Sébastien Guex, Du pouvoir et du profit. Contributions de Sébastien Guex à l’histoire économique et sociale

Texte intégral
1Ce livre se présente comme un hommage à l’historien Sébastien Guex, à la fois pour sa carrière scientifique et pour sa carrière militante. Il est coordonné par Sandra Bott, Cédric Humair, Isabelle Lucas, Malik Mazbouri, Claude Pahud, Janick Marina Schaufelbuehl, François Vallotton et Nelly Valsangiacomo. Toutes et tous sont des anciens collègues de Sébastien Guex à l’Université de Lausanne.
2L’ouvrage s’ouvre par un avant-propos signé de l’ensemble des coordinatrices et coordinateurs du volume, suivi d’un long entretien avec Sébastien Guex, conduit entre janvier et mars 2021. Cette riche conversation fournit un fil conducteur à l’ensemble de l’ouvrage et donne à voir comment les intérêts scientifiques et le travail de recherche s’encastrent dans la vie politique mais aussi personnelle de l’historien. L’entretien retrace ainsi l’histoire familiale de Sébastien Guex (né en 1956), marquée par la perte de sa mère, dépressive. Jeune adulte, il découvre simultanément le monde universitaire et le militantisme. Son engagement dans le militantisme politique sera durable, marqué par des convictions révolutionnaires et anti-staliniennes. L’étroite imbrication entre engagement scientifique et engagement politique semble ainsi se nouer solidement dès l’aube de la carrière de Sébastien Guex, sous les influences de Ernest Mandel et de Georg Lukacs, et dans un relatif scepticisme vis-à-vis des théories dites « postmodernes », en particulier foucaldiennes. Cet entretien éclaire aussi la genèse des intérêts scientifiques de l’historien, lesquels passeront du mouvement ouvrier au patronat, mais resteront fermement ancrés en Suisse, le « cerveau du monstre », cœur du capitalisme européen et mondial. Quoique brillante, la carrière de Sébastien Guex est aussi notoirement marquée par la précarité, ce que cet entretien inaugural souligne également.
3Le livre est ensuite découpé en cinq grandes parties, complétées par une bibliographie exhaustive des œuvres de l’historien, un récapitulatif de ses enseignements dispensés à l’Université de Lausanne ainsi qu’une énumération de ses principales interventions publiques.
- 1 Rudolf Goldscheid, Staatssozialismus oder Staatskapitalismus. Ein finanzsoziologischer Beitrag zur (...)
4Abordant conjointement la politique monétaire et la politique financière de la Suisse, les textes de la première partie illustrent l’intérêt à la fois scientifique et politique de tenir ces deux fils ensemble. L’approche déployée par Sébastien Guex au cours de sa carrière emprunte en particulier au courant de la « sociologie financière » développée par Rudolf Goldsheid1. Ce cadre théorique critique les analyses purement techniques de la politique monétaire et financière pour en proposer une appréhension resituée dans les rapports de pouvoir entre groupes socio-économiques. En d’autres termes, les outils de la sociologie financière permettent à Sébastien Guex de conduire une socio-histoire de la politique financière et monétaire à partir de son incarnation dans un ensemble d’acteurs, dont la Banque nationale suisse (objet du premier texte de cette partie) et plus avant les élites politiques et les élites bancaires. Dans un texte de 1994 consacré à l’introduction du droit de timbre fédéral sur les coupons (un impôt sur le revenu du capital placé sous la forme de valeurs mobilières), Sébastien Guex démontre que la proximité entre ces deux groupes est un puissant facteur explicatif de la sollicitude fédérale à l’égard des intérêts bancaires. Cette socio-histoire progresse d’un degré supplémentaire d’incarnation avec le troisième texte de la partie, initialement publié en 1995 dans la Revue d’histoire : celui-ci consiste en une étude biographique de la trajectoire de Julius Landmann, expert financier du conseil fédéral dont l’éviction violente est un signe de la résistance fiscale des cercles bancaires et des élites politiques.
5La deuxième partie poursuit dans la même perspective en rassemblant des textes qui mènent une histoire politique et sociale de la place financière suisse. Plus spécifiquement, cette section se concentre sur les contributions de Sébastien Guex à l’histoire du secret bancaire en Suisse. Celles-ci rompent avec une historiographie flatteuse, qui voit dans les motivations de la loi de 1934 des considérations humanitaires : il s’agirait de protéger les avoirs détenus par des personnes juives de la prédation nazie. Pour Sébastien Guex, cette historiographie est erronée dans la mesure où le secret bancaire préexiste à la loi de 1934. Dès le premier avant-guerre, le secret bancaire est un instrument à vocation externe, qui vise à attirer les capitaux étrangers en Suisse dans un contexte de concurrence avec les autres pays européens. Dans un article majeur reproduit dans cette partie et initialement publié dans la revue Genèses en 1999, Sébastien Guex montre par ailleurs que le renforcement du secret bancaire opéré en 1934 trouve son origine dans la pression interne exercée par les cercles bancaires – le secret bancaire est une condition imposée par les milieux d’affaires pour accepter une récente mesure de surveillance des banques introduite par le conseil fédéral – et dans une pression externe, suscitée par les tensions politiques autour de l’accueil de capitaux étrangers. L’historien rappelle ainsi les perquisitions qui ont visé en 1932 les locaux parisiens des huit grandes banques suisses, au cours d’une affaire d’évasion fiscale dont l’enjeu était accru par la crise économique mondiale du début des années 1930. Toujours attentif à la conflictualité politique et sociale, Sébastien Guex s’intéresse aussi aux contestations du secret bancaire depuis l’intérieur de la Suisse, particulièrement dans un article plus récent, publié dans la revue L’Année sociologique en 2013. Il y analyse le rôle politique ambivalent de la paysannerie, qui renégocie dans l’entre-deux-guerres sa participation au « bloc bourgeois », alliance politique conservatrice et grande partisane du secret bancaire.
