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Philippe Zittoun, Sébastien Chailleux, L’État sous pression. Enquête sur l’interdiction française du gaz de schiste

Aubin Poissonnier
L'État sous pression
Philippe Zittoun, Sébastien Chailleux, L'État sous pression. Enquête sur l'interdiction française du gaz de schiste, Paris, Les Presses de Sciences Po, coll. « Domaine Gouvernances », 2021, 318 p., ISBN : 978-2-7246-2765-7.
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Texte intégral

  • 1 Pécout Adrien, « Le biométhane, une alternative au gaz fossile séduisante mais contestée », Le Mond (...)
  • 2 Waintraub Judith, « Le gaz de schiste peut-il constituer une alternative au gaz russe ? », Le Figar (...)

1Les dirigeants de l’Union européenne s’accordaient fin mai 2022 à faire un embargo sur le pétrole russe, réduisant de deux tiers le volume de leurs importations pour sanctionner la Russie de son invasion de l’Ukraine. Or, l’Europe dépend fortement du gaz naturel liquéfié qu’elle importe. La suite directe de ce premier bousculement des rapports géopolitiques est l’émergence de nouveaux énoncés qui énumèrent les alternatives à l’énergie importée : biométhane pour Le Monde1, et pourquoi pas gaz de schiste pour Le Figaro2. L’exploitation de ce gaz présent dans le sol français est aujourd’hui empêchée par une loi au périmètre plus large. Votée en juillet 2011, elle interdit l’extraction des hydrocarbures par fracturation hydraulique des roches. Cette technique a été au centre d’un processus précipité de fabrique des politiques publiques. Les auteurs lui consacrent ce livre, où l’analyse de la presse côtoie celle des lois, des archives ministérielles et gouvernementales et des entretiens recueillis auprès d’acteurs politiques, d’experts et d’industriels qui ont participé à cette affaire.

2Philippe Zittoun et Sébastien Chailleux ont tous les deux travaillé sur l’interdiction du gaz de schiste, expression qui désigne communément l’interdiction de l’extraction du gaz par fracturation hydraulique. Ils expliquent ici l’« énigme » d’une séquence politique : la décision routinière d’une entité administrative en déclin, le Bureau Exploration-Production des Hydrocarbures (BEPH), est devenue en l’espace de trois mois seulement un enjeu environnemental et démocratique. L’opposition naissante contre les permis d’exploitation délivrés à bas-bruit par les administrations de l’État a mené l’ensemble des groupes qui composaient les sphères du pouvoir de 2008 à 2012 à s’investir bon gré mal gré dans cette affaire.

3L’introduction et le premier chapitre du livre sont consacrés à l’exposition des apports épistémologiques de l’approche pragmatique. Les auteurs recourent à un outillage conceptuel qui croise certaines écoles sociologiques et philosophiques françaises, en premier lieu celles de Pierre Bourdieu, de Luc Boltanski et de Michel Foucault, avec la riche littérature états-unienne de la science des politiques publiques. Ils avancent l’idée que les luttes de pouvoir sont indissociables des luttes sémantiques. Ainsi, le deuxième chapitre décrit l’« espace de débats » discret et contrôlé dans lequel a émergé l’énoncé qui proposait l’exploitation du gaz de schiste. En 2007, seules trois entreprises états-uniennes de taille moyenne, Toreador, Schuepbach et Seven Petroleum, projetaient de chercher des gisements. Elles ont dû pour cela soumettre leurs demandes de permis d’exploration aux instances de l’« atrium » bureaucratique, en premier lieu auprès du BEPH. Ces entreprises pouvaient s’appuyer sur la légitimité de leurs géologues. Les projets des pétroliers ont été jugés comme sérieux par les experts du BEPH et ces demandes « ordinaires » n’ont pas requis l’intervention des niveaux supérieurs de l’administration française. Elles sont donc restées confinées dans un cercle restreint qui n’incluait ni le directeur de l’Énergie ni le personnel du ministère de l’Écologie. De même, la publication de ces démarches dans le Journal officiel n’a pas alerté les grandes ONG environnementales.

  • 3 Selon le concept d’abeyance structure de la politiste Verta Taylor qui cherche à « analyser les phé (...)
  • 4 Selon le concept de Tilly désignant les modalités d’action utilisées par les structures militantes (...)

