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Cornelia Möser, Libérations sexuelles. Une histoire des pensées féministes et queer sur la sexualité

Benjamin Dubrulle
Libérations sexuelles
Cornelia Möser, Libérations sexuelles. Une histoire des pensées féministes et queers sur la sexualité, Paris, La Découverte, 2022, 350 p., EAN : 9782348064876.
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Texte intégral

  • 1 Farris Sara, In the Name of Women’s Rights. The Rise of Femonationalism, Durham, Duke University Pr (...)
  • 2 Puar Jasbir, Terrorist Assemblages. Homonationalism in Queer Times, Durham, Duke University Press, (...)

1Cet ouvrage de Cornelia Möser aborde l’histoire des idées féministes et queer à travers trois contextes nationaux : la France, l’Allemagne et les États-Unis. L’analyse s’étend des années 1960 jusqu’à nos jours, bien que l’autrice fasse régulièrement référence aux mouvements sociaux – notamment socialistes et féministes – ayant émergé à partir du XIXe siècle dans ces trois pays. La recherche s’appuie sur la littérature produite par les militantes féministes et queer, sur un dépouillement d’archives privées ainsi que sur quelques entretiens individuels. L’ouvrage part d’un constat : depuis le début des années 2000, dans les trois pays étudiés, la défense de l’égalité entre hommes et femmes et la tolérance envers les minorités sexuelles sont régulièrement mobilisées pour justifier des discours et des politiques racistes et impérialistes. La liberté sexuelle devient alors un étalon servant à départager les populations qui seraient déjà libérées de celles qui devraient encore l’être, par la force si nécessaire. Les populations musulmanes, souvent dépeintes comme rétrogrades et hétérosexistes, sont l’objet privilégié de ces discours et la cible de ces politiques. L’ouvrage propose par conséquent une généalogie des idées féministes et queer pour expliquer cet idéal ambigu de modernité sexuelle, dans la mesure où la volonté de progrès social coexiste avec l’idée que certaines populations – étrangères ou perçues comme telles – n’y ont pas accès, voire le menacent. C’est ainsi la façon dont l’imbrication des rapports de domination (de classe, de genre, de race, d’orientation sexuelle) a été pensée – ou non – dans les luttes féministes et queer qui représente le fil rouge de l’ouvrage. Möser dialogue notamment avec les travaux de Sara Farris sur le fémonationalisme1 et de Jaspir Puar sur l’homonationalisme2, en soulignant la participation active de militantes féministes et de militants pour les droits homosexuels aux mouvements nationalistes contemporains. L’originalité de l’ouvrage est ainsi d’ancrer ces nationalismes féministes et homosexuels dans une histoire militante plus ancienne, plutôt que d’en faire de simples discours opportunistes propres au contexte actuel.

2Dans une première partie, Möser retrace l’histoire des mouvements de libération homosexuelle français et allemands en prenant pour point de départ le Tuntenstreit, controverse qui surgit en 1973 lors de la première manifestation homosexuelle organisée à Berlin. Lors de cet évènement, les militants français, italiens et allemands sont en désaccord sur le répertoire d’action à adopter et notamment sur la visibilité à donner à l’homosexualité. Möser rend alors compte des débats internes aux mouvements autour de l’imbrication des rapports de domination. Plusieurs positionnements se distinguent, certains concevant les luttes homosexuelles comme s’inscrivant dans le socialisme, tandis que d’autres défendent un « assimilationnisme » postulant une acceptation de l’homosexualité sans changement politique. D’autres encore, inspirés par des théories freudo-marxistes liant capitalisme et hétérosexualité obligatoire, pensent une homosexualité révolutionnaire contre l’ordre capitaliste bourgeois. La sexualité est alors vue comme un terrain potentiel d’émancipation, notamment au sein du Front homosexuel d’action révolutionnaire français. Möser propose une critique de cette vision idéalisée de l’homosexualité, qui peut en réalité cacher d’autres rapports de domination, par exemple d’âge, certains militants allant jusqu’à vanter le caractère révolutionnaire de la pédophilie. Les hommes issus de l’immigration maghrébine font par ailleurs l’objet de discours racistes, et ne sont jamais invités en tant qu’auteurs au sein des publications militantes. À cette vision idéalisée de la sexualité succède celle plus négative du lesbianisme politique qui se développe à partir des années 1970. Les militantes lesbiennes françaises et allemandes sont à cette période prises dans une situation de double contrainte, entre des mouvements féministes qui pouvaient être lesbophobes et des mouvements homosexuels souvent misogynes. Le lesbianisme politique s’appuie alors sur le féminisme matérialiste, notamment concernant la conceptualisation de la domination en termes de classes de sexe : l’idée est que toutes les femmes sont exploitées par les hommes, qui s’approprient leurs corps et leur force de travail. Cette oppression est pensée comme transcendant les classes sociales et constitue en cela une rupture avec le marxisme. C’est par l’hétérosexualité obligatoire que la classe des femmes est exploitée – à travers le mariage, la maternité, l’ensemble étant régulé par la menace permanente du viol. Le lesbianisme est dès lors conçu comme une position stratégique pour échapper, en partie, à cette exploitation.

