Claude Calame, Alain Caillé, Philippe Corcuff, Erwan Dianteill, Identités de l'individu contemporain
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- 1 Pour reprendre l'expression que Claude Calame emploie en introduction pour désigner l'expansion de (...)
1« L'individualisme, voilà l'ennemi ». C'est sans doute ce que Gambetta s'exclamerait en ce début de XXIème siècle où « règne la marchandisation et le profit » 1, s'il était à la tribune de l'assemblée. L'individualisme, telle semble en effet être la matrice de tous les maux de nos sociétés contemporaines, à écouter les voix qui s'élèvent des rangs progressistes comme de ceux des conservateurs. Et pourtant, face à un tel consensus « contre-nature », on peut légitimement se demander s'il n'y aurait pas là un profond malentendu quant à la nature même de ce bouc-émissaire un peu trop commode. C'est en tous cas ce que nous invitent à penser les différents contributeurs de cet ouvrage, né d'un séminaire organisé en février 2007 à l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales. L'intérêt est d'y croiser les regards de sociologues, anthropologues et philosophes quant à cet objet aux contours tellement flous qu'on peut y projeter tous les maux que l'on souhaite : l'individu contemporain. Ce n'est pas de trop pour examiner ses multiples facettes, comme le suggère le pluriel à « identités », et les non moins diverses métamorphoses qu'il doit traverser. Qu'on se rassure cependant d'emblée, ainsi que le confirme l'anthropologue Claude Calame dans son introduction, la « déconversion » des sociétés contemporaines n'a pas totalement dissous celui-ci dans l'utilitarisme marchand, les « eaux glacées du calcul égoïste » comme disait Marx.
2La crise n'en est pas moins avancée, diagnostique Claude Calame dans sa contribution. Celui-ci part ainsi d'un examen attentif de la Déclaration universelle des droits de l'homme de 1948. Elle propose en effet une conception « marquée » de l'individu, qui se caractérise par une constellation de droits singuliers, quoiqu'universellement partagés. Cette représentation a cependant progressivement glissé sous l'effet du néolibéralisme, selon l'auteur, vers celle d'une « personne privée » caractérisée par sa supposée autonomie, sa réflexivité et son intériorité affective. Une évolution également indissociable de l'évolution de la notion européocentrée de « sujet ». Il s'agirait donc face à celle-ci de restaurer une individualité fondée sur la responsabilité sociale et culturelle du sujet et la reconnaissance de la dette que tous nous contractons à l'égard des autres dans la construction de notre « identité ».
3Michel Wieviorka s'intéresse pour sa part au « retour du Sujet » auquel on assisterait depuis plus d'une vingtaine d'années. Cette mise en avant de la subjectivité des agents va de pair avec le déclin des analyses structuralistes, explique-t-il, mais il s'agit aussi de distinguer les deux faces de ce Sujet triomphant, l'une « défensive », l'autre « constructive ». Cela renvoie à deux conceptions concurrentes de la subjectivité : est-elle une construction sociale ou un attribut quasi-anthropologique en amont du social ? Difficile de répondre, car cela nous renvoie à un « cercle vicieux » bien décrit par Vincent Descombes, du même ordre que celui de l'oeuf et la poule. Reste que la question n'est pas anodine, ne serait-ce que pour rendre compte de certains comportements violents.
