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Loïc Blondiaux et Bernard Manin (dir.), Le tournant délibératif de la démocratie

Justine Lalande
Le tournant délibératif de la démocratie
Loïc Blondiaux, Bernard Manin (dir.), Le tournant délibératif de la démocratie, Paris, Les Presses de Sciences Po, 2021, 336 p., ISBN : 978-2-7246-2490-8.
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Texte intégral

1Cet ouvrage collectif rend compte des plus récentes théories de la démocratie délibérative avec pour point de départ l’idée que la démocratie ne peut se réduire à une agrégation de voix, puisqu’une part essentielle de sa valeur se trouve dans la façon dont les citoyens construisent leurs volontés politiques. En se concentrant sur le « comment décider », la conception délibérative de la démocratie se situe donc en amont des théories classiques de la démocratie qui elles s’articulent davantage autour du « qui décide ». L’ouvrage débute en traitant de la délibération à grande échelle, c’est-à-dire parmi un très grand nombre de personnes (comme la population d’un pays). Un consensus en science politique voudrait que la démocratie tire une partie de sa légitimité de la qualité de ses délibérations : elles devraient se dérouler dans le respect de l’autre, avec l’objectif de poursuite de l’intérêt général et une diversité d’individus représentatifs de la société y seraient parties prenantes. Force est de constater toutefois qu’aucun forum – si bien constitué soit-il – ne saurait disposer d’une capacité délibérative suffisante pour faire interagir une population. L’essentiel de l’ouvrage propose donc des pistes pour répondre à cette question : d’où la délibération peut-elle tirer sa légitimé s’il est impossible de tenir une assemblée rassemblant tous les citoyens ?

2Bernard Manin propose d’explorer la démocratie délibérative par la délibération contradictoire, dont le principe est de proposer plusieurs solutions opposées pour résoudre un problème politique. Il y aurait quatre principales raisons d’organiser la délibération politique sur le principe de la contradiction : « améliorer la qualité de la décision collective, empêcher la fragmentation de l’espace public, faciliter la compréhension des choix et traiter la minorité avec respect » (p. 122). En effet, soumettre sa pensée à la critique demeure une des meilleures façons de tester ses limites et sa validité. De plus, être confronté à une opinion opposée à la sienne supposerait le respect de l’autre et la prise en considération ses propos, ce qui est souhaitable dans une société de plus en plus fragmentée. La délibération contradictoire est aussi une façon de simplifier le débat et ainsi permettre aux citoyens « ordinaires » de participer à la délibération collective. Et enfin, puisque les options auront été proposées de manière contradictoire, la majorité – qui parce que son choix a été préféré aura tendance à penser qu’elle avait « raison » – aura du moins pu écouter l’autre camp s’expliquer et prendre conscience des raisons qui sous-tendaient leurs opinions.

3Hervé Pourtois propose de remettre en question la démocratie représentative au profit de la démocratie délibérative. Alors que les théories classiques de la représentation soutiennent que seuls les processus électoraux peuvent légitimer un gouvernant, il émet l’hypothèse que d’autres dispositifs, délibératifs cette fois, pourraient être une voie légitime de prise de décision. L’élection aurait des vertus socialisatrices et discursives : voter est une pratique sociale qui instaure une dynamique permanente de formation du jugement politique et que l’élection induit une temporalisation dans la formation des opinions et des décisions chez le public. Pour autant, posséder la légitimité de décider ne garantirait pas une prise de décision juste. L’auteur, bien conscient de la radicalité de sa proposition de retirer, ou du moins de diminuer le poids des élections dans une démocratie, plaide pour une hybridité. Il faudrait accorder une plus grande place aux moments délibératifs dans la démocratie telle qu’on la connait aujourd’hui.

  • 1  Par exemple une restructuration de la période des questions où des députés d’arrière-bans pourraie (...)

4Dominique Leydet s’intéresse quant à elle aux débats parlementaires et réfute l’idée qu’ils ne contribuent pas à la délibération démocratique parce que trop partisans et de facto moins guidés par l’intérêt général. Elle reconnait aux différents publics internes (les parlementaires) et externes (les électeurs) une capacité d’émettre un jugement critique, leur servant à différencier leurs intérêts personnels de l’intérêt général. Toutefois, pour être en mesure d’apprécier ces jugements, elle plaide pour l’acceptation publique du pluralisme interne des partis politiques. Elle présente des exemples1 d’intégration de dispositifs pour une délibération moins partisane au sein de démocraties représentatives, afin de diminuer la rigidité des lignes de parti. En effet, si les électeurs sont témoins de davantage de délibérations internes au sein des partis politiques – et donc des dissensions – elle pose le pari que cela augmentera la confiance et diminuera le cynisme des électeurs, en plus de leur permettre de mieux comprendre les positions que les partis politiques défendent.

