Michel Grossetti, Matière sociale. Esquisse d’une ontologie pour les sciences sociales
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1De quelle « matière » est constitué le monde social, et comment l’appréhender ? Voici les deux questions qui structurent l’ouvrage de Michel Grossetti, et qui le conduisent à développer sur neuf chapitres « une réflexion sur les catégories de désignation et d’analyse des phénomènes sociaux » (p. 10). L’auteur s’engage dans un examen des principales approches, notions et catégories d’analyse des sciences sociales, pour en révéler les conventions d’écriture et d’utilisation, et identifier les articulations possibles entre elles, au service d’une lecture ontologique des phénomènes sociaux. Comment analyser les rapports Individu-Société ? Comment appréhender l’activité sociale en tenant compte du temps, des structures sociales et du sens vécu par les acteurs ? Comment comprendre les variations géographiques, de masse et de durée des phénomènes sociaux ? Pour répondre à ces questions, l’auteur mobilise un important corpus bibliographique de sciences sociales (sociologie, histoire, géographie, science politique, philosophie…), étayé par les résultats de ses propres recherches.
- 1 Nous ne faisons référence ci-après qu’à certains auteurs emblématiques de ces courants.
2L’introduction pose les fondements de la posture de l’auteur : Michel Grossetti se concentre sur ce qui relie les chercheurs en sciences sociales, au-delà des courants et des frontières disciplinaires. Il s’agit en l’occurrence des cinq perspectives analytiques qui décomposent et étudient l’activité humaine1 : les relations entre humains et « non-humains » (Bruno Latour) ; les structures sociales et leur pouvoir de détermination en matière de places, de rôles et de ressources d’action (Pierre Bourdieu) ; la grammaire de l’interaction (Erving Goffman, Howard Becker) ; la structuration sociohistorique des phénomènes sociaux et leurs reconfigurations (Norbert Elias) ; l’encastrement et/ou le découplage de l’activité humaine dans des ensembles plus larges (Harrison White, Mark Granovetter).
- 2 Pour l’auteur, cela signifie que la formation de collectifs militants de type Gilets jaunes par exe (...)
3Cet ancrage conduit l’auteur à proposer une démarche ontologique structurée autour de trois dimensions : la « masse » des entités concernées (humains et non-humains), la « durée » des phénomènes sociaux et le degré de « généralité » que ces derniers donnent à voir sur le monde social. Selon Michel Grossetti, l’ontologie des sciences sociales s’appréhende à partir du niveau « intermédiaire » des phénomènes sociaux, en tant que jonction entre le court terme (le quotidien) et le long terme (l’histoire longue), le micro (l’individu) et le macro (les mondes sociaux). Ces phénomènes « intermédiaires » constituent ainsi « des structures sociales “à portée de main” et telles qu’elles se présentent dans les moments d’émergence, avant de gagner éventuellement en importance numérique et de se stabiliser dans une certaine durée2. Ce niveau d’analyse facilite la réflexion sur les ontologies parce qu’il est par construction connecté aux niveaux les plus fins, proches des activités en train de s’effectuer, autant qu’à ceux des grandes masses ou durées » (p. 32). Autrement dit, le niveau méso constitue une entrée à privilégier pour qui souhaite étudier à la fois les processus d’émergence des phénomènes et leur institutionnalisation. Pour appuyer son propos, Michel Grossetti recense et organise les principaux types de phénomènes sociaux et leurs catégories d’analyse, à partir des échelles de durée (court terme, cycle biographique et temps historique) et de masse (interaction, système d’action ou d’organisation). Neuf formes de phénomènes (l’interaction, le parcours biographique, la lignée, le rassemblement, le réseau, la dynastie, l’événement de masse, le grand collectif, l’institution), permettent de distribuer les notions et les catégories d’analyse selon leur degré de généralité.