4La réflexion de Pascal Michon, philosophe et historien, porte pour sa part sur les rapports entre individuation et pouvoir « à l'ère du capitalisme mondialisé ». Rien de moins. Après avoir décrit le monde « ouvert » et « fluide » qui aurait succédé depuis une dizaine d'années à une société relativement stable, il explique comment le pouvoir y a changé de nature, rompant avec le paradigme traditionnel initié par Max Weber et qui mettait l'accent sur la légitimation et le contrôle social, pour devenir un « médium rythmique ». S'insipirant des analyses de Margaret Archer, peu diffusées en France, il avance en effet que le pouvoir réside désormais principalement dans l'organisation des rythmes de l'individuation, qui se joue elle-même sur trois dimensions : la « corporéité », la « discursivité », et la « socialité », soit respectivement les techniques qui organisent le fluement des corps, du langage et l'intensité des interactions entre les individus qui les portent. Directeur de la revue du MAUSS, le Mouvement Anti-Utilitariste dans les Sciences Sociales, Alain Caillé vient pour sa part clarifier quelques confusions quant à la notion d'individualisme. Pas moins de trois sens de cette dernière peuvent ainsi être distinguées, qui renvoient à autant de couples de concepts antagoniques. On peut ainsi entendre l'individualisme par opposition au holisme méthodologique, ce qui renvoie alors à la sociologie d'un Raymond Boudon ou d'un James Coleman; par opposition avec une normativité anti-individualiste, qui se retrouve dans les analyses d'auteurs aussi différents que Gilles Lipovetsky, Alain Ehrenberg ou même Robert Castel, qui montrent chacun à leur manière les dérives d'un individualisme non plus d'émancipation mais de déliaison. Enfin, au sein même de la valorisation de l'individualisme, il faut encore distinguer un individualisme « naturaliste universaliste », qui pose l'individu comme préalable à la vie en société, à un individualisme constructiviste, qui insiste sur la socialisation, ce que l'on peut illustrer par l'opposition entre les écrits de Boudon et ceux de Durkheim. Alain Caillé remet ensuite en question la spécificité présumée de la figure individuelle aux sociétés « occidentales modernes » en relevant l'observation d'une telle conscience de soi en d'autres temps et sous d'autres latitudes. Une telle prénotion provient notamment, selon lui, de la confusion entre quatre dimensions souvent écrasées sous le vocable d'individu : l'individu strictement dit, dont l'action n'a de sens que par et pour lui, la personne, qui agit par des relations de dons et contre-dons avec d'autres concrets, le citoyen/croyant qui partage une communauté de destins avec d'autres majoritairement étrangers, et enfin l'homme,soit l'humain générique, qui se manifeste dans le don le plus universel mais aussi le plus abstrait. Or, l'individualisme contemporain tel qu'il est exacerbé par l'économicisme triomphant de l'idéologie néolibérale ne reconnaît que la première et la dernière de ces dimensions, et dénie les deux intermédiaires, ce qui aboutit à un « parcellitarisme » bloquant tout rapport positif entre marché, démocratie et individu.
5Erwan Diantelli, maître de conférences à l'EHESS et chercheur au Centre d'études interdisciplinaires des faits religieux, propose un détour par le travail de l'anthropologue Roger Bastide pour faire valoir une conception alternative de l'individu contre la représentation monadique dominante caractérisée par son indivisibilité et son autonomie : celle d'une personne « segmentée et participative », c'est-à-dire composée d'une pluralité d'éléments et qui serait indissociable de son environnement.
6Maître de conférences en sciences politiques à l'IEP de Lyon, Philippe Corcuff invite pour sa part à repérer les passages « transfrontaliers » entre sociologie et philosophie politique afin de sortir enfin de l'alternative entre holisme et individualisme méthodologiques et adopter un relationnalisme méthodologique qui ne part plus ni de la société, ni de l'individu, mais des relations interpersonnelles. Parmi les autres prénotions avec lesquelles Philippe Corcuff invite à rompre, soulignons la nécessaire contextualisation socio-historique de la figure individuelle contre la fiction néolibérale d'un individu autonome dès le départ. Enfin, à la suite de Proudhon, l'auteur propose d'en finir avec la perspective harmonieuse de la dialectique hégélienne selon laquelle toute opposition « thèse-antithèse » se résoudrait dans une « synthèse ». Il s'agit de repérer au contraire l' « équilibration des contraires » qui est le plus souvent à l'oeuvre dans le monde social, où les antagonismes, loin de s'effacer nécessairement, ne parviennent le plus souvent qu'à se stabiliser dans un équilibre plus ou moins précaire.
- 2 Sur la critique de la vulgate marxiste qui oublie l'individualisme sensuel développé par le père du (...)
7François Dubet prend lui à bras le corps le discours historiquement récurrent de dénonciation de l'individualisme et le fait que celui-ci se retrouve des deux côtés de l'échiquier politique. Cela vient d'une confusion sémantique, car, explique-t-il, « la droite combat l'individualisme moral, alors que la gauche combat l'individualisme utilitaire », qui réduit l'individu à sa seule dimension de force de travail et l'empêche ainsi de développer l'ensemble de ses facultés et d'être un « homme complet », auquel Marx appelait dans ses Manuscrits de 1844 2 . Face au projet cohérent de la droite conciliant libéralisme économique et ordre moral, la gauche se doit ainsi de rappeler la nécessaire construction sociale de l'individualité - ce qu'il appelle le « travail de l'individu »-, autrement dit, devrait « se demander comment armer les individus pour qu'ils soient des individus et pour que leur désir d'être des individus ne les détruise pas ». Vaste programme...
- 3 Armand Colin, 2006
- 4 Définie dans la « seconde modernité » comme la production continue de soi selon la perspective déve (...)