5Marion Paoletti et Laurence Morel nous amènent sur la voie de la démocratie directe, réfutant la thèse de l’incompatibilité entre le référendum et la délibération (la structure binaire du choix référendaire semblerait à première vue incompatible avec la recherche de consensus de la délibération). Elles passent d’abord en revue les critiques les plus courantes auxquelles les référendums font face : les craintes d’une tyrannie de la majorité, la menace de déviation de l’initiative populaire par des groupes de pression (ni l’une ni l’autre ne seraient supportées par des exemples empiriques significatifs), ou encore l’antagonisme créé a priori par la procédure référendaire, en s’appuyant sur les expériences référendaires suisses. Elles proposent à cet effet des pistes de réflexion pour « une plus grande mise en compatibilité des référendums avec les attendus de la délibération » (p. 202), et ainsi rendre les expériences référendaires plus délibératives, dont le vote ne serait qu’une étape. Elles proposent des idées telles que le vote justifié (un bulletin de vote avec plusieurs choix de réponses représentant une justification), un vote en deux temps, avec des périodes intermédiaires pour optimiser le débat, ou encore l’offre d’une pluralité de choix sur le bulletin de vote plutôt qu’une opposition binaire « oui/non ».

  • 2 Nommément, l’absence d’intérêts propres et d’avis préétabli par rapport à la question en jeu.

6Rémi Barbier et Clémence Bedu s’intéressent à la légitimité des « jurys citoyens » : jurys composés de personnes tirées au sort et dont l’objectif est d’élaborer une politique publique. Il s’appuient sur les expériences de deux jurys citoyens en France pour proposer une séquence favorisant leur légitimité. En premier lieu, les gouvernants doivent définir le mandat et la composition de ce jury, dont les membres devront être en posture adéquate pour entrer en délibération2. Une fois choisi, le jury doit accomplir sa tâche, en s’informant d’abord sur le sujet auprès d’experts préalablement identifiés et dont les opinions sont diverses. Le jury doit ensuite débattre, arriver à une conclusion commune et finalement rédiger un avis articulé. La troisième étape doit permettre au jury de retourner vers le monde social pour présenter aux parties prenantes et au public les résultats de leur délibération, et les soumettre à un vote si cela s’avérait nécessaire. Ce modèle s’appuie sur un exemple venu de Colombie-Britannique. En 2003, un jury composé de 160 citoyens tirés au sort a obtenu le mandat de proposer une réforme électorale. L’option du jury citoyen avait été préférée par le gouvernement qui jugeait les partis politiques trop partiaux pour prendre cette décision. La résolution a été soumise à un vote populaire en 2005, recueillant un appui de 57,69 % de la population – soit légèrement en deçà de la majorité qualifiée requise de 60 % pour l’adoption de la proposition.

7Luigi Bobbio conclut l’ouvrage en s’intéressant aux conclusions de la délibération, un aspect à tort négligé. Il propose deux grandes catégories de conclusions : celles qui reflètent la discussion (et donc les différends) et celles qui formulent une résolution (en omettant les dissensions préalables). Cela soulève un paradoxe intéressant puisque les conclusions d’une délibération sont jugées selon deux critères : sa fidélité par rapport aux discussions et son univocité. Or, la conclusion d’une délibération peut difficilement à la fois lui être fidèle et sembler univoque. Pour être clair et communiquer efficacement les résultats auxquels la délibération est parvenue, on n’aura d’autre choix que de taire les dissensions qui ont été soulevées dans les discussions. Or, d’un autre côté, une conclusion fidèle aux discussions risque de ne pas être assez précise quant à sa finalité.

8Cet ouvrage collectif sur la démocratie délibérative rend compte de la complexité de ce tournant qui s’effectue dans nos sociétés. Ce projet, à la fois politique et citoyen, a des objectifs multiples : diminution du cynisme, augmentation de la confiance, de la transparence, rendre redevable les politiciens entre les élections, pour n’en nommer que quelques-uns. Des objectifs certes nobles mais qui viennent avec leur lot de défis, dont les vertus et limites sont bien explicités. Cet ouvrage se démarque de plus par son équilibre entre théories politiques et exemples concrets d’États qui ont mis sur pied différents dispositifs pour accroitre la délibération et la participation citoyenne. Les auteurs s’éloignent ainsi d’une des critiques principales adressées à la démocratie délibérative selon quoi elle ne serait qu’« une construction académique, naïvement idéaliste et sans portée pratique » (p. 10).

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Notes

1  Par exemple une restructuration de la période des questions où des députés d’arrière-bans pourraient questionner leurs propres ministres, ou encore, normaliser la dissension de députés au regard des décisions de leur propre parti.

2 Nommément, l’absence d’intérêts propres et d’avis préétabli par rapport à la question en jeu.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Justine Lalande, « Loïc Blondiaux et Bernard Manin (dir.), Le tournant délibératif de la démocratie », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 22 juillet 2022, consulté le 11 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/57342 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.57342

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Rédacteur

Justine Lalande

Doctorante en communication sociale et publique à l’Université du Québec à Montréal.

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