4Or, une mobilisation « fulgurante et éclair » (p. 90) contre l’exploitation du gaz de schiste commence en décembre 2010. Le troisième chapitre décrit ses origines. La première publicisation de la question du gaz de schiste est passée par la formulation d’un énoncé critique dénonçant les risques environnementaux des autorisations à explorer. Cet énoncé est né du travail de « Cassandres » (p. 108) qui ont alarmé sur les dégâts provoqués par la fracturation hydraulique dans des articles de presse au cours de l’année 2010, sans cependant provoquer des répercussions importantes. Hervé Kempf produit par exemple une enquête pour la rubrique environnementale du Monde. Cette dernière ne peut empiéter sur la rubrique économique, d’où un angle éditorial pionnier axé sur l’écologie. De telles enquêtes ont amorcé la production et la synthétisation de connaissances empiriques sur le sujet mal connu du gaz de schiste. Elles n’ont pourtant pas suffi puisque ces enjeux sont demeurés peu visibles. Les journalistes « prophètes prosélytes » (p. 110) sont ceux qui ont donné une consistance à la mobilisation. Fabrice Nicolino et Marine Jobert font partie de ces entrepreneurs de cause. Ils ont réalisé un travail d’enrôlement d’acteurs politiques et de figures militantes comme José Bové. Ces efforts ont été essentiels pour ancrer localement l’opposition. Ces journalistes ont surtout contribué aux premières réunions publiques qui insistaient autant sur les dangers écologiques des explorations que sur le flou démocratique dans lequel les permis ont été délivrés. Une réunion organisée le 20 décembre 2010 dans une commune de l’Aveyron a été décisive. Elle a lancé la médiatisation et la généralisation de l’énoncé critique. Ses participants ont par la suite été des acteurs centraux des collectifs engagés qui ont réactivé les structures dormantes3 de réseaux militants dans les régions du Larzac, de la Drôme ou de l’Ardèche. La politisation du gaz de schiste comme problème démocratique a donc une origine locale. Les auteurs parviennent ici à rendre cohérents processus médiatiques et répertoires d’action collective4 des mouvements sociaux.

  • 5 Selon la métaphore de Gusfield abondamment mobilisée par les auteurs. La transitivité des qualifica (...)
  • 6 Dulong Delphine, Premier ministre, Paris, CNRS, coll. « Culture & société », 2021 ; compte rendu d’ (...)

5Les chapitres 4 et 5 relatent la contre-production d’un énoncé propositionnel autour de la suspension des permis, sa débâcle puis sa reformulation en une interdiction. Le ministère de l’Industrie s’oppose au ministère de l’Écologie. Chacun établit des stratégies de conquête pour devenir « propriétaire »5 du sujet, ou de désaffiliation quand il faut seulement domestiquer le problème. La ministre de l’Écologie Nathalie Kosciusko-Morizet doit imaginer des « chaînages discursifs » qui mettent en avant sa capacité d’action plutôt que son impuissance face au futur dramatique qu’annoncent les cadrages critiques. Elle substitue ainsi la suspension au gel des permis octroyés pour apparaître comme celle qui intime aux industriels de prouver le caractère inoffensif de leurs méthodes. Parallèlement, le ministre de l’Industrie Éric Besson rompt à partir de février 2011 le consensus affiché en refusant que la suspension des explorations mette définitivement fin aux projets d’exploitation. Certains acteurs politiques comme Pascal Terrasse, député PS de l’Ardèche, tirent alors parti des faiblesses des énoncés gouvernementaux. Ils radicalisent l’opposition et créent une alliance UMP-PS. Cette fronde transpartisane aboutit finalement à deux propositions de loi d’interdiction déposées séparément par chaque parti aux instances parlementaires. Les auteurs expliquent un tel revirement par le gain politique attendu. La victoire de l’énoncé d’interdiction est aussi la victoire de la coalition discursive qui le porte. En mars, Christian Jacob, président du parti UMP, a donc tenté de se faire l’unique porte-parole de cette proposition. Le Premier ministre François Fillon a dû s’associer à cette attaque politique qui contredisait ses croyances. Le discours imposé par Christian Jacob était en effet dominant dans le forum public. Ainsi, cette enquête illustre méticuleusement les logiques institutionnelles, politiques et civiles de la Cinquième République. On y découvre les rapports complexes entretenus entre le Président, le Premier ministre et les parlementaires6, qui ne fonctionnent pas en vase clos. Au contraire, ils déploient leurs stratégies dans des espaces socio-discursifs interdépendants qui dépassent le seul champ politique.