8Dans la lignée de son ouvrage sur Les Adonnaissants 3 François de Singly décrit cette étape particulière dans le processus d'individualisation 4 que représente l'adolescence. Illustrant son propos par ses propres enquêtes, mais aussi à l'aide du film Libero de Kim Rossi Stuart (2006), il montre comment les adolescents vivent en tension entre plusieurs identités : une identité « pour soi » en constitution, et une identité « pour autrui ». Ainsi effectuent-ils certaines actions en tant qu'eux-mêmes, mais aussi beaucoup d'autres en tant que « fille » ou « fils de » par exemple. Les jeunes participent ainsi au cours de leur adolescence à un « double jeu » qui consiste à faire valider leur distanciation progressive vis-à-vis des rapports de relation par ceux-là même qu'elles unissent à eux, parents en tête. Un « jeu » délicat consistant ainsi à devoir affirmer une certaine autonomie tout en maintenant des liens de dépendance nécessaires pour conserver une certaine consistance à soi.
9Inspecteur d'académie honoraire et membre comme Philippe Corcuff du conseil scientifique d'ATTAC, Albert Richez conclut cet ouvrage collectif sur l'individualisme en s'interrogeant sur le sens et la possibilité du militantisme dans le contexte de l'individualisme contemporain. Plutôt que de rejeter le bébé de l'individualisme avec l'eau du bain néolibéral, il s'agit peut-être de promouvoir la raison démocratique face à la raison économique. Autrement dit, face aux certitudes de l'utilitarisme faire valoir à la suite de Merleau-Ponty la conception du monde comme un « système ouvert et inachevé » que gouverne une « contingence fondamentale ». Cela rend son importance à la délibération collective, appelant à un rééquilibrage entre démocratie représentative, démocratie directe et démocratie participative au profit de ces deux dernières, et donc à la formation de tous les citoyens contre la prétendue expertise de politiciens professionnels.
- 5 Autre ouvrage collectif des sociologues Philippe Corcuff, Jacques Ion et François de Singly paru da (...)
- 6 Pour creuser cette notion, et bien d'autres, on ne saurait trop conseiller la lecture de l'ouvrage (...)
- 7 Les Métamorphoses de la question sociale, Fayard, 1995
- 8 Cf L'insécurité sociale. Qu'est-ce qu'être protégé ? du même Robert Castel au Seuil, « la Républiqu (...)
10Les plus puristes regretteront peut-être le caractère trop spéculatif ou finalement peu novateur des thèses développées. Reste qu'à la suite des Politiques de l'individualisme 5, ce nouvel ouvrage à plusieurs mains vient utilement réhabiliter et clarifier la notion d'individualisme trop souvent désigné à la vindicte populaire comme le bouc-émissaire 6 idéal. Or, c'est justement la base à partir de laquelle pourrait se refonder une vraie politique de gauche. Comme l'a ainsi magistralement montré Robert Castel 7, l'avènement de la société salariale avait apporté les protections nécessaires à la constitution d'un individu « positif ». Et, alors qu'aujourd'hui l'insécurité sociale 8 produit au contraire à tour de bras des individus « négatifs », « désaffiliés », il n'est pas superflu de chercher à récupérer l'individualisme à l'idéologie « néolibérale », en dissipant simplement le malentendu qui entoure ce concept.
Notes
1 Pour reprendre l'expression que Claude Calame emploie en introduction pour désigner l'expansion de l'idéologie dite « néolibérale »
2 Sur la critique de la vulgate marxiste qui oublie l'individualisme sensuel développé par le père du Capital, on peut se reporter par exemple à cet article de Philippe Corcuff, "Figures de l'individualité, de Marx aux sociologies contemporaines.", EspacesTemps.net, Textuel, 12 juillet 2005, disponible en ligne à l'adresse suivante : http://www.espacestemps.net/document1390.html
3 Armand Colin, 2006
4 Définie dans la « seconde modernité » comme la production continue de soi selon la perspective développée par Ulirch Beck et Elisabeth Beck-Gernsheim dans Individualization, Sage, 2002
5 Autre ouvrage collectif des sociologues Philippe Corcuff, Jacques Ion et François de Singly paru dans cette même collection « La Discorde » de Textuel en 2005
6 Pour creuser cette notion, et bien d'autres, on ne saurait trop conseiller la lecture de l'ouvrage de René Girard, Le bouc émissaire, Grasset, 1982
7 Les Métamorphoses de la question sociale, Fayard, 1995
8 Cf L'insécurité sociale. Qu'est-ce qu'être protégé ? du même Robert Castel au Seuil, « la République des idées », 2003
Haut de pagePour citer cet article
Référence électronique
Igor Martinache, « Claude Calame, Alain Caillé, Philippe Corcuff, Erwan Dianteill, Identités de l'individu contemporain », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 05 mai 2008, consulté le 11 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/575 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.575
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