Hélène Reigner et Thierry Brenac (Dir.), Les faux-semblants de la mobilité durable. Risques sociaux et environnementaux
Texte intégral
- 1 IDEES-Caen (UMR 6266) ; LIEU (UR 889) ; LIVE (UMR 7362) ; IFSTTAR.
- 2 Les auteurs se réfèrent ici au concept de « système automobile » élaboré par Gabriel Dupuy. Voir Du (...)
1Dirigé par Hélène Reigner et Thierry Brenac, cet ouvrage restitue les travaux issus du projet de recherche RED sur « les risques émergents de la mobilité durable » (ANR 2014-2021), réunissant quatre laboratoires de recherche en sciences sociales1. Principalement issus de l’aménagement de l’espace, de la géographie et de l’ingénierie des transports, les auteurs y font l’hypothèse structurante et inédite que les politiques de mobilité durable actuelles peuvent entraîner de nouveaux « dysfonctionnements », ainsi que « des risques émergents » (p. 11). Le système de transport, défini dans l’ouvrage comme un système socio-technique complexe, composé d’interactions et de relations d’interdépendance entre les acteurs et les usagers, se trouve en effet modifié par le paradigme de la mobilité durable. De nouvelles actions politiques favorables à la marche, au vélo, aux transports en commun et à la réduction du trafic automobile viennent perturber le système des déplacements, jusqu’ici organisé autour de la voiture2. L’ouvrage donne alors à voir les tensions et les contradictions générées par la transformation de ce système en un système de transport plus soutenable d’un point de vue écologique et énergétique. Pour les auteurs, trois types de conséquences issues de cette transformation sont insuffisamment questionnées et discutées dans le débat public : les inégalités spatiales, les inégalités sociales, et les conflits entre usagers de l’espace public. Organisées en trois parties, les douze contributions de l’ouvrage permettent d’apporter un éclairage sur chacun de ces enjeux à partir d’études de cas français et européens.
2Intitulée « Paradigmes, référentiels et trajectoires des politiques en faveur de la mobilité durable », la première partie revient sur les visions et les cadres de pensée qui structurent les politiques de mobilité durable. Au cours du premier chapitre, René Kahn explique ainsi que, parmi les sciences sociales, c’est l’économie qui domine encore la réflexion sur l’organisation des mobilités, ceci en proposant les cadres d’analyse et les outils méthodologiques les plus complets. Dans cette discipline, la mobilité est définie comme un moyen d’accès aux biens et aux opportunités d’un territoire, c’est-à-dire comme un facteur de croissance économique, et ce malgré les coûts environnementaux et sociaux que les déplacements peuvent générer. Quand bien même ces coûts sont identifiés et impliquent la mise en œuvre de solutions (comme l’optimisation des déplacements ou l’amélioration technique des véhicules), ces solutions qui réduiraient de manière effective le besoin de se déplacer sont encore peu développées ou intégrées dans les modèles économiques. Pour preuve, Hélène Reigner et Marie-Claude Montel démontrent, via l’analyse de professions de foi des élections municipales de 2014 à Strasbourg et à Caen, que de grands projets d’infrastructures routières voient encore le jour pour accompagner des flux routiers croissants, à l’instar du Grand Contournement Ouest (GCO) de Strasbourg. Ces nouvelles infrastructures sont le fruit de politiques de transports qui visent à évacuer le trafic de transit des espaces urbains centraux afin d’en améliorer la qualité de l’air ou de résorber la congestion routière. Ce faisant, ces infrastructures contribuent aussi à reporter le trafic et les nuisances en périphérie des agglomérations. La piétonisation des voies sur berges à Paris, décrite par Martin Claux, est ainsi un autre exemple où le trafic automobile et la pollution de l’air afférente sont déplacés hors du centre-ville historique de Paris intra-muros. Cet exemple montre notamment la fragilité des arguments environnementaux utilisés pour justifier de tels projets, puisque l’amélioration de la qualité de l’air n’a pas été démontrée. Sous couvert d’une réduction des pollutions, c’est en réalité l’attractivité du territoire qui est ciblée par l’apaisement du trafic et la préservation du cadre de vie. Outre le problème des échelles de mise en œuvre et des motivations des politiques de mobilité, ces dernières comportent aussi de nombreux mots d’ordre et injonctions qui font porter sur les individus la responsabilité des problèmes dus aux déplacements. Eléonore Pigalle rappelle par exemple que la promotion actuelle du Pédibus prend la forme d’un discours moralisateur et impératif. Ce discours encourage la majorité à se conformer à une nouvelle pratique tout en stigmatisant les publics qui n’ont pas la capacité, pour diverses raisons, d’accompagner leurs enfants à pied à l’école.
