation limpide et rendent toute son importance au concept d’Eurafrique. Le livre de Peo Hansen et Stefan Jonsson apparaît en somme comme un ouvrage essentiel pour qui s’intéresse à l’histoire de la construction européenne et à la période coloniale tardive, deux thématiques rarement abordées conjointement mais pourtant irrémédiablement liées.
Notes
1 Clemens Wurm (dir.), Western Europe and Germany. The Beginning of European Integration, 1945-1960, Oxford, Berg, 1995.
2 Walter A. Lipgens, A History of European Integration, vol. 1 : 1945-1947, Oxford, Clarendon Press, 1982.
3 Andrew Moravcsik, The Choice for Europe, Londres, Routledge, 1998.
4 Kent John, The Internationalization of Colonialism: Britain, France, and Black Africa 1939-1956, Oxford, Clarendon, 1992.
Top of pageReferences
Electronic reference
Paul Mayens, « Peo Hansen et Stefan Jonsson, Eurafrique. Aux origines coloniales de l’Union européenne », Lectures [Online], Reviews, Online since 08 September 2022, connection on 06 October 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/57803 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.57803
Top of pageCopyright
The text and other elements (illustrations, imported files) are “All rights reserved”, unless otherwise stated.
Top of page