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Camille Dupuy et François Sarfati, Gouverner par l’emploi. Une histoire de l’école 42

Tanguy Samzun
Gouverner par l'emploi
Camille Dupuy, François Sarfati, Gouverner par l'emploi. Une histoire de l'école 42, Paris, PUF, 2022, 240 p., ISBN : 978-2-13-083627-8.

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Texte intégral

1Après des décennies marquées par la crainte du chômage, il semblerait que la question du plein emploi soit passée au second plan. La dernière campagne électorale a en effet été marquée par l’absence de ce qui fut longtemps une préoccupation principale des Françaises et des Français. Est-ce le fait des politiques de soutien subventionné à l’emploi mises en place lors de la pandémie ou bien faut-il acter l’impuissance des politiques publiques à juguler le chômage, et voir progressivement cette responsabilité confiée aux acteurs privés du « marché du travail » ? C’est peut-être à partir de ce dernier constat que s’énoncent les hypothèses de recherche de cet ouvrage, dans lequel Camille Dupuy et François Sarfati étudient l’histoire de « l’école 42 ». Conçue en 2013 par Xavier Niel (fondateur du groupe de télécommunication Free) pour répondre aux besoins grandissants du secteur numérique dans les métiers du code, cette école – et le réseau des écoles 42 qui en a découlé – est gratuite et accessible sans condition de diplôme. Réservée au départ aux 18-30 ans et à certaines personnes de plus de 50 ans en reconversion professionnelle, elle a pour objectif de former une main-d’œuvre de techniciens du numérique, dans le but affiché de suppléer aux lacunes de l’État dans ce domaine. Aujourd’hui, l’école parisienne accueille près de 2 700 étudiants, plutôt jeunes, majoritairement non diplômés et issus de milieux populaires.

  • 1 Voir notamment : Clément Pierre et al., La nouvelle école capitaliste, Paris, La Découverte, 2011 ; (...)
  • 2 Foucault Michel, La Naissance de la biopolitique. Cours au Collège de France (1978-1979), Paris, Ga (...)

2Résultat d’une vingtaine de journées d’observation au cours de l’année 2018, à Paris comme dans deux écoles de province, ainsi que d’une trentaine d’entretiens auprès des étudiants et des personnels de direction, l’ouvrage rend compte avec précision des mécanismes de création de l’école, de son réseau et de son développement. Le regard ethnographique adopté par Camille Dupuy et François Sarfati est particulièrement instructif et s’accompagne d’une véritable empathie pour les acteurs observés, qui permet de bien cerner les rapports sociaux à l’œuvre au sein de l’école 42. À la méthode ethnographique s’ajoute par ailleurs un travail de cadrage statistique rigoureux, donnant accès aux données les plus récentes sur les liens entre formation et emploi. Le livre s’inscrit dans la littérature qui observe (et dénonce) un système de formation de plus en plus imprégné par la logique de l’employabilité, où l’État se révèle un acteur mis au service du développement d’une économie néolibérale1. Son ancrage théorique s’inspire des travaux de Michel Foucault sur la « gouvernementalité » néolibérale2.

  • 3 Voir Daub Adrian, La pensée selon la tech. Le paysage intellectuel de la Silicon Valley, Caen, C&F (...)

3Après avoir dressé le constat statistiquement étayé d’une relative pénurie de main-d’œuvre dans le secteur numérique, les auteurs s’intéressent aux modalités de création de l’école 42. L’idée première en est venue à Xavier Niel parce qu’il estimait le système éducatif public incapable d’innover et de « former les talents dont le pays a besoin » (p. 33). Le premier chapitre décrit la façon dont cet entrepreneur s’est appuyé sur ses réseaux personnels au sein de l’appareil d’État pour élaborer le projet « École 42 », tout en ne cessant de dénoncer le fonctionnement de cet appareil. Le caractère philanthropique de l’entreprise se traduit dans le chapitre 2 par la volonté de rendre l’école 42 gratuite et accessible aux élèves en situation de « décrochage scolaire », afin de pallier l’insuffisance des politiques publiques d’insertion des ces jeunes « décrocheurs ». Plusieurs des fondateurs de l’école adossent cet objectif idéologique à une visée plus prospective : ils entendent tirer parti des capacités intellectuelles singulières qu’ils prêtent aux élèves décrocheurs, dont la pensée serait différente, voire plus originale que celle, plus conventionnelle, des élèves les plus diplômés issus de l’enseignement académique. Ces élèves décrocheurs seraient selon eux détenteurs de qualités propices à l’innovation dans le domaine du code et du développement de programmes informatiques3. La quête du Graal de l’innovation, singulièrement ressassée par les acteurs du numérique, est également au cœur de la politique de féminisation du recrutement de l’école 42, étudiée dans le chapitre 3. Ses fondateurs soutiennent l’idée que les femmes apporteraient des compétences administratives et relationnelles essentielles aux métiers du code. Les auteurs montrent pourtant que, si ce discours permet de promouvoir une perspective égalitariste dans un secteur encore très androcentré, il s’appuie sur une vision essentialisante de compétences dites féminines (écoute, attention, douceur, ou encore rigueur). Dans les faits, les femmes seraient encore très minoritaires (de l’ordre de 10 % de l’effectif étudiant) et cantonnées plus que les hommes aux tâches administratives, au détriment des tâches techniques.