3Intitulée « Politiques et aménagements de mobilité durable : quelles conséquences sur la sécurité des déplacements ? », la seconde partie aborde les effets des politiques de mobilité durable sur la sécurité des déplacements et les risques d’accidents. Le chapitre de Nicolas Clabaux, Jean-Yves Fournier et Jean-Emmanuel Michel traite de l’augmentation des ventes de deux roues motorisées depuis la fin des années 1990, qui apparaît comme un angle mort des politiques de mobilité durable. Ces petits véhicules bénéficient d’avantages : circulation dans les couloirs de bus, tolérance du stationnement sur trottoir, doublement des files par la gauche… Ils permettent à leurs propriétaires de diviser par deux leur temps de trajet et leurs dépenses de carburant, ceci tout en conservant une souplesse d’usage (en termes d’horaire et de stationnement à proximité du lieu de travail notamment). Cependant, le développement de masse de ce mode de déplacement s’accompagne de nuisances sonores, et d’émissions d’oxyde d’azote près de six fois supérieures à celles d’une voiture thermique de norme Euro 4. Par rapport aux autres conducteurs, les usagers de scooters ont aussi une probabilité trois fois plus élevée de heurter des piétons, et leur mortalité sur la route n’a pas baissé depuis les années 1990. Pour Pierre Van Elslande, Nicolas Clabaux et Jean-Yves Fournier, les conducteurs de deux-roues motorisés sont sujets à des défaillances de pronostic (défaut d’anticipation d’une situation) en partie causées par l’aménagement de l’espace : obstacles à la visibilité des carrefours, distractions inutiles (panneaux publicitaires), et vitesses encore élevées dans les centres urbains. Ce sont précisément les centres-villes qui concentrent le plus d’accidents de la route, non loin devant les quartiers de faubourgs et de grands ensembles. Le chapitre d’Eliane Propeck-Zimmermann et ses co-auteurs montre justement, à partir d’exemples caennais et strasbourgeois, que les accidents surviennent davantage dans les centres urbains, qui représentent des points de convergence des flux tous modes confondus. Les accidents sont alors moins fréquents lorsque la circulation automobile est limitée au profit des modes alternatifs grâce à des aménagements ciblés comme des voies à sens unique et des zones de rencontre. Toutefois, Marie-Claude Montel et ses co-auteurs démontrent que les aménagements de la mobilité durable ne sont pas exempts de risques. La zone de rencontre prenant la forme d’une « rue à plat » sans distinction entre trottoir et chaussée, par exemple, est source d’ambiguïté pour les piétons, qui ont tendance à faire moins attention à la circulation.
4Enfin, la notion d’ergonomie spatiale est introduite dans la dernière partie, intitulée « Aménagements de la mobilité durable et transformations des espaces et des pratiques ». Thierry Saint-Gérand et ses sept co-auteurs y expliquent que l’ergonomie, plus que la notion d’accessibilité spatiale, permet d’envisager l’agencement global d’un territoire, comprenant l’analyse de la répartition des « ressources » et leur accès à pied, à vélo ou en voiture. En matière d’ergonomie spatiale, ces « ressources » incluent les lieux d’éducation et de loisirs, les services de santé, les services publics et les commerces. À Strasbourg, il existe ainsi un gradient très marqué d’ergonomie spatiale depuis les espaces centraux, présentant de bonnes conditions d’accès aux « ressources » en vélo ou à pied, jusqu’aux espaces périphériques, moins bien pourvus. Les cartes font ressortir la répartition éclatée des activités dans certaines zones très peu ergonomiques à pied mais bien accessibles en voiture, comme le quartier de la Robertsau ou la ville de Vendenheim. La notion d’ergonomie se révèle alors utile pour déterminer dans quelle mesure les quartiers permettent une conversion facilitée des habitants à des pratiques de mobilité durable.
5Chaque chapitre apporte un regard singulier sur les politiques de mobilité durable, tout en détaillant leurs principaux effets rebonds : report de trafic vers les espaces périphériques, report modal vers des véhicules légers mais bruyants et polluants, aménagements accidentogènes, discours moralisateurs, marginalisation de certains publics et ségrégation des espaces publics par la multiplication des sites propres dédiés aux transports en commun. La position des auteurs est claire, et inédite : les politiques de mobilité durable tendent à manquer leurs objectifs environnementaux et sociaux. Dans certains cas, elles alimentent même les inégalités sociales et la polarisation des espaces. Ces problèmes ne doivent donc pas être négligés, mais explorés et analysés, si l’on souhaite, en tant qu’acteurs, les limiter. Pour cela, les auteurs du projet RED ont eu recours aux outils de la géographie et de l’aménagement du territoire : des indicateurs ont été créés (ergonomie d’accès aux ressources), et des matériaux originaux ont été mobilisées (photographies d’environnement de voirie, procès-verbaux de police, professions de foi) et croisés avec des données localisées (typologies socio-urbaines, cartographie). Aussi, les limites des méthodologies employées sont explicitées, ce qui solidifie l’assise scientifique de l’ouvrage. Le lecteur en retirera par conséquent des outils utiles pour questionner le consensus actuel sur les mobilités durables, notamment du point de vue de la géographie et de l’urbanisme.
Notes
1 IDEES-Caen (UMR 6266) ; LIEU (UR 889) ; LIVE (UMR 7362) ; IFSTTAR.
2 Les auteurs se réfèrent ici au concept de « système automobile » élaboré par Gabriel Dupuy. Voir Dupuy Gabriel, Les territoires de l’automobile, Paris, Economica, 1995.
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Référence électronique
Julia Frotey, « Hélène Reigner et Thierry Brenac (Dir.), Les faux-semblants de la mobilité durable. Risques sociaux et environnementaux », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 28 juillet 2022, consulté le 13 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/57407 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.57407
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