Malo Morvan, Classer nos manières de parler, classer les gens
Texte intégral
- 1 Selon le terme employé par Emmanuel Macron lors d’un discours à l’Institut de France, le 20 mars 20 (...)
- 2 Terme employé par – entre autres – l’association Défense de la langue française, fondée en 1958 par (...)
- 3 Selon l’expression employée par Hélène Carrère d’Encausse et Marc Lambron dans leur « Lettre ouvert (...)
- 4 Loison Marie, Perrier Gwenaëlle et Noûs Camille, « Introduction. Le langage inclusif est politique (...)
- 5 Morvan Malo, Définir la « langue bretonne » : discours concurrentiels d’origination et d’identifica (...)
1« Archipel »1 à partager, « trésor »2 à sauvegarder, patrimoine mutilé par les « propagateurs de l’écriture inclusive »3 ou reflet d’un ordre patriarcal à déconstruire4 : la langue française fait l’objet de débats dont la virulence est à la hauteur des enjeux politiques qu’ils soulèvent. C’est précisément cette intrication du linguistique et du politique qui forme le cœur de cet ouvrage, dans lequel Malo Morvan tâche d’approfondir et de généraliser les réflexions qu’il avait développées en 2017 à propos du breton5. La démarche adoptée, dite de « sociolinguistique critique » (p. 14), se situe au carrefour des sciences du langage, de la sociologie et de la philosophie : elle consiste à étudier, d’une part, « la façon dont nous élaborons des catégories pour ranger nos manières de parler » (p. 17) et, d’autre part, les conséquences et les ressorts sociaux de ces classements. Qu’est-ce qui justifie, par exemple, de distinguer une « langue » d’un « patois » ? Dans quelle mesure ces catégories viennent-elles clarifier ou, au contraire, obscurcir les phénomènes qu’elles ont vocation à décrire ? Quels sont les effets du travail normatif effectué par des institutions telles que l’Académie française ? Dans quelle mesure les linguistes y participent-ils ? Et finalement, comment décrire nos manières de parler effectives si les outils conceptuels en vigueur sont inadéquats – tant au plan analytique qu’au plan de leurs conséquences politiques ? Malo Morvan déplie ces interrogations dans un cheminement en trois parties, subdivisées chacune en deux ou trois chapitres.
- 6 La notion de « locutorat » est définie par l’auteur dans une note : « “Le locutorat de X” désigne d (...)
- 7 Voir par exemple la rubrique « Dire, ne pas dire » de l’Académie française : https://www.academie-f (...)
- 8 Pour approfondir cette question du statut du langage dans les situations, se référer par exemple à (...)
2La première partie consiste en un inventaire des difficultés que posent les tentatives de définition d’une langue, notamment lorsqu’elles se font en référence à un groupe social qui « pratiquerait en commun une certaine manière de parler » (p. 26) ou à une « intercompréhension » (p. 28). En effet, et à l’aide de nombreux exemples tout à fait éclairants et didactiques, l’auteur montre qu’une même langue peut être pratiquée par diverses populations, qu’une même population peut pratiquer plusieurs langues et, au demeurant, qu’il est possible de se comprendre sans parler la « même langue » ou de ne pas se comprendre en parlant, a priori, « la même » (ce dont nous pouvons faire l’expérience au quotidien à travers des quiproquos, des querelles de prononciations, etc.). Contre ce présupposé dit d’homogénéité, l’accent est donc mis sur une complexité des pratiques et sur une porosité des frontières (tant linguistiques et sémantiques que sociales et géographiques) dont la notion générique de « langue » ne permet pas de rendre compte : « elle nous donne l’impression d’une homogénéité dans les manières de parler, et par conséquent [elle] masque leur hétérogénéité » (p. 35). En revanche, si « les locutorats6 parviennent à se comprendre mutuellement malgré cette hétérogénéité » (p. 49), c’est notamment parce que des institutions diverses travaillent à la « convergence des usages » (p. 54) en statuant sur ce qui se dit ou non7 et en diffusant, continuellement, les normes de la « bonne » langue (via les dictionnaires, le système scolaire, les manuels, etc.). À revers d’un second présupposé dit de « l’immanence du linguistique » (p. 57), selon lequel la langue évoluerait pour ainsi dire d’elle-même, Malo Morvan montre donc que les pratiques linguistiques sont inséparables de « leurs conditions sociales de production » (p. 96). Un des points forts de l’argumentation tient ici au fait que l’auteur ne réduit par lesdites conditions sociales aux seules institutions légitimes (l’État, l’école, l’Académie française, etc.) : en mobilisant et en faisant dialoguer des auteurs tels qu’Erving Goffman, John Gumperz ou encore Dell Hymes, il parvient à mettre l’accent sur l’ajustement des manières de parler dans « une pluralité de contextes normatifs » (p. 80) – c’est-à-dire sur le parler en tant qu’action située8.
- 9 « L’argument semble récurrent : malgré l’intérêt de telle ou telle notion, celle-ci continue à véhi (...)