4Le livre est structuré en trois parties. La première examine les composantes « micro » des phénomènes sociaux, soit : les « entités » humaines et non humaines (chap. 1) ; les « activités » (de l’acte de consommation aux productions à grande échelle), en tant que « processus sociaux les plus élémentaires » créant des « sphères » (équivalentes des « mondes sociaux ») (chap. 2) ; les relations entre entités dans le cadre des activités (chap. 3). Pour l’auteur, l’approche ontologique des sciences sociales suppose d’appréhender le rapport cognitif qu’entretiennent les personnes avec les autres entités et situations (connaissances, visions du monde, valeurs, intérêts…), afin d’éclairer la manière dont elles se positionnent et au-delà des cadres structurels et de l’interaction censés les régir. Cette perspective permet de révéler le statut des composantes de l’action en les qualifiant, du point de vue des individus, de « partenaires », de « ressources », de « contraintes » ou d’« enjeux ». L’approche ontologique de Michel Grossetti investit également une perspective processuelle, visant à appréhender les trajectoires d’évolution des phénomènes sociaux comme des séquences d’actes marquées par de l’imprévisibilité et des bifurcations. L’analyse des logiques d’activité et des relations entre les composantes du monde social permet alors de renseigner le chercheur sur l’engagement des personnes en situation, et sur leur appréhension des risques et de l’incertitude.
5La deuxième partie s’intéresse aux principaux « assemblages » entre les composantes précédentes, donnant à voir des « configurations » spécifiques de phénomènes sociaux, à savoir : les formes sociales jugées d’ampleur, orientées vers une finalité collective, soit les réseaux, les collectifs, les sphères d’activité et les institutions (chap. 4) ; la « diversité des collectifs » habituellement construits sous l’angle des catégories d’appartenance (classes, genre, communautés, etc.) (chap. 5) ; la « matière spatiale », c’est-à-dire l’espace au sein duquel les acteurs interagissent (chap. 6). Cette partie est la plus descriptive et conventionnelle de l’ouvrage. Les chapitres 4 et 5 s’attachent à reprendre, à réagencer et à préciser le contenu de notions classiques en sciences sociales et la manière de les aborder. Le chapitre six, qui porte sur la « matière spatiale », apporte toutefois un second souffle à cette partie eu égard à son objet, peu traité par les sociologues, mais il demeure assez convenu. Michel Grossetti rappelle ainsi la nécessité de se départir d’une lecture substantialiste et naturaliste de la notion d’espace, conduisant à en faire un sujet anthropomorphique préexistant au monde social, pour interroger la construction et le poids des échelles géographiques dans la structuration des phénomènes sociaux. En ce sens, la dimension spatiale de l’activité sociale suppose d’être analysée comme une configuration spécifique de ressources d’action et de relations, que les individus mobilisent et activent peu ou prou selon leurs desseins.
6La troisième partie s’attache à la dimension dynamique des activités sociales, mettant en scène trois grandes approches du temps : celle des « parcours de vie » et de leur influence sur les « sphères d’activité » des personnes (chap. 7) ; celle des « processus d’émergence » des collectifs et des « sphères d’activité » (chap. 8) ; celle de la structuration sociohistorique du monde social (chap. 9). En prenant différents cas d’étude (la vie de Gaston Lagaffe, les créations d’entreprise et l’histoire de l’enseignement supérieur et de la recherche), Michel Grossetti montre comment sa démarche ontologique s’accommode des différentes échelles de « durée » et de « masse », en réinscrivant les phénomènes dans une perspective holistique. Par exemple, dans le cas (fictif) du parcours biographique de Gaston Lagaffe, l’auteur explique comment les choix (personnels et professionnels) qu’effectue ce personnage orientent non seulement sa trajectoire de vie mais aussi les cercles relationnels et les mondes sociaux dans lesquels il s’insère. Réciproquement, il montre comment ceux-ci contribuent à structurer l’éventail des possibles qui s’offre à Gaston, au point de pouvoir le propulser en tant que musicien précurseur d’un genre nouveau si le monde musical venait à modifier ses codes et à s’ouvrir aux sonorités dysharmoniques du Gaffophone. Cette troisième partie est aussi l’occasion pour Michel Grossetti de revenir sur deux questions méthodologiques d’importance. D’une part, quelle valeur devons-nous conférer en tant que chercheurs à des « récits » (de vie, d’activité, de trajectoires) relevant pour beaucoup d’une construction sociale ? Face à cette question, l’auteur reconnaît – de manière pragmatique – que les récits renvoient à une construction porteuse de sens pour les individus, qui nous éclaire sur leurs rapports aux phénomènes sociaux. D’autre part, comment les chercheurs peuvent-ils expliquer l’émergence des phénomènes et leurs trajectoires, au-delà d’une lecture conjoncturelle du présent ? Pour Michel Grossetti, la réponse consiste à remonter autant que faire se peut à la genèse des relations et des activités sociales, pour comprendre la façon dont et le contexte dans lesquels des liens se tissent entre individus (ou collectifs), les trajectoires que prennent ces relations et les influences qui les orientent. Retracer ces processus conduit donc à observer l’engagement des personnes dans des relations, des interactions et des collectifs, ainsi qu’à décrypter l’encastrement ou le découplage entre sphères d’activité, la densification ou la fragmentation des réseaux, etc., c’est-à-dire tout mouvement ayant pour effet de modifier les configurations sociales et de réorganiser les échanges. Cela implique d’arbitrer et d’ordonner les différents éléments du puzzle, travail qui sera toujours incomplet, mais qui doit déboucher sur un récit d’ensemble cohérent.
