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Muriel Champy, Faire sa jeunesse dans les rues de Ouagadougou

Claire Morrier
Faire sa jeunesse dans les rues de Ouagadougou
Muriel Champy, Faire sa jeunesse dans les rues de Ouagadougou, Nanterre, Société d'ethnologie, 2022, 302 p., EAN : 9782365190411.
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Texte intégral

1Selon le Bureau international du travail et l’Unicef, environ 120 millions d’enfants seraient aujourd’hui considérés comme des « enfants des rues ». Ce chiffre imparfait montre l’ampleur d’un phénomène protéiforme et difficile à définir. En effet, circonscrire cette catégorie d’« enfant des rues » suscite débats et controverses parmi les chercheurs en sciences sociales. Avec cet ouvrage sur les bakoroman, nom donné à de jeunes adolescents vivant et dormant dans la rue au Burkina Faso, Muriel Champy contribue au débat sur la définition de cette catégorie et plus généralement au débat sur les notions d’âges de la vie, d’enfance et d’adolescence. Cette monographie, réalisée à partir d’observations de terrain et de nombreux entretiens entre 2008 et 2014, permet de s’immerger au cœur d’un mode de vie particulier et peu connu des lecteurs occidentaux.

2L’ouvrage est composé en trois temps, eux-mêmes subdivisés en trois chapitres. L’autrice opère d’abord un travail de définition de ce qu’est un bakoroman pour ensuite analyser la manière dont cette forme de vie s’insère dans la société burkinabè. Elle s’intéresse alors aux fins d’expérience et aux possibilités de retour des enfants dans leur propre famille.

3La première partie trace les contours de ce qui définit le bakoroman, et de ce qui le sépare d’autres enfants de la rue, comme les élèves coraniques. À l’aide d’une approche inductive, Muriel Champy observe les pratiques de consommation et les attitudes corporelles pour comprendre ce qui définit l’habitus du bakoroman. Le premier chapitre retrace l’histoire de Célestin Traoré, grâce à une « méthode chorale ». Tous les membres de la famille sont interrogés : Célestin, le fils aîné, mais aussi son père, sa mère et sa petite sœur. Mêler les voix permet à l’ethnologue d’avoir une vision d’ensemble de l’histoire tout en comprenant les difficultés d’interprétation et le poids des secrets de famille.

4Le deuxième chapitre tente de donner une définition prototypique du bakoroman. Sont majoritairement considérés comme tels des jeunes hommes de douze à vingt-cinq ans, rétifs à l’autorité, consommant de manière fréquente et importante des psychotropes (souvent de la colle) et ayant la rue comme principal lieu d’activité. L’accent est mis sur l’habitus qui façonne le bakoroman : sans possibilité de repli, soumis à la peur constante et au stress, il a incorporé des techniques de langage et du corps qui lui sont propres : pas furtifs, agressivité… Les bakoroman sont donc des jeunes vivant et dormant dans la rue, souvent en groupe, et possédant des caractéristiques et habitudes communes.

5Le troisième chapitre clôt ce temps de définition par une analyse du rôle que jouent les institutions caritatives et pénales dans l’identification d’un mode de vie spécifique au bakoroman. En effet, ces institutions tendent à réifier les catégories. Nombreux sont les bakoroman qui ne se sont sentis réellement appartenir au bakoro qu’après leur arrivée dans un centre pour enfant des rues. Si les ONG jouent un rôle positif en prodiguant des soins et en distribuant des repas, elles contribuent aussi d’une certaine façon à légitimer ce mode de vie. Les bakoroman sont également encadrés par des institutions répressives. Leurs activités et leur mode de vie sont illégaux en de multiples façons et leurs séjours en prison sont fréquents.

6La deuxième partie s’ouvre à nouveau sur un récit biographique, celui de Léon Kaboré. Écrit à trois moments distincts, il permet à l’ethnologue de mieux comprendre la réalité des faits et de l’histoire qui lui est rapportée. Le cinquième chapitre décrite les pratiques économiques des bakoroman. En s’intéressant à leur insertion dans l’économie souterraine de Ouagadougou, c’est la question de leur marginalité qui est posée. N’étant pas des élèves coraniques, les bakoroman ne peuvent réellement pratiquer la mendicité. Tolérée chez les premiers, elle l’est moins chez ceux qui ne sont ni pieux ni handicapés. Les bakoroman se tournent donc vers « l’économie de la débrouille ». En effet, si l’apprentissage d’un savoir-faire chez un maître durant plusieurs années est une issue possible, elle est peu prometteuse car les bakoroman n’arrivent pas à s’installer comme indépendants après leur formation. Cette voie est alors souvent délaissée au profit de petites activités plus ou moins légales : vente ambulante, collecte de ferraille, recyclage de déchets mais aussi toutes sortes de vols et de jeux de dupes. Si ces activités sont rémunératrices, elles ne permettent cependant pas aux bakoroman de progresser dans leur vie personnelle : si l’argent est convoité de façon obsessionnelle, il est flambé dès qu’obtenu. De plus, bien que cet argent leur permette d’aller au casino ou au maquis, les bakoroman restent entre eux et ne réussissent pas à accumuler de l’entregent. Enfin, les pratiques d’épargne restent modestes.