  • 4 Frobert Ludovic, Les Canuts ou la démocratie turbulente : Lyon 1831-1834, Paris, Éditions Tallandie (...)
  • 5 Il s’agit d’une remarque effectuée par Sylvie Monchatre à propos de certaines femmes, d’origine ouv (...)
  • 6 Éloi Laurent, L’impasse collaborative, Paris, Les liens qui libèrent, 2018.
  • 7 Ibid., chap. 6.

4Selon nous, en adoptant une perspective historique comparative sur les politiques patronales dans le secteur de la formation, l’ouvrage aurait permis de cerner mieux encore ce qui se présente comme un projet patronal singulier. En recourant à ce réservoir d’étudiant·es en retrait par rapport aux normes scolaires, mais attiré·es par une même « culture geek », l’école 42 bénéficie d’emblée d’une population non seulement disponible mais disposée à répondre aux objectifs patronaux qu’incarnent ses fondateurs. Ce n’était pas le cas du patronat du début de l’ère de l’industrialisation, qui luttait justement contre des ouvriers et des ouvrières cherchant à s’auto-organiser sur un mode mutuelliste4. En participant à la construction d’une école certes républicaine mais conforme à un ordre productif inspiré par des normes militaires, religieuses et bureaucratiques, le patronat industriel de l’époque entendait contrecarrer les perspectives d’émancipation autonome des futurs travailleurs. En revanche, avec les écoles 42, le patronat du numérique met en place une pédagogie et des méthodes de gestion d’esprit libertarien afin justement d’exploiter l’autonomie de ses futurs informaticiens à des fins strictement économiques, Dans le cadre de la « fabrique des travailleurs » (titre du chapitre 5), l’ordre scolaire républicain fait l’objet d’un rejet complet de la part des concepteurs de l’école 42 parce qu’il serait non seulement incapable de produire des esprits innovants mais, plus grave encore, parce qu’il condamnerait à la paupérisation sociale ses éléments les plus marginalisés. Ces derniers, privés de toute perspective émancipatrice, deviennent tributaires des perspectives qui leur sont proposées par les entrepreneurs du numérique. Or, en garantissant un emploi avant même la sortie de l’école et surtout en valorisant l’univers socio-culturel du « décrocheur-scolaire-geek », l’école 42 suscite un véritable engouement et un profond assentiment des jeunes qui répondent à ce profil, ce que les auteurs ne manquent pas de noter. Même s’ils préfèrent employer la notion de « consentement », répandue chez les sociologues du travail, ils se privent peut-être d’un autre éclairage sur ces étudiant·es qui s’apparentent davantage à des entrepreneurs de la norme libertarienne, ce qui « ne saurait être réduit à une disposition au consentement ou à la subordination héritée de leur socialisation antérieure »5. Par ailleurs, l’équipe des fondateurs s’est inspirée des pédagogies alternatives pour sélectionner ses étudiant·es, entretenir leur engouement initial et « fabriquer » ses futurs employé·es, ce qui est bien mis en avant dans les chapitres 4 et 5. L’esprit pédagogique de l’école 42 renverse la philosophie verticale et magistrale de l’Éducation nationale en laissant le soin aux élèves eux-mêmes de construire et d’évaluer leur parcours individualisé d’apprentissage, tout en l’inscrivant dans une approche partagée et collaborative. Tout le dispositif pédagogique y concourt, du staff non directif et bienveillant aux sanctions à vocation réparatrice, en passant par la décoration artistique des lieux et les multiples espaces de convivialité. Mais c’est l’épreuve initiatique de la « piscine », qui en expose le mieux les valeurs : ténacité, endurance, entraide et esprit de collaboration. Elle consiste en une série d’épreuves proposées par une machine, qui dure un mois permettant d’apprendre un langage informatique (le C). Au fil des observations menées auprès des étudiant·es les auteurs montrent que, dans une ambiance stimulante et ludique, l’école 42 a su établir et renforcer une contre-culture d’apprenti·es développeur·es anti-autoritaire, collaborative et à vocation entrepreneuriale, en s’appuyant sur ce que l’économiste Éloi Laurent nomme à juste titre une mythologie nerd ou geek6. Mais l’esprit de collaboration n’est pas synonyme d’esprit de coopération, en ce sens que « bon nombre d’innovations de la transition numérique visent, dans la lignée de la mythologie nerd, à déléguer aux machines la fonction même de lien social », comme le souligne le même Éloi Laurent 7.