6La vision de la fabrique des politiques publiques proposée ici est à rebours de celle qui la voit comme une réponse politique à un problème imposé de l’extérieur. L’association entre un problème et une solution est un équilibre instable que le va-et-vient des acteurs et l’évolution de leurs énoncés peuvent toujours remettre en cause. De là, l’interdiction du gaz de schiste ne s’arrête pas à l’entérinement de la loi. Le verrouillage de l’énoncé gagnant de 2011 n’est garanti que par la désactivation des futurs chaînages discursifs. En 2012, le ministre du Redressement productif Arnaud Montebourg a tenté de faire du gaz de schiste la solution au problème de la croissance perdue, mantra du gouvernement du quinquennat Hollande. L’ouvrage se conclut sur la contre-attaque de la ministre de l’Écologie Delphine Batho, qui est parvenue à persuader le Président de la République de l’impossibilité stratégique de la réouverture du dossier. Elle a confirmé par ce biais l’issue du processus qui a éclaté un an plus tôt.

7Philippe Zittoun et Sébastien Chailleux offrent un dispositif de recherche rigoureux et convaincant qui s’efforce de rendre explicites ses méthodes et les frontières de ses matériaux. On pourrait cependant interroger l’exceptionnalité de l’affaire que les deux auteurs présentent comme un des enjeux de l’enquête. Les auteurs expliquent avec minutie les déviations de cette politique publique. Il nous semble que ce travail gagnerait néanmoins à être prolongé par une inscription de l’énigme gaz de schiste dans les transformations plus larges qui touchent le champ du pouvoir et de l’État. Les comparaisons que les auteurs tissent, par exemple avec la réforme des retraites en 2019, où des mobilisations bien plus importantes n’avaient pas fait fléchir le gouvernement, seraient plus fructueuses si elles interrogeaient la reconfiguration à long terme des modes de gouvernement d’un côté, d’opposition à l’État de l’autre.

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Notes

1 Pécout Adrien, « Le biométhane, une alternative au gaz fossile séduisante mais contestée », Le Monde, 9 mai 2022.

2 Waintraub Judith, « Le gaz de schiste peut-il constituer une alternative au gaz russe ? », Le Figaro, 25 mars 2022.

3 Selon le concept d’abeyance structure de la politiste Verta Taylor qui cherche à « analyser les phénomènes de continuité des mouvements sociaux » en décrivant « un processus de maintien ou de mise en veille par lequel les mouvements parviennent à durer dans des environnements politiques devenus non réceptifs ». Johsua Florence, « Abeyance structure » in Fillieule Olivier, Lilian Mathieu et Péchu Cécile (dir.), Dictionnaire des mouvements sociaux, Paris, Presses de Sciences Po, 2009, p. 17‑23.

4 Selon le concept de Tilly désignant les modalités d’action utilisées par les structures militantes qui mêlent alternativement action légitimes et illégitimes. Tilly Charles, « Les origines du répertoire d’action collective contemporaine en France et en Grande-Bretagne », Vingtième siècle. Revue d’histoire, vol. 4, no 1, 1984, p. 89‑108.

5 Selon la métaphore de Gusfield abondamment mobilisée par les auteurs. La transitivité des qualifications fait que les catégories utilisées pour parler d’un sujet valent aussi pour les propriétaires des énoncés. Gusfield Joseph R., « Constructing the Ownership of Social Problems: Fun and Profit in the Welfare State », Social problems, vol. 36, no 5, 1989, p. 431‑441.

6 Dulong Delphine, Premier ministre, Paris, CNRS, coll. « Culture & société », 2021 ; compte rendu d’Igor Martinache pour Lectures : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.53710.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Aubin Poissonnier, « Philippe Zittoun, Sébastien Chailleux, L’État sous pression. Enquête sur l’interdiction française du gaz de schiste », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 18 juillet 2022, consulté le 05 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/57187 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.57187

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Rédacteur

Aubin Poissonnier

Étudiant au département de sciences sociales de l’ENS de Paris.

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