7Le dernier chapitre de cette partie explore les raisons qui poussent les jeunes burkinabè à « sortir en brousse ». Muriel Champy commence par rappeler que la brousse et la rue peuvent être vues comme une seule et même réalité. Dans une représentation dite topocentrique de l’espace, la structuration de celui-ci se fait grâce à des points de référence précis dont les contours sont incertains. Au yiri, vu comme le foyer, le village, on oppose la tenga, qui signifie la terre, le lieu indéterminé, et aujourd’hui la ville. Loin de l’espace communautaire, la ville semble offrir la liberté tant convoitée par les jeunes et la possibilité de sortir un temps du lignage. De plus, le bassin de la Volta Blanche, conquis dès le XVe siècle par des cavaliers mossi en quête de terres et d’indépendance vis-à-vis de leurs ainés, a toujours connu des mobilités juvéniles individuelles ce qui amène certains bakoroman à se faire l’avatar de cette tradition. Parce que la possibilité de travailler en Côte d’Ivoire a été restreinte depuis 1998, que les salaires des adolescents en campagne sont dérisoires, la ville offre des opportunités de liberté et de gains. Toutefois, cette vision héroïque doit être nuancée : la prépondérance des tragédies familiales chez les bakoroman montre que c’est parfois par contrainte plus que par choix que se fait le départ en ville, souvent précoce. L’entrée dans la rue se fait de façon souvent chaotique, avec une difficulté à s’insérer dans le réseau urbain traditionnel. La mobilité devient errance, et le retour chez soi souvent compliqué.

8C’est ce retour chez soi, cette vie de l’après-rue, qui est au cœur des réflexions de la troisième et dernière partie de l’ouvrage. À travers l’histoire de Saidou s’esquisse une réflexion sur les trajectoires de vie après le bakoro. Saidou a connu un parcours mouvementé. Après avoir changé vingt-cinq fois de lieu de vie en l’espace de quatre ans, il a passé huit ans dans la rue. Aujourd’hui, il a trouvé un travail grâce à une ONG, vit avec une femme et a un enfant. Cependant, Saidou ne peut se marier car il n’a plus de relation avec sa famille. Son histoire montre les fragilités et les difficultés de l’après-rue.

9Il arrive un temps où la rue ne fait plus rêver. Dans l’imaginaire collectif, la rue peut être un tremplin pour la réussite. Dans tous les cas, le bakoro est associé à la jeunesse, à une temporalité définie. Il ne peut se prolonger éternellement :même si certains continuent à dormir dans la rue passé la trentaine, ils savent qu’ils ne profitent plus du même statut de tolérance que les jeunes et sont plus fortement considérés comme marginaux. Interrogés, certains bakoroman évoquent trois voies de sortie : la folie, le retour en famille et la réussite. Pour comprendre le destin des bakoroman, Muriel Champy a réalisé une étude quantitative sur les occupations de 460 anciens bakoroman. Au total, 22% sont restés dans la rue, 24% ont gardé un lien fort avec celle-ci, 6% sont en détention et 19% sont décédés. Seul un ancien bakoroman sur trois n’a pas gardé de lien avec la rue. Pour aller de l’avant, les bakoroman doivent « faire la paix » avec cet ancien mode de vie. Ils font du respect et de l’admiration leur quête principale, tandis que l’argent n’est plus vu comme une fierté en soi. Pour légitimer leur expérience, ils invoquent le mythe du self-made man américain mais prononcent aussi des discours où se mélangent responsabilité individuelle et responsabilité d’un Dieu arbitre, possibilité d’être maudit.

  • 1 Définition de Christophe Nordman et Laure Pasquier-Doumer, dans Vocational education, on the job tr (...)

10Le dernier chapitre se consacre à la manière de devenir un « homme de demain ». Sortir de la rue implique de pouvoir recommencer à zéro. Le passage à l’âge d’homme survient lorsqu’il est possible d’avoir un logement stable, un travail et de fonder une famille. Cependant, le travail est marqué par un sous-emploi invisible –défini par une rémunération horaire inférieure au salaire minimum1 – qui touche fortement les jeunes burkinabè les prise souvent d’un statut social. Les figures traditionnelles de la réussite sont de plus en plus fermées. Quant au logement, il constitue un vrai défi : souvent logés dans les quartiers non lotis, les anciens bakoroman ont des situations qui restent très précaires. Un autre enjeu est l’utilisation de l’argent gagné. L’analyse de carnets de dépenses et recettes permet de suivre la gestion financière d’anciens bakoroman. Si certains réussissent à épargner, d’autres conservent de vieux réflexes hérités de la rue. Enfin, la figure de la réussite s’incarne dans la possibilité de « faire grandir son nom », d’entretenir femme, enfants et mère. La fin du bakoro est donc surtout marquée par la réinsertion dans le lignage : à la fois capacité à apporter du soutien matériel mais aussi à être présent pour les siens, lors de grands événements familiaux par exemple.

11Cette monographie riche en détails, que ce soit par la présence de cartes, de photographies ou encore par des récits très fournis, permet donc de mieux comprendre le phénomène du bakoro et la place que les bakoroman occupent dans la société burkinabè. À la fois marginaux et intégrés, ils se heurtent au long de leur parcours à de nombreux obstacles, et les difficultés de réinsertion auxquelles ils font face sont le miroir de transformations communes à la société dans son ensemble : crise du logement, du travail…

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Notes

1 Définition de Christophe Nordman et Laure Pasquier-Doumer, dans Vocational education, on the job training and labour market integration of young workers in urban West Africa, 2012, document de travail, université Paris Dauphine.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Claire Morrier, « Muriel Champy, Faire sa jeunesse dans les rues de Ouagadougou  », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 22 juillet 2022, consulté le 05 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/57389 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.57389

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