- 3 L’auteur n’accorde par exemple qu’une place marginale aux rapports de force, de pouvoir et de domin (...)
7Au final, Matière sociale est un ouvrage méthodologiquement utile, qui insiste sur le triptyque « entités-processus-relations » comme fondement des phénomènes sociaux. Le livre est régulièrement nourri par des efforts typologiques, qui servent une véritable montée en généralité (par exemple, la composition des récits au chapitre 1, ainsi que les formes de prévisibilité et les logiques d’activité au chapitre 2). On apprécie également l’attention didactique de l’auteur, lequel ponctue son écrit de figures explicitant la complexité des relations qu’il s’emploie à détricoter. Michel Grossetti a même pensé au lecteur pressé, en offrant à chaque chapitre une conclusion méthodologique intermédiaire. Néanmoins, l’intérêt et le plaisir de la lecture se trouvent amoindris par certains partis pris de l’auteur. Bien que justifié dans le livre, l’effacement des dimensions conflictuelles de l’activité sociale3 laisse – d’un point de vue critique – un sentiment d’enjolivement des phénomènes sociaux. De même, la terminologie proposée n’est pas toujours heureuse ou nécessaire, comme l’auteur le reconnaît lui-même. L’usage répété de ce vocabulaire peut même conduire le lecteur à oublier l’ambition originelle de l’ouvrage : proposer une approche ontologique transcendant les clivages théoriques et les catégories d’analyse, plutôt qu’« un espéranto des sciences sociales » (p. 25). Enfin, le style par moment plus oral employé par Michel Grossetti, les jugements de banalité qu’il porte dans certaines parties de son propos ainsi que les deux annexes d’orientation autobiographique favorisent un mélange des genres entre un ouvrage académique et des mémoires de chercheur. Cependant, Matière sociale demeure un ouvrage à lire et à conseiller : soit pour y puiser des éléments d’une rare acuité, soit pour éveiller les étudiants et jeunes chercheurs à une démarche ontologique.
Notes
1 Nous ne faisons référence ci-après qu’à certains auteurs emblématiques de ces courants.
2 Pour l’auteur, cela signifie que la formation de collectifs militants de type Gilets jaunes par exemple, constitue les possibles prémices d’un phénomène social multi-contestataire, susceptible de s’institutionnaliser et de perdurer dans le temps. L’analyse de sa trajectoire permettrait alors de révéler les conditions et les mécanismes intervenant autant dans l’émergence du collectif et dans ses revendications, que dans ses recompositions et son éventuelle pérennisation.
3 L’auteur n’accorde par exemple qu’une place marginale aux rapports de force, de pouvoir et de domination, qui sont pourtant une composante importante des relations et de l’activité sociales.
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Electronic reference
Kevin Caillaud, « Michel Grossetti, Matière sociale. Esquisse d’une ontologie pour les sciences sociales », Lectures [Online], Reviews, Online since 29 August 2022, connection on 06 December 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/57445 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.57445
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