3La seconde partie du livre, plus technique mais tout aussi limpide, propose un panorama des notions développées dans les recherches sociolinguistiques. L’introduction par les spécialistes de sous-catégories ou de catégories alternatives à celle de langue (« patois », « dialectes », « langues régionales », « langues minoritaires », « créoles », etc.) permet bel et bien de complexifier la description des pratiques linguistiques et d’en restituer certaines dynamiques. Cependant, pour Malo Morvan, ces nouvelles classifications « ne font [la plupart du temps] que reconduire les présupposés véhiculés par la notion de “langue”, et se contentent d’en déplacer ou rétrécir l’échelle d’application » (p. 101). Ainsi, circonscrire un « dialecte » engage souvent à en présupposer l’homogénéité, alors que ledit dialecte est aussi ouvert et mouvant que « la langue » ; de la même manière, « placer la relation de pouvoir dans les langues (en parlant de “langues dominantes” et de “langues minorées”, par exemple » revient à présupposer l’immanence du linguistique évoqué plus haut (p. 121). De sorte que, bien qu’il reconnaisse les intérêts des recherches qu’il examine successivement – depuis celles de Pierre Bourdieu à propos du « parler populaire » au « code-switching » de John Gumperz en passant par l’approche variationniste de William Labov –, l’auteur en revient toujours au même constat, avec une redondance parfois problématique (quoiqu’assumée9) : celui d’une impossibilité à décrire, de manière scientifiquement adéquate, nos manières de parler.
4La troisième partie de l’ouvrage se propose alors de pallier cette « aporie de la classification » (p. 193) en examinant non plus les catégories en tant que telles, mais la catégorisation comme processus. Un processus qui, loin de ne concerner que les spécialistes du langage ou les institutions consacrées, est en fait constitutif de notre quotidien : nous n’avons de cesse d’ordonner le monde qui nous entoure sous des « classes […] pratiques » (p. 198) qui nous permettent de nous orienter et d’agir. Par conséquent, d’un point de vue pragmatique, le caractère approximatif des catégories n’est pas nécessairement problématique. On regrette cependant que l’auteur ouvre cette voie de travail davantage qu’il ne l’approfondit. En effet, l’analyse de la catégorisation comme processus ou comme activité pratique cède très vite le pas à des considérations sociologiques relativement attendues : rôle du langage dans le « besoin de s’affirmer » (p. 200) ou dans la thématisation d’une « relation de domination » (p. 205) ; « usage injonctif des catégories » (p. 210) et autres logiques de « différenciation sociale, qui [peuvent] avoir pour corollaire le rejet de l’autre » (p. 241). Cette vue d’ensemble, qui ne permet donc pas de résoudre l’aporie signalée plus tôt par l’auteur, est cependant instructive pour qui découvrirait les approches critiques, puisqu’elle aide à cerner « la prise de position politique qui infuse dans [la] démarche d’analyse » (p. 14) de Malo Morvan.
5En dépit des quelques réserves qu’un sociologue pourrait lui adresser, cet ouvrage brille par sa clarté, par sa capacité de synthèse et par l’effort constant que l’auteur déploie pour exemplifier son propos. Malo Morvan nous livre un texte fluide et agréable qui répond parfaitement à l’ambition d’une collection visant « une vulgarisation de qualité » (p. 265) : aussi érudit qu’accessible, il constituera un appui précieux aux étudiants des premiers cycles universitaires comme aux chercheurs accomplis qui souhaiteraient rouvrir l’inépuisable chantier de « la langue » et de ses implications sociopolitiques.
Notes
1 Selon le terme employé par Emmanuel Macron lors d’un discours à l’Institut de France, le 20 mars 2018. Voir : https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2018/03/20/discours-demmanuel-macron-a-linstitut-de-france-sur-lambition-pour-la-langue-francaise-et-le-plurilinguisme.
2 Terme employé par – entre autres – l’association Défense de la langue française, fondée en 1958 par Jean Dutourd. Voir : http://www.langue-francaise.org/Origine.php.
3 Selon l’expression employée par Hélène Carrère d’Encausse et Marc Lambron dans leur « Lettre ouverte sur l’écriture inclusive » du 7 mai 2021, publiée sur le site de l’Académie française. Voir : https://www.academie-francaise.fr/actualites/lettre-ouverte-sur-lecriture-inclusive.
4 Loison Marie, Perrier Gwenaëlle et Noûs Camille, « Introduction. Le langage inclusif est politique : une spécificité française ? », Cahiers du Genre, vol. 69, n° 2, 2020, p. 5-29.
5 Morvan Malo, Définir la « langue bretonne » : discours concurrentiels d’origination et d’identification dans les paratextes des dictionnaires bretons, thèse de doctorat en sciences du langage, sous la direction de Cécile Canut, Sorbonne Paris Cité, 2017.
6 La notion de « locutorat » est définie par l’auteur dans une note : « “Le locutorat de X” désigne donc “la ou les personnes qui parlent de la manière nommée X” » (p. 20).
7 Voir par exemple la rubrique « Dire, ne pas dire » de l’Académie française : https://www.academie-francaise.fr/actualites/dire-ne-pas-dire-janvier-2022.
8 Pour approfondir cette question du statut du langage dans les situations, se référer par exemple à De Fornel Michel, « Indexicalité, dépendance contextuelle et situations », In De Fornel Michel & Quéré Louis (dir.), La logique des situations. Nouveaux regards sur l’écologie des activités sociales, Paris, EHESS, 1999, p. 119-128.
9 « L’argument semble récurrent : malgré l’intérêt de telle ou telle notion, celle-ci continue à véhiculer divers présupposés inhérents à la notion de langue, et si chaque notion prise à part met en lumière un aspect de la complexité langagière, aucune ne semble réellement exhaustive dans sa capacité à embrasser l’ensemble des processus sociaux à l’œuvre dans les échanges langagiers » (p. 193).
Haut de pagePour citer cet article
Référence électronique
Benjamin Tremblay, « Malo Morvan, Classer nos manières de parler, classer les gens », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 08 septembre 2022, consulté le 06 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/57799 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.57799
Haut de pageDroits d’auteur
Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Haut de page