6La troisième partie se consacre à un pan d’histoire peu exploré : la relation de la Suisse à l’impérialisme et au colonialisme européens, en particulier au travers des activités de négoce international qu’elle héberge. Sébastien Guex s’est attaché à déconstruire, notamment dans le premier texte reproduit dans cette partie, la vision de la Suisse comme un « petit État faible », produite dans l’historiographie mais aussi dans les discours médiatiques et publics. Cette « rhétorique de la petitesse », que favorise la discrétion du capitalisme suisse, ignore cependant les atouts de la Suisse, point de passage obligé d’une grande partie des échanges européens, place financière mondiale appuyée par ses banques, ses compagnies d’assurance et la puissance de ses investisseurs, mais aussi puissance commerciale majeure par le biais de ses sociétés industrielles et compagnies de trading. Sébastien Guex s’attaque à cette minimisation de l’impérialisme suisse en étudiant les maisons de négoce, en particulier la Union Trading Company établie au Ghana. Il montre comment les sociétés suisses se positionnent dans le sillage des grandes puissances impériales, qui tolèrent cette présence du fait de la faiblesse militaire de la Confédération. L’historien soutient aussi que l’action humanitaire permet de légitimer cette extraction de profit, en consolidant la bonne réputation du pays.
7La quatrième partie du volume concentre des contributions de Sébastien Guex à l’histoire sociale de la Suisse. Ces textes rendent particulièrement saillante l’influence de Jean Bouvier, spécialiste du Crédit Lyonnais, sur l’approche de Sébastien Guex, laquelle est toujours indissociablement politique et économique. Les textes reproduits incluent une étude de la pauvreté en Suisse dans l’entre-deux-guerres, qui montre notamment quel fut l’impact de la grande grève de 1918 sur la politique économique des milieux dirigeants : le salaire réel des ouvriers augmente de 15 % entre 1918 et 1922, même si l’embellie connue par les classes populaires suisses est de courte durée et prend fin avec la crise des années 1930. Cette partie inclut aussi une intéressante analyse, datée de 1995, portant sur la formation des gardes civiques, groupes paramilitaires constitués par la bourgeoisie suisse en dehors de tout cadre légal, dans le contexte des mouvements sociaux de l’année 1918. Financés par la Banque nationale suisse, par plusieurs banques et compagnies d’assurance, et plus largement par les milieux patronaux, ces groupes visent à défendre par la force les intérêts des milieux dirigeants, sous la houlette de la Fédération patriotique suisse.
8Enfin, la cinquième et dernière partie se dédie aux contributions de Sébastien Guex à une histoire globale de la Suisse. Celui-ci conduit une approche globale de la « politique des caisses vides », à l’aide des outils de la sociologie financière, et en s’intéressant enfin à la place de la Suisse dans le marché global de l’art. L’historien décrit la cohérence entre la politique de régression des finances publiques et d’autres phénomènes économiques et sociaux : en premier lieu, la réduction des dépenses sociales et l’augmentation des inégalités, mais aussi l’essor des marchés financiers mondialisés et l’endettement public. Il soutient également, dans un article initialement publié en 2016 dans le Journal of European Economic History, que la concentration progressive du marché de l’art en Suisse conforte la position de la Confédération comme place financière mondiale. En retour, les détenteurs des fortunes gérées par des établissements helvétiques sont incités à investir dans les biens culturels, présentés comme de bons placements.
9Cet ouvrage, au caractère hagiographique assumé, inclut par ailleurs, dans chaque partie, des textes tenant davantage de la vulgarisation ou de l’intervention politique. S’ils apportent rarement des éléments différents de ceux présentés dans les textes plus académiques, et s’ils suscitent parfois une impression de répétition, ils donnent cependant à voir l’articulation des efforts de l’historien en direction de différents publics. Ils permettent en cela d’interroger profondément l’articulation entre savoir universitaire et action politique et, par là, la place des scientifiques du social dans le militantisme et les mouvements sociaux.
Notes
1 Rudolf Goldscheid, Staatssozialismus oder Staatskapitalismus. Ein finanzsoziologischer Beitrag zur Lösung des Staatsschulden-Problems, Vienne/Leipzig: Anzengruber-Verlag, 1917.
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Référence électronique
Claire Cosquer, « Sébastien Guex, Du pouvoir et du profit. Contributions de Sébastien Guex à l’histoire économique et sociale », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 22 juillet 2022, consulté le 18 mai 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/57405 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.57405
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