  • 3 McKinnon Catharine, « Liberalism and the death of feminism », in Dorchen Leiholdt et Janic Raymond (...)

3La deuxième partie de l’ouvrage déplace la focale sur les mobilisations états-uniennes durant les années 1980. L’autrice s’intéresse aux sex wars, expression qui désigne une controverse portant sur la sexualité qui polarise les militantes féministes américaines en deux camps : les féministes « anti-sex », pour qui la sexualité est un lieu de soumission des femmes, notamment dans la prostitution et la pornographie, et les féministes « pro-sex », pour qui la sexualité peut être un lieu de plaisir, voire de libération. Möser identifie un colloque organisé par des universitaires « pro-sex » en avril 1982 à New York, intitulé « Towards a Politics of Sexuality », comme point de départ de cette controverse. Cet évènement s’inscrivait dans un nouveau courant de recherches sur la sexualité, que ces militantes identifiaient désormais comme lieu potentiel de jouissance. Elles cherchaient à penser la diversité des vécus des femmes et renouaient avec une pensée socialiste en pensant les asymétries en termes de classe sociale, mais aussi en termes d’assignation raciale. Cependant, de nombreuses féministes « anti-sex », que Möser identifie comme les héritières du lesbianisme politique et d’une vision négative de la sexualité, critiquèrent violemment les participantes du colloque en qualifiant certaines militantes lesbiennes « pro-sex » de malades mentales ou de collaboratrices du patriarcat. L’une des thématiques centrales de cette controverse porte sur la question du consentement sexuel. Si les militantes posent des questions similaires concernant la construction sociale du désir sexuel, elles y apportent des réponses différentes. Pour des figures du mouvement « anti-sex » telles que Catharine MacKinnon3, un véritable consentement sexuel est impossible dans une société patriarcale. Pour les féministes « pro-sex » en revanche, il est nécessaire de se saisir de la psychanalyse pour explorer le lien intime entre la sexualité et le soi. Cette seconde partie s’achève sur une discussion de la postérité des sex wars. Möser identifie une forme contemporaine de division du travail et de la pensée féministes : les héritières des « anti-sex » se mobiliseraient davantage sur les questions liées aux violences sexuelles et aux trafics de femmes, tandis que les héritières des « pro-sex » travailleraient davantage sur les subcultures sexuelles (BDSM notamment – c’est-à-dire liée aux pratiques du bondage, de la domination sexuelle et du sado-masochisme) et investiraient les études queer.

  • 4 Butler Judith, Trouble dans le genre. Pour un féminisme de la subversion, Paris, La Découverte, 200 (...)
  • 5 Viteri Maria Amelia et Lavinas Picq Manuela (dir.), « Queering narratives of modernity », Queering (...)