  • 8 Voir Monchatre Sylvie et Zune Marc, « Justifier les privilèges de classe par l’utopie : Ayn Rand, l (...)

5Au final, les auteurs sont confrontés à une réussite pédagogique et institutionnelle incontestable, qu’ils critiquent dans les termes d’une sociologie de l’emploi et du travail élaborée dans d’autres contextes productifs. Mais ce succès nous paraît aussi le signe de l’attrait d’un modèle libertarien prôné par de nombreuses figures – très fortunées – du secteur du numérique, cette fois adopté avec une certaine ferveur par une base sociale populaire et institutionnellement méprisée. La présence en France d’un tel récit appelle de notre part deux remarques. Il s’agirait, d’une part, d’un contre-projet au sein des idéologies néo-libérales qui ne chercherait pas à infuser ses principes d’en haut en prenant l’ascendant sur l’appareil public de formation, à l’image d’un Jean-Michel Blanquer, représentant d’une fraction libérale-conservatrice. Au contraire, l’école 42 et ses partisans d’esprit libertarien visent explicitement à profiter des échecs du système éducatif public actuel, en introduisant sur ses marges un réseau bien concret d’écoles de formation qui en serait le parfait complément. Ce réseau croît indéniablement « tout contre » l’État, selon les termes très justes des auteurs. D’autre part, ce n’est peut-être pas seulement en « gouvernant par l’emploi » que l’ordre dominant se consolide encore et toujours. Il est peut-être aussi en train d’établir un glissement dans la définition des qualités du travail8, à travers un récit et des pratiques libertariens, appropriés par une base sociale populaire que les projets idéologiques de la gauche politique institutionnelle ne semblent pas convaincre aujourd’hui avec le même entrain.

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Notes

1 Voir notamment : Clément Pierre et al., La nouvelle école capitaliste, Paris, La Découverte, 2011 ; Chambard Olivia, Business Model. L’Université, nouveau laboratoire de l’idéologie entrepreneuriale, Paris, La Découverte, 2020.

2 Foucault Michel, La Naissance de la biopolitique. Cours au Collège de France (1978-1979), Paris, Gallimard/Seuil, 2004.

3 Voir Daub Adrian, La pensée selon la tech. Le paysage intellectuel de la Silicon Valley, Caen, C&F Éditions, 2022 ; compte rendu de Charly Dumont pour Lectures : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.57184.

4 Frobert Ludovic, Les Canuts ou la démocratie turbulente : Lyon 1831-1834, Paris, Éditions Tallandier, 2009.

5 Il s’agit d’une remarque effectuée par Sylvie Monchatre à propos de certaines femmes, d’origine ouvrière et racisée, dimension racisée qui est malheureusement absente des réflexions des auteurs. Monchatre Sylvie , Le salariat, une cage et des ailes Travail, compétence et genre, HDR de sociologie, Université Paris 10, 2016, p. 184, disponible en ligne : https://hal.univ-lyon2.fr/tel-01956376.

6 Éloi Laurent, L’impasse collaborative, Paris, Les liens qui libèrent, 2018.

7 Ibid., chap. 6.

8 Voir Monchatre Sylvie et Zune Marc, « Justifier les privilèges de classe par l’utopie : Ayn Rand, le travail et la grève », Mouvements, 3 janvier 2022, en ligne : https://mouvements.info/justifier-les-privileges-de-classe-par-lutopie-ayn-rand-le-travail-et-la-greve.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Tanguy Samzun, « Camille Dupuy et François Sarfati, Gouverner par l’emploi. Une histoire de l’école 42 », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 30 août 2022, consulté le 08 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/57460 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.57460

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Rédacteur

Tanguy Samzun

Docteur en sociologie, professeur de français langue étrangère (Institut français de Bonn, Allemagne), tsamzun@outlook.fr.

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