4La troisième partie se focalise justement sur les débats autour des études queer qui se développent durant les années 1990, notamment à partir de l’œuvre de Judith Butler4. L’autrice s’éloigne de l’analyse des mobilisations collectives et s’ancre davantage dans une discussion théorique. Selon Möser, les études queer établissent une distinction entre le genre et la sexualité. Dans cette perspective, ce n’est pas la sexualité qui est le véhicule d’une émancipation du patriarcat, mais la possibilité de penser des genres pluriels et fluides. Möser identifie « l* trans* » comme figure théorique agenre cristallisant ces controverses sur la pluralité et la fluidité du genre. Elle s’attache également à restituer la complexité des débats entourant la catégorie « femme » au sein de la pensée féministe contemporaine, où la sexualité n’est plus vue comme une expérience partagée universellement par toutes les femmes. Möser s’appuie également sur une littérature postcoloniale, selon laquelle l’idéal de modernité sexuelle, égalitaire et libéral, procède d’une vision anhistorique. L’hétérosexualité obligatoire ne serait pas caractéristique d’une vision rétrograde et prémoderne de la sexualité et des rapports de genre, mais bien au contraire un cadre normatif qui a accompagné et justifié dans de nombreux contextes la colonisation occidentale. Elle mentionne notamment le concept d’« indigenous queerness »5 évoquant la pluralité des régimes sexuels précoloniaux : dans certaines communautés, le genre n’était pas pensé comme binaire avant la colonisation. Cette partie s’achève sur une critique pertinente des militantismes queer contemporains, mus par une volonté de reconnaissance des individus qui ne porte pas de projet politique révolutionnaire et qui demeure finalement soluble dans un système capitaliste néolibéral. La principale faiblesse de cette critique est qu’elle fait l’impasse sur une analyse des mouvements sociaux contemporains sur le terrain : elle tend ainsi à homogénéiser les militantismes queer en les réduisant à un corpus littéraire.

  • 6 Guillaumin Colette, L’idéologie raciste. Genèse et langage actuel, Paris, Mouton, 1972.
  • 7 Dahhan Ryzlène, Picot Pauline, Trawalé Damien, Cossée Claire, Aude Rabaud, « Analyser des terrains (...)
  • 8 Kergoat Danièle, « Ouvriers = ouvrières ? Propositions pour une articulation théorique des deux var (...)

5L’ouvrage est particulièrement dense et érudit. On peut cependant regretter que la prise en compte des trois contextes nationaux de départ passe assez rapidement au second plan et que la littérature analysée dans la dernière moitié du livre soit essentiellement anglophone. La critique que Möser effectue des féministes matérialistes françaises, dont la pensée aurait été focalisée uniquement sur les classes de sexe, paraît parfois quelque peu réductrice. À titre d’exemple, les travaux de Colette Guillaumin sur le racisme6 sont peu discutés, alors qu’ils inspirent encore aujourd’hui de nombreuses recherches7, et il n’est pas fait mention de la théorisation de Danièle Kergoat concernant la consubstantialité de la classe et du sexe8. Cet ouvrage n’en ouvre pas moins des pistes de réflexions particulièrement riches pour penser la sexualité, et notamment l’articulation entre liberté sexuelle, néolibéralisme et nationalisme.

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Notes

1 Farris Sara, In the Name of Women’s Rights. The Rise of Femonationalism, Durham, Duke University Press, 2017.

2 Puar Jasbir, Terrorist Assemblages. Homonationalism in Queer Times, Durham, Duke University Press, 2017.

3 McKinnon Catharine, « Liberalism and the death of feminism », in Dorchen Leiholdt et Janic Raymond (dir.), The Sexual Liberals and the Attack on Feminism, New York, Pergamen Press, 1990, p. 12-13.

4 Butler Judith, Trouble dans le genre. Pour un féminisme de la subversion, Paris, La Découverte, 2005 [1990].

5 Viteri Maria Amelia et Lavinas Picq Manuela (dir.), « Queering narratives of modernity », Queering paradigms, Vol. 5, 2015.

6 Guillaumin Colette, L’idéologie raciste. Genèse et langage actuel, Paris, Mouton, 1972.

7 Dahhan Ryzlène, Picot Pauline, Trawalé Damien, Cossée Claire, Aude Rabaud, « Analyser des terrains contemporains à partir du couple notionnel “majoritaires/minoritaires” », Cahiers du genre, n° 68, 2020, p. 145-171.

8 Kergoat Danièle, « Ouvriers = ouvrières ? Propositions pour une articulation théorique des deux variables : sexe et classes sociales », Critiques de l’économie politique, n° 5, 1978, p. 65-97.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Benjamin Dubrulle, « Cornelia Möser, Libérations sexuelles. Une histoire des pensées féministes et queer sur la sexualité », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 29 août 2022, consulté le 04 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/57430 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.57430

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Rédacteur

Benjamin Dubrulle

Doctorant en sociologie à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, affilié au Centre d’études en sciences sociales du religieux (CéSor).

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